Trailer :
Première le 21 novembre 1968, 390ème représentation… voilà ce qu'affiche fièrement la feuille de distribution insérée dans le programme…
Il y a quelque chose de fascinant dans ces productions qui continuent de tenir l’affiche après tant d’années, et qui sont en quelque sorte des joyaux du système de répertoire, des pierres miliaires de l’histoire de la mise en scène et de la mémoire des théâtres, c’est-à-dire une authentique mémoire culturelle.
Il y a ainsi des productions fétiches qu’on peut voir ou qu’on a pu voir dans de grands théâtres de l’aire germanophone. À l’Opéra de Paris, toute production finit au sanibroyeur (dernière en date, les Nozze di Figaro si emblématiques de Strehler – même si ce n’étaient pas celles de 1973, mais de 1981‑, remplacées par l’inutile production de Netia Jones).
Fascinant à plus d’un titre : ce Barbiere di Siviglia, contemporain de celui de Ponnelle créé à Salzbourg la même année, et repris à la Scala peu après, a été créé en Allemagne de l’Est, par celle qui allait devenir la papesse du Regietheater, et en même temps une figure référentielle du théâtre allemand. L’Opéra de Lyon il y a quelques années avait fait revivre son Elektra dresdoise (plus tardive) dans un Festival consacré à la mémoire scénique, et une fois encore, le spectacle avait frappé par sa force.
Alors qu’on célèbre tant le patrimoine, y compris celui dit « immatériel », on n’arrive pas à considérer certaines mises en scènes comme un patrimoine, un bien culturel de référence pour notre histoire théâtrale, au nom de l’éphémère scénique, dont on se gargarise pour mieux masquer l’indifférence et l’inculture générale en matière scénique ((qu’a fait la Comédie Française, notre seul théâtre de répertoire, de productions comme La Trilogie de la Villégiature de Strehler, ou Bérénice signée Grüber : sanibroyeur, là encore)).
Pourtant, certaines productions constituent une leçon pour tous. On se demande en effet quel intérêt aurait la Staatsoper de Berlin à remiser cette production qui telle quelle garde sa jeunesse, sa vigueur et son intelligence et par conséquent son actualité au sens où elle continue de servir l’œuvre de Rossini comme au premier jour. Elle est en plus un témoignage d’une histoire culturelle où l’ancienne DDR (l’ex-Allemagne de l’Est) , montre qu’en dépit de ce qu’elle était politiquement, elle a transmis un héritage théâtral qui a marqué durablement les scènes européennes qui s’en sont emparé sans toujours en dire l’origine…
La mise en scène n’est pas seulement un art de l’éphémère, et le système de répertoire peut aussi être, pourquoi pas, un conservatoire quand il préserve quelques joyaux.
Récemment encore, j’ai pu revoir l’Eugène Onéguine de K.Warlikowski (quinze ans d’âge… une jeunesse) et constater la puissance intacte du spectacle. Et voir ce Barbiere ultra-quinquagénaire avait tout du vrai théâtre vivifiant et rien de la poussière. Ce n'est pas un hasard si cette production est reprise régulièrement, devenue un emblème de l’histoire de la Staatsoper de Berlin qui, notons-le a été créée en allemand et à la faveur de l’évolution des temps lyriques est désormais représentée en langue originale.
Il faut d’abord s’interroger sur l’histoire des deux protagonistes de ce travail scénique. D’un côté, le décorateur Achim Freyer (né en 1934), reste une des références de la scène et des arts plastiques en Allemagne. On a pu voir il y a quelques années (en 2019) une production d’Œdipe d’Enesco au Festival de Salzbourg qu’il avait signée et l’accueil qu’il reçut en disait long sur son prestige. C’est qu’il a été très proche de Brecht, dont il était l’élève préféré, et que, passé à l’ouest en 1972, il a continué une carrière qui s’est largement développée internationalement, au point d’en faire encore aujourd’hui une légende vivante.
Ruth Berghaus, un peu plus âgée (née en 1927) est malheureusement décédée en 1996. Elle a aussi marqué l’histoire du théâtre allemand jusqu’à nos jours. Proche de Brecht également, elle succèdera à Hélène Weigel (la veuve de Brecht) à la tête du Berliner Ensemble en 1971. Contrairement à Achim Freyer, elle n’est jamais « passée » à l’ouest, mais y a travaillé fréquemment avant la chute du mur, notamment à Francfort, mais aussi à Paris où elle a monté Wozzeck, appelée par Massimo Bogianckino en 1985.
Si Freyer et Berghaus sont aujourd’hui deux monuments, ils étaient en 1968 des artistes connus dans le milieu théâtral local, pas vraiment encore à l’international – d’ailleurs, en pleine guerre froide, la mode n’étaIt pas à la DDR((Même si cinq ans après en 1973 la Staatsoper de Berlin fit une tournée à Paris)) .
En 1968, Berghaus atteignait la maturité, pas encore Achim Freyer, mais il était clair que la Staatsoper de Berlin avait su investir sur l’avenir en leur confiant cette mise en scène d’une pièce du répertoire universel de la musique d’opéra (pour mémoire et pour dire le niveau à l’époque, à la Komische Oper, officiait encore Walter Felsenstein). De plus, c’était le moment où l’on découvrait la nouvelle édition de Barbiere di Siviglia d’Alberto Zedda qui lancerait la Rossini Renaissance et qu’Abbado utilisa à Salzbourg, quelques mois avant la première berlinoise de la production qui nous occupe. C’’est naturellement l’édition Zedda qui est aujourd’hui utilisée dans la représentation.
En considérant le spectacle, on perçoit parfaitement les ingrédients qui ont permis une telle longévité.
C’est en effet, pour un standard du lyrique qui est repris souvent dans les programmes des opéras, une parfaite production pour le répertoire, dans la mesure où elle est légère et facile à monter.
Si la légèreté est un caractère du travail ici proposé, c’est aussi un caractère évident du décor, fait exclusivement de toiles qui en déterminent l’espace, avec un mobilier scénique très limité.
Ruth Berghaus conçoit un travail de tréteaux, et Achim Freyer conçoit en conséquence un décor qui semble fragile, éphémère, déchirable de toiles tendues sur des cables qui une fois démonté ne doit pas occuper beaucoup d’espace dans les magasins, un opéra de quat’sous en quelque sorte (et donc au rapport qualité-prix imbattable!).
Dans une logique de répertoire, il faut peu de temps pour le monter, notamment à cette période, au milieu des décors monumentaux de Tcherniakov pour le Ring.
Dans sa conception et sa réalisation, ce Barbiere est à l’opposé de celui récent signé Rolando Villazon à Salzbourg où entre décors monumentaux, figurants nombreux, vidéos, il fallait tout le génie des interprètes pour retrouver dans la musique la légèreté qui faisait scéniquement défaut, même si le spectacle passait la rampe pour sa loufoquerie.
Le génie de Berghaus et de Freyer est de proposer une production proche d’un style Commedia dell’arte (( en ce sens, la très fameuse production de Strehler – si proche de Brecht lui aussi- de l’Arlecchino servitore di due padroni, s’en rapproche quelque peu, notamment dans sa dernière version)), qui fait travailler l’imaginaire, et qui donne l’impression d’une production de roulotte.
Achim Freyer qui connaît l’histoire du théâtre travaille sur des épures de décors de toiles peintes, perspectives esquissées, façades de maison, intérieurs à peine suggérés, sans aucun réalisme, et des esquisses seulement indicatives. En même temps, ces toiles, qui dans le théâtre baroque, sont des trompe l’œil et s’affichent comme murs, palais, jardins enchantés, pour qu’on les prenne pour ce qu’elles ne sont pas, se donnent ici pour ce qu’elles sont, des toiles, légères, qui volent au vent, qui ne font pas illusion, qui ne cachent rien, mais créent une autre illusion, non visuelle, mais théâtrale dans la plus pure tradition brechtienne. On se sait au théâtre, on sait bien que tout est faux, on a l’impression qu’une lichette déchirerait le moindre pan de mur, et pourtant tout fonctionne, même si le décor structure un espace de jeu simplement évocatoire, jamais mimétique.
D’abord, Freyer a travaillé sur le blanc (exactement un blanc cassé), quelques dessins esquissés sur un fond blanc, avec un sol blanc. Cette blancheur en elle-même isole, illumine un espace, et permet des éclairages à l’économie, où la moindre variation se perçoit et où du même coup le moindre costume coloré fait un effet démultiplié.
Les costumes se réfèrent à la commedia dell’arte pour les serviteurs (Figaro compris), et Figaro lui-même est un Arlequin, reconnaissable à son traditionnel bonnet, tandis que les maîtres ont des costumes très soignés, soyeux, moirés aux couleurs vives (Barttolo, Rosina et surtout Il Conte Alamaviva). Tout est plus indicatif que réaliste : d’ailleurs chaque personnage a un mode singulier de se déplacer, où la marche devient une sorte de mécanique qui rappellerait quelquefois les marionnettes, sans jamais cependant en être tout à fait. On reste toujours au bord d'un espace très siubtil où tous les gestes signifient, sans jamais être caricaturaux, ou lourdement démonstratifs.
La mise en scène de Ruth Berghaus travaille sur le positionnement de chacun, travaille sur les fonctions, sur les mouvements, mais ne travaille pas sur les psychologies. Il ne faut pas croire cependant à un travail impersonnel, mais au contraire un travail sur la mécanique de l’œuvre, sur son fonctionnement visuel, et donc sur les rythmes (n’oublions jamais que Ruth Berghaus est d’abord chorégraphe), la respiration, les mouvements, les formes. Ici, la forme est la substance, sans aucune description des caractères comme on pourrait l’entendre dans une approche psychologisante. En ce sens, comme Freyer, elle applique les règles de la distanciation brechtienne, qui ici fonctionnent parfaitement et qui peut-être expliquent que le spectacle, vu et revu, ne vieillit pas.
Dans une telle production avec un peu d’intelligence, chaque chanteur et chaque chanteuse peuvent trouver leur place et en près de 400 représentations, les distributions ont pu varier, mais comme ce soir, sont essentiellement fondées sur la troupe de la Staatsoper, homogènes et très honorables.
Ainsi Adriane Queiroz depuis plusieurs reprises chante Berta, avec une voix très énergique, très ductile, très ferme aussi, donnant beaucoup de relief à son personnage avec à la clef un vrai succès. De même que le Fiorello à la voix forte et marquée d’Adam Kutny (qu’on a vu ici dans le Héraut de Lohengrin) . David Oštrek, lui aussi est souvent Basilio, voix de basse puissante, personnage caricatural à souhait, tache noire sur horizon blanc, il s’en sort avec honneur et tient bien sa place.
Maurizio Muraro est une des basses les plus demandées notamment dans le répertoire rossinien mais pas seulement, et essentiellement hors d’Italie, on le voit à Berlin, au MET à Dresde, à Covent Garden, je l’avais entendu à Amsterdam dans Benvenuto Cellini de Berlioz dans la production Terry Gilliam. La voix est un peu fatiguée, mais le style, la vivacité, la présence scénique, tout garantit un Barttolo idiomatique, c’est d’ailleurs le seul italien de la distribution et cela s’entend.
Très vif, très engagé scéniquement, très Arlecchino le Figaro de Gyula Orendt, vu sur cette scène dans Zurga des Pêcheurs de perles et aussi à Lyon dans Lessons in Love and Violence de George Benjamin où il chantait Gaveston est un des bons barytons de la scène lyrique d’aujourd’hui. La voix est puissante, projette parfaitement, et accompagne de manière assez heureuse le personnage voulu à qui il est demandé quelques sauts et acrobaties. Il se sort du rôle avec cran, même si on a entendu des Figaro stylistiquement plus attentifs mais il a une telle présence qu’il emporte l’adhésion.
Le timbre séduisant de Siyabonga Maqungo nous a souvent frappés, la voix est délicate, la technique accomplie, les couleurs toujours présentes, et nous nous réjouissons de l’entendre dans plusieurs rôles à Bayreuth cet été. Dans cette mise en scène, il apparaît un peu gauche et emprunté dans ses mouvements ; la voix, qui reste toujours homogène avec une belle qualité intrinsèque (c’est vraiment une très belle voix de ténor), reste un peu en deçà de ce qui est demandé chez Rossini et notamment dans Almaviva. Le chant rossinien demande une technique et une souplesse particulières que Maqungo n’a pas toujours. Là encore, il s’en sort au total avec honneur, mais il est sans doute plus à l’aise dans d’autres répertoires.
La mezzo irlandaise Tara Erraught était Rosina, et elle s’acquitte de la charge avec tous les honneurs, elle a les agilités, les aigus, les couleurs qu’elle sait varier, je dois dire avoir été agréablement surpris. J’ai souvent entendu cette chanteuse, dans divers rôles depuis le temps déjà lointain où elle était en troupe à Munich, on retrouve sa délicatesse, son contrôle de phrasé, et aussi un engagement scénique rafraichissant. Elle a séduit par d’autres interprétations comme son Iphigénie de Gluck parisienne ; on ne l’attendrait pas forcément dans Rossini et elle s’empare de Rosina, avec des qualités de précision, de souplesse, mais aussi une manière très fine d’exprimer les émotions. Au total elle compose un personnage attachant et juste.
Prestation très correcte (les interventions en sont limitées) du chœur de la Staatsoper, rompu à cette production, dirigé par Martin Wright, et dans la fosse, l’orchestre démontre sa parfaite maîtrise d’une partition si régulièrement reprise. L’estonienne Anu Tali tient tout l’ensemble avec beaucoup de précision et de solidité, sans aucune lourdeur, laissant bien entendre l’écriture rossinienne, très attentive aux variations de volume, aux couleurs, à l’exposition des instruments, et surtout attentive au rythme, si important dans Rossini en général et dans cette mise en scène en particulier. Rossini est « porté », et on le note aux crescendos réussis, aux ensembles très au point, à une rigueur dans la manière de conduire l’ensemble qui laisse de l’espace aussi à une certaine fantaisie. Cette cheffe est à réécouter.
Soirée de répertoire, avec une distribution faite quasi exclusivement de membres de la troupe, et soirée réussie, joyeuse scéniquement et très bien cadrée musicalement. Bien des Barbiere di Siviglia routiniers en Italie n’atteignent pas cette qualité. La production peut encore largement durer… Une idée d’ailleurs : et si le festival de Pesaro invitait un jour cette production, comme simple témoignage de ce que Rossini a pu inspirer à des metteurs en scène et décorateurs de génie avant même l’existence de Pesaro ?
Et oui ! Il en est de certaines mises en scène qui AURAIENT Dû rester au répertoire (le Faust de Lavelli / Opéra de Paris, qu'aucune mises en scène remplaçante n'est arrivé à atteindre). Le Ring de Chéreau à Bayreuth, tout comme sa Lulu parisienne, sont des spectacles qui n'auraient JAMAIS dû disparaitre, tant l'osmose entre la partition et la vision étaient parfaits ! (et cela auraient fait de sacrées économies ! )