Le couple chorégraphie-opéra, le contexte historique
Le couple chorégraphie-opéra est en lui-même fondateur en France : l’Opéra est né comme Académie Royale de Musique et de Danse en 1669, les deux arts sont liés et Louis XIV, le roi Soleil, non seulement adorait l’opéra, mais était lui-même un danseur paraît-il excellent, comme Hyacinthe Rigaud le souligne dans son fameux portrait officiel du Roi à la jambe élégante et au mollet flatteur, même à un âge déjà avancé pour l’époque (63 ans). La danse était un élément central de la représentation (au sens théâtral et symbolique) royale.
Et le XXe (voire la fin du XIXe), est jalonné d’efforts pour fusionner les deux arts à travers des personnalités hors pair comme Isadora Duncan ou Loïe Fuller dès le tournant du XIXe/XXe puis de grands chorégraphes à commencer par Maurice Béjart. Preljocaj arrive donc à l’opéra après Béjart (Traviata) et d’autres, et plus récemment Sasha Waltz (Tannhäuser à la Staatsoper de Berlin) ou Sidi Larbi Cherkaoui (Les Indes Galantes à la Bayerische Staatsoper, voire Das Rheingold à la Scala de Milan et à Berlin pour la mise en scène de Guy Cassiers) ou Anne Teresa de Keersmaker pour Così fan tutte à Paris
Le défi n’est pas si facile à relever et bien des tentatives sont des demi-succès ou de vrais échecs : chanter exige un effort physique pas toujours combinable à l’effort physique nécessaire pour la danse. La question du corps se pose, ainsi que la question de la fusion mouvement chorégraphique/mise en scène d’un texte/ chant. On comprend dès lors que les résultats puissent être contrastés ou frustrants. On doit donc saluer la tentative genevoise à l’aune de cette histoire des relations harmonieuses ou accidentées de la danse et de l’opéra. Mais il est clair que ces relations se sont installées ensemble aux origines, même si Atys est une tragédie lyrique et non une tragédie-ballet, ce qui signifie que le texte a une importance encore plus grande, voire fondatrice.
La question du texte est effectivement déterminante dans le répertoire de la tragédie lyrique, bien plus forte qu’ensuite au XIXe où certains livrets sont faiblards, et même au XVIIIe ou une « industrie » des livrets se développe, dont certains sont utilisés par plusieurs compositeurs.
Au XVIIe, et notamment à la cour de France, c’est très différent, parce que l’opéra est un art neuf, importé d’Italie par Mazarin qui invite Luigi Rossi créant Orfeo en 1647 dans la salle du palais Cardinal avec les machines de Torelli.
Dans la ligne de la volonté royale, il s’agit de créer un art « français », et tout dans les actions de Louis XIV vise à puiser dans l’art notamment italien pour créer une école française en peinture, en sculpture, en architecture et évidemment en musique. De là la création de l’Académie de France à Rome (l’actuelle Villa Medicis) en 1666, de l’Académie royale de musique et de danse (1669) c’est à dire l’Opéra, et de la Comédie Française en 1680, sans parler de la construction de Versailles, après l’échec du séjour du Bernin à Paris en 1665, qui devait rénover le Louvre, dont la colonnade est confiée en bout de course au français Claude Perrault. Versailles est confiée notamment à Le Vau, architecte du Roi. Il s’agit d’affirmer un art français (qui évidemment existait avant Louis XIV, mais le Roi singularise ce qu'il touche) destiné à accompagner l’affirmation de la Monarchie après les années très troublées qui suivirent la mort de Louis XIII.
Louis XIV ne faisait que suivre la tradition des cours italiennes de la Renaissance qui utilisaient l’art à des fins (géo)politiques, et évidemment de la cour de François 1er, référons-nous simplement aux tribulations de Leonardo (Léonard de Vinci) entre la Toscane, Milan, Urbino, puis les rives de la Loire ou à l’incroyable richesse artistique de la Mantoue des Gonzague. Louis XIV continue une tradition déjà bien enracinée, mais qui prend alors encore plus d’importance dans l'Etat le plus peuplé et le plus puissant d'Europe.
C’est dans cette ambiance qu’il faut apprécier Atys de Jean-Baptiste Lully (qui est florentin… Giambattista Lulli), sur un livret de Philippe Quinault. Et ce dernier n’est pas le moins important. Auteur de comédies, de tragi-comédies et de tragédies, Quinault est souvent considéré comme le fondateur de la tragédie lyrique, à la racine de la manière française de faire de l’opéra.
Quinault impose à la cour, le seul endroit en France qui produit de l’Opéra (à la différence de Venise ou Londres), la puissance du texte. Là non plus il n’y a rien d’original. L’opéra est créé dans les cercles florentins et à Mantoue comme un mouvement intellectuel qui consiste à retrouver la tragédie grecque, où diction, psalmodie et chant se tressaient. Le grec et l’italien, langues accentuées, le permettaient mieux que le français, encore qu’au XVIIe, même si les réformes académiques l’avaient fortement « épurée » (ou castrée ?), la langue était à peine plus accentuée. Il reste que l’alexandrin crée un rythme, qui donne à la tragédie française quelque chose d’un chant (voir la subtile alchimie du vers racinien). Dans les années 1670, Racine est le grand phare du théâtre tragique français. Même si Corneille est encore vivant, il est d’une autre époque. Les rivalités dans le milieu vont bon train (voir Bérénice de Racine et Tite et Bérénice de Corneille). Dans le petit milieu littéraire, et malgré son succès, Quinault ne peut guère entrer en compétition sur ce terrain, il en choisit un autre, une « niche » dirait-on aujourd’hui, non exploitée par les autres, le texte mis en musique et il va y exceller. C’est un écrivain d’une qualité telle qu’il peut donner au texte l’importance qui lui revient, dans la tradition des premiers opéras italiens, c’est pourquoi la composante textuelle est essentielle dans ces œuvres fondatrices, bien plus que plus tard : il faudra Wagner pour recentrer la composition de l’opéra autour du texte, ce que le XXe va développer. Et ce qui fait l'originalité de l'opéra français, ce n'est pas Lully (italien), c'est e texte en français de Quinault.
L’autre composante essentielle de l’Opéra à la cour, c’est la composante festive et spectaculaire : des traces, des gravures, des souvenirs de fêtes magiques de l’époque nous sont parvenues. Pour résumer au mieux, c’est l’époque où l’on ne fait pas forcément entrer des machines sur les scènes de théâtre, mais où l’on construit des théâtres autour des machines…
La composante spectaculaire est déterminante dans un art qui est « confisqué » par une cour à qui le roi offre du plaisir et du divertissement. Même Madame de Maintenon, qu’on décrit volontiers comme une femme de piété, a priori éloignée du théâtre, non seulement fera écrire à Racine du théâtre pour les demoiselles de Saint Cyr (Esther et Athalie), mais a commencé elle-même sa vie dans les milieux artistiques, puisqu’elle est la veuve du poète Scarron, qu’elle tint salon et eut des contacts avec tout le monde intellectuel de l’époque. Rien d’étonnant à ce qu’elle aimât Atys aussi, à l’instar de Louis XIV, son futur (et secret) mari.
Ainsi la tragédie lyrique est d'abord tragédie, et donc a priori plutôt hiératique et retenue, et lyrique, chantée, mise en musique, dans un contexte spectaculaire, c'est un paradoxe : impensable de présenter à la cour quelque chose qui ne fût pas spectacle. Ce sont deux termes antagonistes, que d’une certaine manière, la musique de Lully va unir.
Le contexte de production
Il n’y a donc pas de contradiction au contraire, à voir la tragédie lyrique préférée de Louis XIV devenir un grand spectacle chorégraphique, après avoir été pendant trente ans la référence en terme de spectacle baroque, puisque Jean-Marie Villégier fut l’un des grands défenseurs de ce répertoire au théâtre, remontant des œuvres oubliées des XVIe et XVIIe par exemple de Pierre de Larivey, Jean de Rotrou ou Tristan l’Hermite et des raretés de plus grands auteurs comme l’Heraclius de Corneille. Mais il monta aussi Monteverdi à Nancy et Metz dès 1985, sous la direction de Gustav Leonhardt. Quant à William Christie, il est avec Les Arts Florissants, la racine autour de laquelle se développe toute la musique baroque en France. Rien d’étonnant qu’ils se trouvent en 1987 pour monter Atys, et rien d’étonnant à ce que leur partition soit reprise par Leonardo Garcia Alarcón pour cette série de représentations.
Si la musique et le style restent évidemment « baroques » avec une formation, la Cappella Mediterranea, née pour jouer ce répertoire et un chef célèbre aujourd’hui pour ses interprétations de musique ancienne, la production tourne le dos à l’imagerie baroque telle que nous l’ont imposée Villégier et Christie, mais aussi d’autres metteurs en scène. Il était en effet totalement inutile de suivre ce sillon déjà amplement labouré par les deux créateurs en 1987, il fallait donc une rupture. En ce sens le Grand Théâtre de Genève, en décidant de programmer Atys, a choisi, justement, la rupture totale, et le choix affirmée de la rencontre de l’antique et de la modernité.
Même si à 65 ans Angelin Preljocaj arrive à un moment de sa carrière où il est une « institution », avec un statut de référence chorégraphique reconnue, il ose pour la première fois se lancer dans l’opéra : quand on est un authentique créateur, on va de l’avant. Il associe dans la production Prune Nourry, la plasticienne assez en vogue en ce moment, une image de modernité, mais aussi du spectaculaire avec ses grandes architectures monumentales et il réserve aux costumes la part plus hiératique, par l’appel à Jeanne Vicérial, qui a conçu à la fois des costumes qui permettent aux chanteurs d’être à l’aise dans leur corps pour danser (parce qu’ils dansent) et qui évoque vaguement le Nô japonais, dont Preljocaj est un fin observateur et connaisseur. Le Nô est un drame lyrique aristocratique, particulièrement stylisé qui aide à boucler la boucle de la tragédie classique, autre forme de stylisation.
En fait, et sans préjuger du résultat, les composantes du spectacle sont une version d'aujourd’hui, avec des langages contemporains, d’un drame du passé, c’est l’inverse d’une actualisation : c’est au contraire l’inscription d‘une œuvre ô combien formelle dans d’autres formes, créant une autre alchimie, une autre émulsion, ou un précipité.
L’alchimie suppose l’union des éléments pour créer un produit nouveau, original et tout aussi précieux. La question est de savoir si l’on a réussi scéniquement à produire l’or attendu (ce qui est après tout le but de l’alchimie…).
Il y a incontestablement des moments forts, spectaculaires, qui remplissent l’immense nef du Grand Théâtre dont la scène est énorme, ainsi que la fosse (rendant quelquefois l’acoustique d’ailleurs difficile). Il y a pour moi une différence notable entre la première et la deuxième partie, qui est due essentiellement non à la conception de Preljocaj mais à l’œuvre elle-même qui va en se resserrant dramaturgiquement.
Comme toute tragédie, les deux premiers actes posent les données, commencent à composer les nœuds, qui se serrent au troisième et se dénouent pendant les actes suivants. Il s’agit ici d’amour, de trahison, et de fatalité.
On aime beaucoup et trop dans Atys : Célénus le roi des Phrygiens aime Sangaride qui aime Atys, aimé à son tour par la déesse Cybèle qu’il sert puis trahit… Sangaride aimée par deux hommes, Atys par deux femmes dont une Déesse ce qui n’est jamais très bon si l’amour n’est pas payé de retour…
Voici le texte de la légende telle qu'Ovide la raconte (Fastes, IV 221–246)
Un signe de la muse m'apprit que j'avais deviné. "D'où vient, lui dis-je encore, cette rage de se mutiler soi-même." Je me tus, et la Piéride commença ainsi : "Au milieu des forêts, un enfant phrygien, d'une beauté remarquable, nommé Attis, inspira une chaste passion à la déesse couronnée de tours ; [4, 225] elle voulut se l'attacher pour toujours, et lui confier la garde de ses temples. "Conserve toujours, lui dit-elle, ta pureté d'enfant." Attis promit d'obéir. "Si je manque à ma promesse, dit-il, que ma première faiblesse soit mon dernier plaisir." Il succomba cependant, et cessa d'être enfant dans les bras de la nymphe Sangaris. [4, 230] La déesse, irritée, veut se venger. L'arbre de la naïade tombe sous les coups de Cybèle ; la naïade ne faisait qu'un avec l'arbre : elle périt avec lui. La raison du jeune Phrygien s'égare ; croyant que le toit de sa demeure va s'écrouler, il prend la fuite, et gagne les plus hauts sommets du Dindyme. [4, 235] "Éloignez ces flambeaux ! s'écrie-t-il, éloignez ces fouets!" Souvent il jure que les furies de Paleste sont à ses côtés ; il se déchire le corps avec une pierre sanglante, et sa longue chevelure traîne au milieu d'une impure poussière. "C'est bien, dit-il ; que mon sang coule pour expier ma faute ; [4, 240] périsse cette partie de moi-même qui est cause de mon malheur." Et, avant d'avoir achevé ces paroles, il se frappe à l'aine, et toute trace de virilité a disparu. C'est cet acte de fureur qu'imitent les ministres efféminés de Cybèle, quand, les cheveux épars, ils retranchent avec le fer ce membre qu'ils méprisent." [4, 245] Ainsi la muse d'Aonie, à la voix mélodieuse, leva tous mes doutes sur la cause de ces violences.
Comme on le comprend, l’automutilation d’Atys serait l’origine du clergé de Cybèle composé d’eunuques. Voilà ce qu’il en coûte d’aimer…
La tragédie est totale, puisqu’aucun aimé ni aucun aimant ne s’en sortent vraiment. Amertume deuil et désolation.
On comprend dès lors que Louis XIV ait apprécié l’œuvre, car sa vie de jeune roi commença par un amour impossible, celui de Marie Mancini nièce de Mazarin auquel il renonça pour raison d’État. D’une certaine manière, il est Atys et Cybèle à la fois, amant et aimé en retour, mais pris dans un conflit de loyauté envers Cybèle dont il est le prêtre. Cybèle de son côté emploie comme prêtre Atys qu’elle aime, alors qu’elle n’aurait pas le droit de l’aimer. Le pouvoir absolu n'est jamais aussi absolu qu'on le croit. Quand à Célénus le roi, il est comme dirait Blaise Pascal, un roi plein de misères, puisqu’il aime dans le vide, trompé parce que non aimé.
Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire, dirait Racine. Atys est une longue mélopée du mal d’amour.
La production genevoise
Cette douleur qui est intrinsèque à chaque personnage, la production pourtant ne réussit pas à toujours nous la faire ressentir de l’intérieur. Il y a une vraie beauté formelle dans l’ensemble du spectacle, mais la forme ne rejoint pas toujours la substance.
Comme on l’a souligné, et comme dans toutes les tragédies, les nœuds sont tous posés à la fin du deuxième acte et se serrent dès le troisième qui est le moment où la crise est insupportable et demande un dénouement.
Ainsi dans cette première partie découvre-t-on les nouveaux équilibres proposés par le spectacle, des ensembles, des mouvements qui ne sont pas de simples gestes, mais de vrais mouvements de chorégraphie, en un savant équilibre assez séduisant à regarder mais qui ne réussit pas à pleinement faire entrer dans le drame. Le prologue a été réduit à un dialogue entre le Temps et Flore, des forces qui déterminent les rythmes naturels et qui peut-être annoncent la transformation finale, mais aussi les attributs de Cybèle, la grande mère, déesse de la nature sauvage et de la fertilité. On rentre donc dans l’œuvre presque in medias res puisque dès le premier acte, les héros ont parlé, Atys à son ami Idas, puis Sangaride et Atys s’avouent leur inclination. Tout est dit, tout est noué et donc tout est fini.
Tout se noue dès que les héros parlent : la parole révèle et fait crise dans la tragédie. Et parler c’est forcément décider d’aller contre le destin. Parler, c’est créer la fissure. À partir du moment où l’on parle l’écrasante machine tragique se met en mouvement et va jusqu’au bout. La seule décision du héros est parler, ensuite, tous les mécanismes le conduisent, volens nolens à disputer son destin à la fatalité et perdre, évidemment.
La première partie est marquée par une chorégraphie d’ensemble où l’on découvre que les chanteurs eux aussi sont impliqués, par des mouvements qui sont répliqués par les danseurs. Est-ce une bonne idée ? Le spectateur est contraint de comparer, même si les mouvements des chanteurs (et notamment Matthew Newlin, Atys) sont souvent valeureux et justes, d’abord ils sont contraints à triple peine, chanter, dire, danser, et ce n’est pas mince défi. On salue donc la prise de risque et l’engagement, mais on n’est pas toujours convaincu du résultat, pas forcément d’ailleurs esthétique : le geste, qui doit être expression et traduction d’un état d’âme ne semble pas toujours habité et surtout, l’œil est sans cesse sollicité et presque distrait de la concentration tragique.
Belle idée de Prune Nourry que ce mur qui rappelle les murs antiques ou presque cyclopéens, à la fois fermant l’horizon, mais aussi fendu par des fissures où passent les artistes ; mur qui se fissure, comme les âmes a priori blindées qui se laissent envahir par l’amour, qui dans le bel ordonnancement des destins, est le chien dans le jeu de quilles qui vient bouleverser l’ordre du monde. Aussi ces fissures sont-elles à la fois signe d’un destin qui ne se dessine pas aussi évident que de prime abord, mais aussi de lieux où s’engouffrent les êtres. Il suffit que s’ouvre une fissure pour qu’on ait envie d’aller y voir de plus près. Belles images, dont les fissures deviennent bientôt racines, signe du destin qui va attendre Atys.
On est donc prisonnier par un écheveau de contradictions : c’est très séduisant, très beau à voir quelquefois, avec de jolis gestes qui prolongent le chant, un savant mélange qui fait alchimie des genres, mais jamais vraiment émouvant, comme si l’abondante présence des corps nous cachait la chair. Assez conforme en quelque sorte à notre modernité faite de prééminence de la forme. Peu de moments touchent vraiment, même si on reste fasciné par certains épisodes.
Le troisième acte constitue la bascule avant la catastrophe : Atys trop amoureux de Sangaride, Cybèle trop amoureuse d’Atys et le roi Célénus au milieu : les choses se tendent. C’est le moment de la fameuse scène du sommeil aussi assez bien réglée, mais plus célèbre à cause du chant où Nicholas Scott (Le Sommeil) et Valerio Contaldo (Morphée) se partagent la nuit agitée d’Atys, qui est un clair résumé du nœud tragique auquel est soumis le héros entre songes agréables et songes funestes qui lui exposent sa situation face à Cybèle. Une situation bloquée qui va amener au nom de l’exigence absolue de préservation de l’amour la cascade de catastrophes qui essaiment les quatrième et cinquième actes.
Les choses deviennent d’une certaine manière plus hiératiques, la scène essentiellement en noir et blanc, le décor raréfié et l’abondance de scènes à deux personnages sans les chœurs fait qu’on rentre, à mesure que l’intrigue se noue, dans une sorte d’intimité assez bien traduite par les mouvements, ainsi de la scène entre Célénus et Atys, où entre les deux circule Sangaride, effleurant Atys à chaque passage auprès de lui et ne touchant jamais Célénus à qui elle était promise, mouvement répété et d’une grande élégance qui devient vite émotion.
On retrouve les grands moments des tragédies, les quiproquos tragiques : d’un côté Cybèle perd patience devant un Atys qui cherche à gagner du temps (« qu’Atys dans ses respects mêle d’indifférence ! », avec cette lucidité typique des héroïnes mal aimées de la tragédie classique, et de son côté Atys cherche à préserver maladroitement sa position auprès de Cybèle, et du même coup Sangaride se croit trahie au début de l’acte IV. Dans ce jeu, l’être et l’apparence dansent un ballet dangereux qui fait mener un risque vital aux héros, Atys ment en empêchant le mariage entre Célénus et Sangaride (il déclare que Cybèle s’y oppose : juge et partie, le prêtre de Cybèle s’enfonce dans la trahison et l’aveuglement) pendant que l’acte IV s’achève par deux scènes chorales de très belle facture scénique (c’est le gage évident au spectaculaire dont nous parlions au départ) où la nature, les fleuves dont le fleuve Sangar, théoriquement père de Sangaride, les fontaines célèbrent un mariage qui va être brutalement interrompu par l’enlèvement maladroit de Sangaride.
Ainsi, à la relative composition ordonnée des trois premiers actes, terminés par ce songe agité d’Atys, succède un acte de « coups de théâtre pendant lesquels Cybèle qui avait clôt le troisième acte nourrit dépit et désir de vengeance sans doute pendant un acte où elle n’apparaît pas. La déesse laisse les humains se piéger eux-mêmes et se prendre dans les filets qu’ils se tendent. Il y a là une dramaturgie claire : l'acte IV est sans Cybèle tandis que l’acte V est construit autour de la vengeance de la déesse. Les mouvements scéniques séduisent, mais ne traduisent pas toujours les méandres des âmes.
L'acte V est une succession de drames, de morts, de désespoirs, à mesure que la déesse déchaine sa vengeance. Elle était non plus déesse amoureuse mais presque femme amoureuse, elle redevient la déesse vengeresse, changement de statut. Les gestes des chanteurs sont toujours très contrôlés, toujours guidés par un mouvement chorégraphique, qui ont quelquefois tendance à distancier le propos, à dilater la tension créée ici par le livret, mais avec d’éclatantes réussites aussi, notamment dans la scène de la folie d’Atys qui frappe Sangaride, magnifiquement traitée et dominée, avec la blessure figurée par un tissu rouge qui barre le ventre de Sangaride, c’est un des moments où l’osmose chant, corps, texte est sans doute la plus réussie et la mieux rendue.
Pour une raison qui me semble évidente : le texte est plus resserré, l’exigence dramatique plus forte, l’accélération des événements plus grande, et le spectateur à ce moment oublie chorégraphie chant et voix pour se plonger simplement dans le drame, avec la tension qui en découle. Superbe. Superbe également la sortie de Sangaride, dans une sorte de marche funèbre très rigide et bouleversante.
La dernière partie, suicide d’Atys et décision de Cybèle, est gouvernée par l’exigence de construire un final, et donc le tissu dramaturgique se relâche, la musique, sublime, se dilate aussi prend de la grandeur et du relief, on sent que c’est le moment suprême où les machines à transformation théâtrale louis quatorziennes faisaient spectacle : « les habits, les décorations, les machines, les danses y sont admirables » écrivait Saint Evremond qui visiblement n’aimait point le chant trop développé. Et dans les extraits donnés dans le programme de salle (toujours très bien fait), Madame de Sévigné s’attarde aussi sur les merveilles du spectacle, notamment le moment du songe, déjà un moment clé à la création.
Les scènes finales doivent donc se développer et « s’éterniser » pour permettre au spectateur d’en avoir plein les yeux.
Le spectacle de Genève n’est pas du tout « tape à l’œil », mais il contient des images, notamment les dernières qui sont particulièrement réussies, et c’est sans doute le moment où Prune Nourry se montre la plus créative. Elle crée la transformation du cadavre d’Atys, étendu, au fond au centre d’un monticule noir, et s’élève peu à peu un arbre et ses racines qui paraissent ressembler à un squelette d’humain, un arbre de vie et de mort : la légende parle de pin, un conifère qui va rester sans cesse vert (n’oublions pas que Cybèle est déesses des cycles du temps, qu’elle permet à Atys transformé en arbre de dépasser). Comme pour Apollon et Dafné, la transformation en végétal est en quelque sorte gage d’éternité : dramaturgiquement, le destin humain d’Atys est assez horrible (dans la légende il se mutile), mais la déesse « dea ex machina » le rend à une autre vie, métamorphosée, et éternelle. La joie est modérée dans la vision finale de Prune Nourry, qui montre la montée finale d’un squelette et donc d’une trace, d’une mémoire d’homme, mais la lenteur du procédé, les chœurs et les éclairages particulièrement soignés donnent à cette dernière scène sans aucun doute une force renouvelée, qu’on n’avait pas toujours vue dans quelques autres moments du spectacle. En ce final, c’est la scénographie, plus que la chorégraphie, qui marque le spectateur, un peu comme à la création en quelque sorte.
Au total, le spectacle est sans contexte vraiment digne d’intérêt, dans son effort marqué pour aller ailleurs, pour explorer d’autres possibilités, de chercher dans la modernité un autre type de représentation, qui ne soir pas actualisation au sens galvaudé du terme, mais adaptation à un autre contexte, en allant jusqu’au bout d’une tentative de mêler danse et chant, danse et théâtre. Pour ce premier pas dans l’opéra, c’est un coup assez réussi, même avec les réserves que j’ai pu exprimer çà et là, et d’ailleurs le succès du spectacle auprès du public présent en était la preuve. Les voies des émotions sont impénétrables, et j’ai été plus étonné, plus admiratif qu’ému, parce qu’il m’a manqué, notamment dans les moments de crise, quelque chose de plus, une tension dont la scène quelquefois éclaire le texte que je n’ai pas toujours trouvée, mais chapeau quand même pour le résultat d’ensemble et pour le pari remporté : tous les opéras « chorégraphiés » n’ont pas cette séduction, mais il est vrai qu’ici on avait une chorégraphie-opéra, pour laquelle il faut vraiment saluer le travail effectué par Angelin Preljocal avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève, précis, net, très vivant : on connaît la tradition chorégraphique genevoise, et on en a ici une belle confirmation.
Leonardo Garcia Alarcón : grand architecte
Mais l’opéra, c’est un travail pluriel, et il faut ici saluer aussi le rôle éminent joué par Leonardo Garcia Alarcón dans les équilibres d’ensemble. On connaît la rigueur du chef et sa manière de tenir un ensemble avec la précision voulue et surtout une clarté et une lisibilité notables qui sont sa marque de fabrique avec son orchestre, La Cappella Mediterranea, qui officie en fosse. On peut quelquefois regretter un manque de « fantaisie » dans ses approches, un excès de rigueur et une trop grande « sagesse », il faut tout de même souligner qu’Atys se prête moins à la fantaisie que d’autres œuvres et Lully n’est pas Rameau… Alarcón a déjà travaillé avec un chorégraphe, en tout début de carrière, à Aix en Provence, dans une très poétique production d’Acis and Galatea de Haendel en plein air au Grand Saint Jean confiée à Saburo Teshigawara. Il est ici le véritable architecte du résultat final, car il doit gérer évidemment le chant, la musique et faire en sorte que les gestes et les mouvements chorégraphiques ne gênent pas la précision des attaques, ne cassent pas les rythmes musicaux et que les chanteurs puissent garder une certaine aisance malgré ce qui leur est demandé et notamment les nombreux mouvements et parcours sur la scène. Il est donc forcément partout, forcément à l’affût de chaque respiration et doit assurer le continuum. Songeons que certains metteurs en scène (mauvais) placent les chanteurs et les chœurs face au chef pour faciliter le travail, nous en sommes loin ici (et c’est tant mieux), mais c’est un défi pour le chef de maintenir une cohérence d’ensemble quand tout bouge et que les chanteurs sont souvent sollicités par des mouvements (il y a même des portés) qui pourraient affecter le rythme.
Grâce à sa rigueur et son autorité il a réussi à mener tout son monde sans encombre, avec une assurance, avec un soin des couleurs qu’il faut souligner. La situation, dans une salle peu conçue pour le baroque, dont l’acoustique de fosse n’est pas extraordinaire, exigeait une attention et une prudence notamment en ce soir de première, dont il s’est sorti avec cran, créant une véritable harmonie qui devrait aller en s’améliorant du point de vue du rendu sonore. D’ailleurs, la rambarde qui sépare la fosse de la salle a été supprimée à partir de la troisième ou quatrième représentation, revenant à la vraie tradition des opéras au XVIIIe où la fosse n’existait pas, et permettant au son non plus de rester prisonnier, mais de s’échapper de manière plus libre et plusieurs témoins ont pu souligner la différence notable de présence sonore de l’orchestre. Il reste qu’il faut saluer son travail, vraiment fondateur, et issu d’un dialogue à la fois serré et compréhensif avec Angelin Preljocaj, particulièrement sensible à l’œuvre : c’est un vrai produit d’une réflexion commune, et cela mérite d’être signalé.
Une distribution de bon niveau
Comme toujours, le chœur dirigé par Alan Woodbridge se sort admirablement de l’exercice, c’est une phalange de qualité et d’une rare régularité à chaque production. Il sait être à la fois lyrique, mais aussi intense et tendu. Belle prestation.
L’ensemble de la distribution répond très honorablement au défi. C’est une distribution plutôt jeune et qu’on suppose donc ouverte à une tentative rare par son côté très exigeant pour les chanteurs. L’ensemble est homogène, ce qui signifie qu’il n’y a aucun accident, mais qu’il n’y a pas non plus de voix d’exception. Pour le type de production à laquelle ce cast est confronté, c’est aussi une assurance.
Et cette homogénéité se lit d’abord bien sûr et comme souvent dans les petits rôles dont certains en assurent plusieurs, nous avons déjà signalé Nicholas Scott (Le Sommeil) et Valerio Contaldo (Morphée, Dieu du fleuve), vraiment intéressants, mais aussi Lore Binon (Mélisse, Flore, Divinité fontaine 1) et les deux remarquables membres du studio Michael Mofidian (Idas/Phobétor/Un songe funeste) à la voix bien timbrée et projetée, au phrasé impeccable (excellent français de l’ensemble de la distribution) qui vient d’être remarqué dans la Turandot de Rome dont tout le monde parle, et la jeune Gwendoline Blondeel (Doris, Iris, Divinité fontaine 2) à la voix délicate et claire, moins marquant, à la voix forte (trop ?) mais honorable Luigi De Donato (Le Fleuve Sangar, Le Temps).
Andreas Wolf est un Célénus au beau phrasé, à la voix de baryton-basse solide et puissante, mais sans avoir l’engagement expressif voulu : après tout, c’est un personnage mal aimé, et si on entend le dépit, on n’entend pas la souffrance et c’est dommage, au contraire de la Cybèle de Giuseppina Bridelli, engagée vocalement, qui sait bien colorer et qui interprète une Cybèle contrariée, amoureuse et jalouse, qui affirme son autorité avec l'énergie du désespoir.
C’est bien dominé, avec une belle présence et une impeccable tenue en scène – on retiendra son entrée théâtrale à la fin du premier acte.
Belle présence aussi le la portugaise bien connue Ana Quintans, à la voix lyrique, au chant coloré, au timbre délicat qui convient parfaitement au rôle de Sangaride, elle aussi douée d’un excellent phrasé.
Matthew Newlin est Atys, c’est peut-être à lui qu’on demande le plus d’efforts dans la chorégraphie et il s’en sort avec tous les honneurs. En cette première, on salue le phrasé, la clarté de la diction, moins la couleur, mais on note surtout quelques problèmes de justesse dans les notes tenues sur le souffle et quelque instabilité dans le contrôle, dont on peut supposer que plus avant tout s’arrangera.
Il reste tout de même – et c’est une observation un peu incidente, que les distributions de Genève gagneraient à être un peu plus qu’ "homogènes", elles me semblent pour l’instant être un peu en deçà de ce qu’on pourrait attendre (sauf Guerre et Paix en début de saison). Et dans cet Atys, à Genève, on aurait peut-être pu interpeler des chanteurs francophones, même si l’équipe mise en place par Aviel Cahn est valeureuse, car vu la fortune du baroque en France, il y a un large marché vocal pour ce répertoire.
Enfin, il faut signaler un moment d’émotion forte, celui où Aviel Cahn en début de soirée a pris vigoureusement la parole pour dénoncer la situation de guerre à nos portes, mais surtout où très intelligemment, Leonardo Garcia Alarcón a fait interpréter par une partie de l’orchestre l’hymne ukrainien en couleur baroque qui a résonné fortement dans les cœurs de tous les spectateurs présents, et debout. On n’oubliera pas.
Spectacle à voir du 19 au 23 mars à l'Opéra Royal de Versailles