Accessible en vidéo jusqu'au 18 avril (8€, accès : https://streaming.operaliege.be/fr/login)
En février dernier, l’Opéra royal de Wallonie fut brutalement frappé par le décès de son directeur, Stefano Mazzonis di Pralafera. Aux commandes de l’institution depuis 2007, celui-ci avait su attirer à Liège le gratin du chant lyrique d’aujourd’hui, fidélisant de nombreux artistes étrangers et favorisant l’éclosion de jeunes talents belges. Rien n’est donc plus naturel que cette captation de La traviata soit dédiée à sa mémoire, il le mérite amplement. Et même si ses interventions en tant que metteur en scène avaient parfois pu faire débat, l’hommage renvoie ici très explicitement à une production qu’il avait signée en 2009 et que l’on avait pu revoir en 2012 et en 2016, les plus diverses interprètes du rôle-titre se succédant ainsi : Cinzia Forte, Ekaterina Sadovnikova, Annick Massis, Mirella Gradinaru, sous la baguette de Paolo Arrivabeni, Luciano Acocella ou Franco Cilluffo. Cette fois, le chef‑d’œuvre de Verdi est porté par deux noms (italiens) étroitement associés au mandat Mazzonis : la cheffe Speranza Scappucci, directeur musical de l’Opéra de Wallonie depuis 2017, et Patrizia Ciofi, qui avait trouvé à Liège un de ses ports d’attache (elle y avait été Vitellia en 2019, Norma en 2017, Mimi en 2016, Luisa Miller en 2014). Précisons en outre que cette version de concert filmée les 19 et 20 mars remplace les trois soirées prévues en novembre 2020, évidemment annulées pour cause de pandémie : Patrizia Ciofi aurait dû y avoir pour partenaires René Barbera et Leo Nucci, ce dernier étant devenu lui aussi un habitué de l’ORW ces dernières années.
Version de concert, mais mise en espace : la formule, déjà très pratiquée avant « les événements », devient en ces temps troublés un moyen commode de respecter la distanciation sociale. Les metteurs en scène avaient aussi commencé à prendre l’habitude de reléguer dans la fosse ou en coulisses des chœurs dont ils ne savaient que faire sur le plateau : on est donc moins surpris par leur absence, ou du moins par leur présence éloignée – moins toutefois qu’à l’Opéra de Zurich, où ils occupent un bâtiment distinct –, dans la salle, les dames au parterre, les messieurs au premier balcon. Autre effet de la version de concert (ou de la pandémie) : au premier acte, la banda, censée jouer les airs de danse dans un salon adjacent, sonne ici bien différemment de ce que l’on entend d’ordinaire, avec notamment une flûte traversière très au premier plan ; au dernier acte, le cortège du carnaval n’est plus soutenu par un petit orchestre lointain, mais uniquement par les castagnettes. Le chœur de l’Opéra royal de Wallonie n’en souffre pas le moins du monde, et sa prestation est tout à fait digne d’éloges, en dépit des masques qui font perdre une partie du texte.
Autrement dit, à part la disparition des gitanes et des matadors chez Flora, ladite mise en espace ne nous prive pas de grand-chose sur le plan scénique, puisque tous les solistes sont sur le plateau lorsqu’il le faut, y compris Annina, exceptionnellement autorisée à participer aux différentes fêtes ! Quelques accessoires et meubles suffisent à planter le décor : table de banquet, meubles de jardin, table de jeu ou lit, et l’on aurait même pu se passer sans peine des projections à l’arrière-plan (toiles du XIXe siècle représentant des bals ou mondanités – on reconnaît notamment Le Concert de James Tissot, photographies de jardins aux allées d’ifs bien taillés). Les costumes de la production de 2009 ont répondu à l’appel, et il semble que le travail de Kaat Tilley ait alors été inspirée par le type de vêtements que Christian Lacroix concevait déjà alors pour les spectacles lyriques : étoffes chatoyantes, soie sauvage ou velours frappé, superpositions audacieuses de motifs qu’on soupçonne venus d’Asie centrale, dont la modernité revisite tout le « long XIXe siècle », du dandy romantique aux élégances de l’immédiat avant-Première Guerre mondiale. L’héroïne a même le droit aux quatre tenues qu’elle aurait portées lors d’une représentation donnée dans des conditions normales, non sans un effet saisissant, lorsque, au premier acte, pendant le départ de ses invités, elle se dépouille brutalement de la superbe robe-bustier écarlate qu’elle arborait jusqu’alors et apparaît en déshabillé, n’ayant plus qu’à arracher son collier et ses longs gants (comme Callas à Milan se débarrassait de ses chaussures pendant « Sempre libera »). Finalement, la seule chose qui manque vraiment, mais les enregistrements de studio nous y ont habitués, ce sont les applaudissements, les réactions d’une salle enthousiaste, qui seraient venus ponctuer cette représentation.
Car de l’enthousiasme, nul doute que le public en aurait éprouvé devant la prestation de Patrizia Ciofi. Après avoir brillé dans nombre de productions de Traviata, l’œuvre semble ne plus avoir de secret pour elle, à moins que Gianni Santucci, responsable de la mise en espace, ne l’ait aidée à approfondir encore son incarnation. Quoi qu’il en soit, le résultat est assez stupéfiant sur le plan théâtral, et le naturel de l’artiste est véritablement confondant.
Avec la Ciofi, Violetta Valéry devient en quelque sorte un personnage de Tennessee Williams, une « vieille jeune fille », sœur en névrose de Blanche Dubois d’Un tramway nommé désir, ou même petite fille, sœur de Mélisande ou de Butterfly : comme la première, elle pourrait dire « Vous êtes un géant » au baron Douphol (elle lui arrive à peine à l’aisselle), et c’est avec une exquise naïveté feinte qu’elle lui rétorque « Ed ei solo da qualche minuto » ; comme la seconde, elle semble redevenir enfant quand Germont, tel Sharpless, vient lui dire qu’elle ne reverra plus jamais celui qu’elle aime – c’est Bette Davis dans Whatever Happened to Baby Jane ? qui semble ici déclarer « Ah, comprendo – dovrò per alcun tempo da Alfredo allontanarmi ».
Chaque inflexion, chaque regard, tout est si juste, si vécu que l’on finit par avoir l’impression que Violetta aime, souffre et meurt réellement sous nos yeux tandis qu’autour d’elle, les autres jouent la comédie de manière par trop flagrante.
Quant à la dimension vocale de cette prestation, elle balaye les craintes qu’avaient pu susciter les apparitions de Patrizia Ciofi dans des répertoires inhabituels (dans Akhnaten à Marseille cet automne !) : la soprano n’est peut-être plus à son zénith, et le voile qui a toujours couvert sa voix n’a certes pas disparu, mais l’intelligence avec laquelle ses moyens actuels sont mis au service du rôle force l’admiration. La virtuosité est toujours là, même si l’on sent parfois l’effort, mais qu’importe : c’est avec des interprétations de ce calibre que l’opéra dépasse le statut de bel objet pour redevenir la source d’émotions esthétiques qu’il ne devrait jamais cesser d’être.
Difficile d’exister face à un tel monstre sacré. Pour Giovanni Meoni, l’affaire est vite réglée : la voix est superbe, le baryton nuance parfaitement « Di Provenza il mare, il suol », avec son alternance de phrases piano et forte, mais son Germont raide comme un piquet est totalement inconsistant, incapable de montrer la moindre émotion.
Dmitry Korchak est autrement plus intéressant en Alfredo : si le timbre n’a pas la séduction solaire des meilleurs titulaires, le ténor a la conviction, l’énergie nécessaire aux moments d’emportement (« O mio rimorso », couronné d’un contre-ut éclatant, lui convient mieux que « Dei miei bollenti spiriti »), et des pianissimos qui font merveille dans les instants de tendresse. Autour d’eux, une solide équipe de solistes belges : Caroline de Mahieu est une plantureuse Flora, Pierre Derhet un joli Gastone qu’on voudrait plus insolent, Roger Joakim un sombre baron, Samuel Namotte un délicat marquis et Julie Bailly une Annina vibrante.
Le spectacle est aussi dans la fosse, ou plutôt derrière les solistes, puisque l’orchestre est installé sur scène : regarder Speranza Scappucci diriger est passionnant. Qu’elle manie la baguette pour transmettre ses instructions aux instrumentistes, ou qu’elle malaxe le son à mains nues, la cheffe montre une sérénité admirable, traduite par un geste ample mais précis. Même dans les tempos très rapides qu’elle adopte parfois (dès le Brindisi du premier acte, ou lors d’une scène des cartes menées à train d’enfer), jamais elle ne se laisse entraîner au-delà d’intentions calculées et pesées avec soin. Il est heureux que l’occasion lui ait enfin été donnée de présenter à Liège sa conception de Traviata qu’elle a dirigée à Vienne ou à Barcelone.