Samedi 3 avril 2021
AUDITORIUM RAINIER III

Gérard Pesson (né en 1958)
Chante en morse durable, pour accordéon et orchestre
(création-commande du Printemps des Arts de Monte-Carlo)
Vincent Lhermet, accordéon

Alban Berg (1885–1935)
Kammerkonzert pour piano, violon et treize instruments à vent
Bertrand Chamayou, piano
Renaud Capuçon, violon

Johannes Brahms (1833–1897) / Arnold Schönberg (1874–1951)
Klavierquartett g‑Moll für Orchester, op. 25

Les Siècles
Direction musicale : François-Xavier Roth

Dimanche 4 avril 2021
SALLE GARNIER

1ère partie – MUSIQUE FRANÇAISE À LA FIN DU XIXE SIÈCLE

Musiques en prélude au concert dans le cadre de la résidence de Gérard Pesson
Adieu
Paul Salard, piano
La lumière n’a pas de bras pour nous porter pour piano amplifié
Albertine Monnet, piano
(élèves du Conservatoire à rayonnement régional de Nice)

Gustave Samazeuilh (1877–1967)
Le chant de la mer (extrait)

Pierre-Octave Ferroud (1900–1936)
Types (extraits)

Abel Decaux (1869–1943)
Clairs de lune (extraits)

Louis Aubert (1877–1968)
Sillages, op. 27

Aline Piboule, piano

2ème partie – LISZT, ÉCOLE DE VIENNE & CRÉATION

Musiques en prélude au concert dans le cadre de la résidence de Gérard Pesson
Origami Chopin
Jeux d’os aux capucins
Lily Malivel, piano
Speech of clouds
Stella Almondo, piano
(élèves du Conservatoire à rayonnement régional de Nice)

Franz Liszt (1811–1886)
6 chants polonais, S. 480

Arnold Schönberg (1874–1951)
6 petites pièces pour piano, op. 19

Marco Stroppa (né en 1959)
Études paradoxales, création-commande du festival Printemps des Arts de Monte-Carlo

Franz Liszt (1811–1886)
Variations on Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, S. 180

Clara Schumann (1819–1896)
Romance en la mineur, sans numéro d'opus

Marie Vermeulin, piano


Lundi 5 avril 2021

MUSÉE OCÉANOGRAPHIQUE

CONCERT – MUSIQUE FRANÇAISE POUR CLAVECIN

Louis Couperin (1626–1661)
Prélude (Manuscrit Bauyn)

Jean-Philippe Rameau (1683–1764)
Allemande / Courante / La Timide / Les Trois Mains / Sarabande /Les Tourbillons
Gigue en rondeau

François Couperin (1668–1733)
Septième Prélude (L’Art de toucher le clavecin)
Les Bergeries
Les Baricades mistérieuses

Antoine Forqueray (1672–1745)
La Léon. Sarabande

Jacques Duphly (1715–1789)
La Pothoüin

Claude Balbastre (1724–1799)
La Lugeac. Gigue

Pierre Hantaï, clavecin

THÉÂTRE DES VARIÉTÉS
SPECTACLE D’ARNO FABRE ET SES DRÔLES DE MACHINES

Marc Monnet (né en 1947)
Bibilolo, opéra de chambre pour objets manipulés et claviers électroniques

Arno Fabre, mise en scène, construction et manipulation
Éric Dubert et Latifa Leforestier, constructions et manipulations
Frédéric Blin, lumière et interprétation vidéo live
Laetitia Grisi, Julien Martineau et Stéphanos Thomopoulos, pianos
Thierry Coduys et Sylvain Nouguier, informatique musicale

La dernière année de Marc Monnet à la tête du Printemps des Arts de Monte-Carlo (dirigé la saison prochaine par Bruno Mantovani) aura donc été marquée par la présence encombrante du Covid-19, encombrant invité de dernière minute. Tous les artistes n'ayant pas pu se rendre disponibles en raison des contraintes liées aux mesures de quarantaine ou de limites de déplacement, le programme prévu initialement a été contraint à des quelques ajustements. En définitive, le festival a pu se tenir – chose inimaginable sous nos latitudes – devant un "vrai" public dont la seule présence a réussi à faire oublier les masques, le gel hydroalcoolique et les demi-jauges. Plus luxueux pour le mélomane qu'une voiture de course ou qu'une devanture de bijouterie, ces petits plaisirs retrouvés ont permis de renouer avec des interprètes présents sur scène pour recueillir les applaudissements et d'un public dont les demi-visages exprimaient un enthousiasme non dissimulé. Au programme de ce week-end du 3 au 5 avril, un étonnant parcours claviers entre accordéon, piano et clavecin, sur fond de Seconde école de Vienne avec en conclusion le précieux Bibilolo – opéra de chambre pour objets manipulés et claviers électroniques signé… Marc Monnet.

N'en déplaise à Baudelaire, dont on fête (discrètement) le bicentenaire, l'éclectisme n'est plus aujourd'hui cet irritant "navire qui voudrait marcher avec quatre vents" dont il parlait avec fureur dans Curiosités esthétiques (1868). Il ne l'est plus au sens où être éclectique, c'est assumer de faire des "choix" (ce fameux eklegomai – ἐκλέγομαι) – des choix qui s'imposent plus que jamais comme une donnée essentielle si nous ne voulons pas crever de cette tendance actuelle à alterner le trop peu et le trop plein. Éminemment et génialement "éclectique", le Printemps des Arts de Monte-Carlo ne ressemble décidément à aucun autre festival. Dirigé depuis près de vingt ans par Marc Monnet, cet événement culturel reste fidèle à cette ligne multiple et prolixe qui reste la marque de fabrique de celui qui fut le compagnon de route de Mauricio Kagel à la Musikhochschule de Cologne dans les années 1970. La programmation est un art difficile, comme un dessin à main levé qui donne à la page son équilibre, avec l'exigence que les éléments n'y soient pas juxtaposés mais dialoguent autour de thématiques communes. On peut dire que Marc Monnet aura excellé pendant ces dix-huit années dans cet exercice de prestidigitation consistant à dissimuler des liens inattendus sous le voile du disparate et de… l'éclectique. De là, ces couplages Mozart-Ives (2018), Beethoven-Kagel (2019) ou bien… "accordéon et Bruckner" (2012) et d'une manière générale, le plaisir de mêler l'insolite au serioso avec des amalgames Stockhausen, Paganini, Berio, Denisov, Debussy, musique médiévale, gamelans balinais, polyphonie de la Renaissance ou bien encore ces "concerts surprises" dont – hélas – nous aurons été privés cette année.

Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon, François-Xavier Roth © Alice Blangero 

Invité comme compositeur en résidence, Gérard Pesson est désormais un incontournable dans le paysage contemporain. Enfant terrible d'une musique conçue comme effacement de l'œuvre et l'interprète, il se fait l'apôtre d'une "musique concrète instrumentale" où les modes de jeu et les gestes de l'instrumentiste valent parfois comme production sonore en elle-même. Il y a chez ce proustien invétéré une forme d'adresse à la mémoire musicale qui parsème souvent ses œuvres d'un flux citationnel d'objets et de figures propre aussi bien à irriter ou à séduire l'auditeur. Chante en morse durable, son concerto pour accordéon et orchestre, aurait dû être créé l'an dernier par Susanna Mälkki et l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Ce seront donc Les Siècles de François-Xavier Roth qui auront les honneurs d'accompagner le soliste Vincent Lhermet dans une pièce d'une esthétique moins pessonnienne dans le sens où elle se base sur des lignes tenues qui agrègent les actions-réactions d'un orchestre conçu comme résonateur et amplification de l'instrument principal. On ne trouvera pas directement de gestes sonores venant parasiter la belle tension qui se dégage de cette vingtaine de minutes où chaque protagoniste se regarde comme au fil d'un long round d'observation sans vraiment combattre à l'issue. Les interventions des percussions dessinent autour des minuscules figures harmoniques, des ornements niellés à vif sur un beau fond de timbres nocturnes. L'énergie sous-tendue mais jamais vraiment perceptible, donne à la pièce une irisation tellurique de belle facture, parfait préambule au redoutable Kammerkonzert d'Alban Berg pour piano, violon et treize instruments à vents. Ce chef d'œuvre inaugure l'entrée de Berg en dodécaphonie – hommage du compositeur de quarante ans à son maître Arnold Schoenberg fêtant lui, son demi-siècle. Le scherzo à variations donne le premier rôle au piano de Bertrand Chamayou, idéal de palette et de dynamique dans des traits rythmiques d'une effroyable complexité. Dans la partie centrale, construite autour d'un adagio lyrique, Renaud Capuçon livre une lecture déployée et chantante, où la longueur de notes et les accents jouent avec les timbres "historiques" des Siècles dans une approche qui se détourne du radical et de l'inflexible. Le rondo ritmico final réunit les deux protagonistes dans une alternance de motifs rebondissants que le geste et le brio de François-Xavier Roth maintient à flux tendu dans une projection inexorable vers une  conclusion où les phrases soudain se brisent en forme d'énigme et d'irrésolu. La soirée se conclut sur la transcription pour orchestre du voluptueux et énergique quatuor avec piano en sol mineur de Brahms par Arnold Schoenberg (1937). L'objet sonore a de quoi surprendre, de par ses dimensions, un poids et une rusticité parmi laquelle se devine parfois les inventions harmoniques dont Schoenberg faisait l'éloge dans son fameux article "Brahms the Progressive" publié aux États-Unis en 1947. L'acoustique de l'auditorium Rainier III limite les déflagrations et l'ampleur d'une musique dont la transcription ne cherche jamais à limiter  l'expressivité débordante, en particulier dans le rondo alla zingarese aux faux-airs de danse macabre.

Vincent Lhermet © Alice Blangero 

C'est sous les ors et les rutilances de l'Opéra Garnier que se donnait le second concert consacrée au piano, avec deux parties en formes de prélude-récital. Aux jeunes élèves du CRR de Nice était confiée plusieurs pièces pour piano de Gérard Pesson. Le citationnisme obsessionnel et un brin exaspérant des Musica ficta (Adieu et Origami Chopin) dialogue avec la parcimonie arachnéenne de La lumière n'a pas de bras pour nous porter ou Speech of clouds. L'après-midi offre surtout l'opportunité d'entendre Aline Piboule et Marie Vermeulin, deux personnalités remarquables de la jeune génération du piano français – la première dans un programme de musiques françaises "en marge" des traditionnels Ravel-Debussy-Poulenc, la seconde dans un étonnant triptyque Liszt-Schoenberg-Stroppa.

Aline Piboule © Alice Blangero 

Alfred Cortot disait du Chant de la mer de Gustave Samazeuilh (1877–1967) que "la virtuosité est moins requise pour elle-même que par rapport aux impressions poétiques qu'elle est chargée d'évoquer pour l'auditeur". La technique à la fois déliée et très sûre d'Aline Piboule donne corps à la citation en rendant perceptible les irrégularités et les alternances binaires-ternaires jouant à la surface d'un flux musical dont la fluidité plastique ne cède en rien aux exigences de l'écriture. Composés entre 1922 et 1924, les Types de Pierre-Octave Ferroud (1900–1936) jouent sur une palette roborative qui en font d'élégantes caricatures sociales dessinées à la pointe sèche d'une harmonie volontiers conservative et exagérément cocardière (Bourgeoise de qualité), quand il ne s'agit pas carrément de verser dans de longues émolliences dégingandées (Vieux Beau). Les Clairs de lune d'Abel Decaux (1900–1907) puisent dans une palette à la lisière de l'expressionnisme musical, que le piano de la pianiste française n'hésite pas à tirer vers une matière âpre et compacte qui en rehausse les effets et l'impact (Le Cimetière, La Mer). Les ondulations et la lumière ravéliennes des Sillages de Louis Aubert (1877–1968) concluent de belle manière cette première partie, libérant à l'écoute les embruns sonores de la mer toute proche dans le feu roulant des traits tantôt brisés et suspendus dans un même élan par le geste élégant d'Aline Piboule. Donné en bis, le scintillant D'un jardin clair de Lili Boulanger (1893–1918) vient compléter de belle manière cet album d'images.

Aline Piboule © Alice Blangero 

Marie Vermeulin trouve dans la transcription par Liszt des Six chants polonais de Frédéric Chopin S.480, l'initiale majuscule où brille son talent à faire tenir le discours pianistique dans une résonance concentrée et profonde. L'instrument s'approprie mélodies et vocalises avec, chez l'interprète, une hauteur d'âme qui sait transfigurer l'esprit de salon quand il montre le bout de son nez (Meine Freunden). Les six autres pièces ne sont rien d'autre que celles de l'opus 19 d'Arnold Schoenberg – soleil noir de la modernité saisie à son orée, on ressent à l'écoute ce saut dans l'inconnu qui littéralement nous happe et dont Marie Vermeulin détient décidément le secret. Fidèle au vœu du compositeur d'une musique moins littéralement "interprétée" qu'"exprimée", elle saisit le son depuis sa naissance (Sehr langsam) jusqu'à l'exprimer à travers le massif sombre des nuances ou l'accélération des intensités (Etwas rasch). Ces qualités se retrouvent dans les trois nouvelles pièces du cycle des Études paradoxales de Marco Stroppa (né en 1959). Le modèle debussyste est déformé, nargué en un sens, dans l'allusion aux "(dé)agréments", devenu ce titre maladroit de "désagrégements" dans une première pièce à la ligne très éthérée. La subtilité et l'impulsion des "arpèges déchiquetés" font mentir un titre exagérément accrocheur, là où les Quartes éphémères trouvent un équilibre idéal, invitant à une virtuosité de l'instant, fugace et aérienne. En conclusion, le gigantisme et les abysses des Variations sur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen S.180 de Liszt auxquels Marie Vermeulin livre une ivresse digitale à proprement couper le souffle. Cette apologie de la grande forme parcourt tout l'horizon du clavier dans un vertige qui déploie et saisit sans jamais pilonner. Aucune dureté d'impact ou de ton dans cette virtuosité de la couleur dont elle sait admirablement doser les effets dans chaque phrase – du grand art et du grand piano. On aura mérité en bis apaisant, la belle et nostalgique Romance en la mineur de Clara Schumann dont les échos répétés nous hanteront longtemps dans la soirée.

 

Marie Vermeulin © Alice Blangero 

Direction la grande salle du Musée océanographique où nous attend le clavecin de Pierre Hantaï, dans un programme de musiques françaises du XVIIe au XVIIIe siècle qui brosse un panorama concis et brillant de l'histoire de l'instrument. L'austérité magnifique du prélude non mesuré de Louis Couperin ouvre ce parcours, avec cette propension chez Hantaï à sculpter l'espace sonore en donnant au phrasé une liberté et une vitalité toujours surprenantes. Dans le choix des pièces de Rameau, il met en avant les caractères et les "portraits" dont la profondeur sonore autant que psychologique fait oublier le pur esprit de la danse qu'on retrouve à la même époque chez d'autres compositeurs. La haute figure de Domenico Scarlatti passe en arrière-plan des Trois mains que Pierre Hantaï n'hésite pas à rapprocher de l'art du musicien napolitain en rappelant la possibilité d'une rencontre et d'une joute musicale qui aurait pu avoir lieu entre les deux compositeurs. L'ampleur et la brillance du phrasé offre aux Bergeries et aux Barricades mystérieuses de François Couperin une couleur instrumentale absolument merveilleuses. Maître des teintes franches et du dessin qui – selon la phrase de Nicolas Poussin – "rumine la matière", le clavecin de Pierre Hantaï a cette hauteur de vue qui jamais ne tergiverse ou ne confond solution et compromis. Pour preuve, cette Léon d'Antoine Forqueray, sarabande sombre et délicate, en regard de laquelle La Pothoüin de Jacques Duphly ou La Lugeac de Claude Balbastre pourront curieusement sonner comme les abolis bibelots d'inanité sonore du Sonnet en X de Mallarmé.

Pierre Hantaï © Alice Blangero 

Hâtons-nous de rejoindre le Théâtre des Variétés où nous attend Bibilolo, opéra de chambre pour objets manipulés et claviers électroniques, signé Marc Monnet. La mise en scène  d'Arno Fabre saisit cet objet trouvé pour en tirer toutes les résonances d'un "artisanat curieux". Mini opéra d'une petite heure environ, Bibilolo remplace les personnages par des jouets manipulés à vue avec des jeux de lumière qui en amplifient les ombres sur le mur en arrière-scène. Cette parabole musicale mêle les éblouissements et les frayeurs de l'enfance, sur une écriture burlesque autant que réflexive confiée à trois synthétiseurs Yamaha DX7 qui imitent aussi bien les musiques pygmées que les musiques irlandaises. Cette dramaturgie miniature se développe dans un monde intime où passent parfois les images stroboscopées du compositeur qui nous adresse un large sourire en guise de leçon d'humour.

Latifa Leforestier © JM Emportes 
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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