Parmi les fonctions du langage que liste Roman Jakobson dans ses Essais de linguistique générale (1963), se trouve la fonction phatique qui sert à établir et à maintenir le contact avec son interlocuteur. D'où ce "Allô !…" qui désigne le fait de parler pour parler, souvent de parler pour ne rien dire, si ce n'est faire signe que l'émetteur et le destinataire sont toujours en relation. C'est ce bout de rien du tout à partir duquel Jean Cocteau écrira ce monologue théâtral pompeusement baptisé "tragédie lyrique" (pour ne pas dire "téléphonique"). L'économie dramaturgique est à l'étiage : une femme seule qui dialogue au téléphone avec l'homme qu'elle aime et qui vient de la quitter. Il s'agit d'une conversation qui a toutes les caractéristiques et les apparences de la réalité : loin des standards de l'opéra avec une durée de moins d'une heure et surtout une seule voix audible, celle de la femme. Cette réalité tronquée place le public dans une position de voyeurisme, à l'écoute indiscrète d'un échange qui se dévoile dans toute son intimité et sa cruauté.
Le téléphone est cet accessoire du quotidien dont la banalité fait écran à la complexité de la relation asymétrique qu'il implique. Nous ne voyons et nous n'entendons qu'un seul interlocuteur, cette femme blessée qui concentre sur son jeu et l'intonation de sa voix tous les effets et l'impact des paroles que prononcent son amant – dont l'image et la voix sont tenues hors champ. Créée en 1930 par Berthe Bovy, la pièce de Cocteau ajoute à la confusion des sentiments amoureux les détraquements techniques d'un service téléphonique qui implique le fait d'être "abonné" et demander la communication à une "opératrice". Celles que Proust dans un délicieux passage du Côté de Guermantes ((https://proust-personnages.fr/extraits‑2/morceaux-choisis/un-telephonage/)) propos du "téléphonage" nomme tantôt "Vierges vigilantes", tantôt "ironiques furies", se plaisent chez Cocteau à interrompre cette rupture, la rendant plus irritante encore en confondant brouille et brouillage.
Ainsi élevé au rang des instruments rituels et mythologiques, le téléphone devient littéralement cette voix mise à "distance" et qui traduit littéralement la division et "l'éloignement" des âmes-sœurs dont Platon nous raconte dans le Banquet comment Zeus craignant leur pouvoir, les aurait coupées en deux. Cette femme dont l'identité ne nous est pas révélée exprime à voix haute la souffrance qui accompagne cette lente perte de contact entre elle et l'homme qui a décidé de rompre dans la scène (absente) qui précède le monodrame. En tentant de maintenir le contact physique et psychologique avec son interlocuteur, le personnage lutte avec une perturbation physique du message.
De son côté, le spectateur l'accompagne dans son inconfort, contraint d'imaginer les répliques manquantes et ne disposant d'autres repères visuels que l'expressivité physique et vocale de la chanteuse et comédienne. Cette entrave du spectateur illustre le principe du "drame" dans le théâtre occidental, défini par Peter Szondi comme un "conflit entre individus au présent qui se déroule sans que le spectateur puisse intervenir et sans que l’auteur signale sa présence" (Peter Szondi, Théorie du drame 1880–1950 (1956), Lausanne, L’Âge d’Homme) ((https://www.editions-circe.fr/livre-Th%C3%A9orie_du_drame_moderne-165–1‑1–0‑1.html)). Le téléphone transforme l’échange en monologue et transforme ce drame en crise ouverte. Cette femme sans autre identité qu'un pronom "elle" anonyme et universel, traverse cette crise en exhibant à voix haute sa souffrance intérieure. Sous ses faux-airs de dispute mondaine et le ton désuet, le livret explore sur le mode grave et négatif l'incommunicabilité des âmes et des êtres qui font les grands succès du théâtre de boulevard de l'entre-deux guerres. En faisant passer le théâtre à l'opéra, Poulenc viendra donnera à La Voix humaine cette dimension d'oratorio solitaire, à la fois profane et désenchanté.
Cette œuvre se plie difficilement à une mise en scène – sans doute parce que le format d'une fiction radiophonique a déjà contribué à son succès et convient davantage à une dramaturgie qui repose à ce point sur une voix à la fois exposée et centrale. Berthe Bovy et surtout Simone Signoret ont su traduire par la seule grâce de leur voix, la blessure secrète et l'humanité d'un personnage ainsi mis à nu. D'autres tentatives sont à chercher du côté de l'art cinématographique, capable de concentrer l'attention par le jeu du cadrage et des gros plans pour varier l'intérêt et donner au jeu de l'actrice un relief suffisant. Rien d'étonnant à découvrir la grande Anna Magnani dans une première adaptation filmographique signée Roberto Rossellini : "Una voce umana" ((https://youtu.be/p5njhY-9Z3E)), l'un des deux courts-métrages composant le film "Amore". Cette interprétation rappelle irrésistiblement la brûlure néoréaliste de chefs d'œuvres comme Rome ville ouverte, Bellissima ou Mamma Roma. Éminemment opératique et charnelle, Magnani donne une urgence qui tranche avec le ton distancié d'Ingrid Bergman ou plus récemment, la tristesse un peu chic de Tilda Swinton sous l'objectif de Pedro Almodóvar. À l'opéra, les grandes diseuses que sont Felicity Lott, Jessye Norman ou Julia Gimenez, marqueront leur génération mais sans vraiment faire oublier l'ombre de Denise Duval, celle que Poulenc appelait fort justement son "rossignol à larmes".
La mise en scène que Katie Mitchell a imaginé pour l'Opéra National du Rhin s'inscrit parmi les réalisations les plus convaincantes de ces dernières années. Ce succès tient tout d'abord à la présence et au talent d'actrice de Patricia Petibon qui fait oublier le côté un peu vieillot du matériau littéraire et donne à ce monologue des allures de thriller et de film noir. Investissant le moindre détail au service d'une dramaturgie très resserrée, elle est admirablement servie par l'idée d'intégrer les quarante minutes de l'opéra à une séquence filmée signée Grant Gee, avec en toile de fond la pièce pour orchestre Aeriality de la compositrice islandaise Anna Thorvaldsdottir. Contournant l'écueil d'une durée qui oblige la plupart du temps à doubler la Voix humaine avec une autre œuvre, Katie Mitchell fait du chef d'œuvre de Poulenc un objet théâtral inédit en jouant sur un langage cinématographique parfaitement proportionné à celui de l'opéra.
Impossible de ne pas comparer ce travail avec la vision que donnait Krzysztof Warlikowski en 2015 à l'Opéra Garnier avec Barbara Hannigan avec le Château de Barbe-Bleue de Bartók en première partie. On y trouvait déjà chez Warlikowski la dimension iconique et puissante d'une chanteuse-actrice seule en scène et cette place accordée aux images avec la caméra filmant en temps réel son visage en gros plan. Alourdie par le lien un peu "téléphoné" avec la Judith de Barbe-bleue, la soirée n'avait pas l'impact et la cohérence du spectacle imaginé par Katie Mitchell. La metteuse en scène trouve dans le livret de Cocteau un argument qui se prête idéalement à une grille de lecture féministe, comme en témoignent des notes d'intentions qui bruissent d'un vocable élevé au rang de doxa : patriarcat, aliénation, relation toxique etc. L'intérêt du spectacle se situe au-delà de la geste militante, dans des aspects esthétiques qui témoignent d'un degré d'attention propre à intégrer l'œuvre à un réseau sémantique particulièrement inventif et multiple.
On débute silencieusement la soirée par la première partie de la vidéo de Grant Gee – alternant prises de vues globales filmées au drone et plans serrés sur Patricia Petibon déambulant la nuit dans les rues de Strasbourg dans une ambiance volontiers hitchcockienne. Confondu avec une toile d'araignée en gros plan, l'écran brisé d'un téléphone apparait en gros plan. Cet accessoire emblématique sera l'objet central (oserait-on dire ici "transitionnel") autour duquel se construit tout le monologue. Le contraste entre la sonnerie jouée au vibraphone et ce moderne (et si mal traduit) "smartphone" donne une impression de décalage qui disparaît progressivement lorsque derrière l'écran de projection, on découvre cette chambre qui sera le décor unique où va se dérouler le drame. Le lien naturel entre la vidéo et le décor d'Alex Eales invite le regard à y pénétrer progressivement comme on explorerait tous les détails d'un long plan-séquence au cinéma. Éclairé par Bethany Gupwell avec une impressionnante palette de nuances allant du bleu-nuit à l'incarnat et à l'orangé, cet intérieur témoigne d'un lieu intime où le bonheur a passé et n'a laissé que des traces désormais douloureuses. Au désordre du lit vaguement recouvert d'une toile d'indienne, répond ce papier peint qui tombe en lambeaux et ces verres de vin où "elle" tente de noyer sa tristesse. Les gestes et les postures montrent au début un personnage plongé dans une sorte de résignation, encaissant coup sur coup les remarques désobligeantes et les fins de non-recevoir de celui qui ne lui laisse pas d'autre perspective que la rupture ("J'ai… quoi ?… Très forte… J'ai beaucoup, beaucoup de courage"). Passant de la résignation à une forme de révolte contre lui mais aussi contre sa propre faiblesse, ses gestes vont à l'encontre des répliques (muettes) à l'autre bout du fil. Ainsi, quand il lui demande de rassembler ses affaires pour qu'il puisse les récupérer, c'est dans un sac poubelle qu'elle les rassemble. Ou bien, cette allusion dérisoire et très crue à la crise menstruelle qui vient s'ajouter à la crise sentimentale…
Mon chéri… mon beau chéri.… Je suis brave. Dépêche-toi. Vas‑y. Coupe !
Coupe vite ! Coupe !
Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime…
S'avançant vers la fenêtre ouverte tandis qu'elle prononce ces dernières paroles, on devine qu'elle va se jeter dans le vide. L'écran de cinéma interrompt la scène, montrant le corps inanimé qui gît au sol mais le sang qui avait commencé à se répandre, reflue brusquement comme si l'on rembobinait le film en marche arrière. Le temps est suspendu, reculant l'instant de la mort pour faire pénétrer le spectateur dans un sorte d'univers parallèle à la David Lynch – plus exactement un labyrinthe qui rappelle celui dans lequel Minos a enfermé Ariane, cette héroïne condamnée à une attente amoureuse comme Didon ou Pénélope… Faisant du fil du téléphone une métaphore de cette attente douloureuse, la séquence filmée donne à la Voix Humaine renvoie à la symbolique de la destinée, du fil des Parques qui s'interrompt au moment de la mort comme une conversation téléphonique au terme de laquelle on "coupe" avec son interlocuteur.
Aux "opératrices" invisibles devenues Parques par le fait qu'elles possèdent le don d'établir la conversation et de fixer sa durée, la vidéo ajoute le chien – Anubis dont il est fait allusion dans le monologue sans qu'on le voie sur scène autrement que par les écuelles disposées sur le parquet. Cet animal est devenu agressif au moment de la rupture ("Voilà deux jours qu’il ne quitte pas l’antichambre… J’ai voulu l’appeler, le caresser. Il refuse qu’on le touche. Un peu plus, il me mordrait… Oui, moi, moi ! Il retourne les lèvres et il grogne. C’est un autre chien, je t’assure. Il me fait peur…"). L'idée de montrer Patricia Petibon guidée par ce chien telle une âme guidée par cet animal psychopompe aux allures d'Anubis, évoque une mythologie onirique où les correspondances cinématographiques regardent du côté d'Andreï Tarkovski avec Nostalghia ou Stalker – deux films où apparaît l'allusion à des âmes quittant les Enfers et buvant aux eaux du Léthé pour oublier leur vie antérieure. L'animal guide fidèlement celle qui fut sa maîtresse par-delà la mort dans une sorte de rite de passage dans lequel l'âme survit et se désincarne en une "voix humaine" dont l'écho seul subsiste. La pièce Aeriality d'Anna Thorvaldsdottir donne à cette métaphore un équivalent musical très impressionnant, puisant dans une gamme de couleurs qui pénètrent la matière du son. À la frontière entre monde symphonique et musique électronique, l'orchestre est utilisé à la manière d'un instrument acousmatique qui déplace l'élément mélodique vers la libération d'un flux continu d'harmonies, strates de timbres et gros plan sonores où apparaissent des effets de granulation et de lissage capables de désorienter l'écoute et de créer une forme de fascination quasi synesthésique chez l'auditeur.
La direction d'Ariane Matiakh magnifie cette partition de Thorvaldsdottir en donnant sa pleine cohérence à ces deux univers qui s'interpénètrent en créant un mouvement d'élévation et d'expansion. On perçoit dans son geste l'écriture de Poulenc qui reprend en l'augmentant l'idée d'une musique qu'il voulait et qualifiait lui-même de "lyrisme entravé". Cette trame musicale dessine une ligne générale faite d'une série de montées en tension qui se brisent telles une suite de virgules à l'imitation de ce monologue où les phrases échouent à dire ce qu'elles voudraient déclarer vraiment. Le personnage de la femme délaissée trouve dans la composition un équivalent contradictoire qui fait de cet épanchement de l'intime, un échec annoncé que l'interprétation de Patricia Petibon tire imperceptiblement vers un récitatif chanté où flotte le fantôme de Mélisande. Les qualités d'actrice prennent le relai d'un chant dont la ténuité de la surface vocale contredit une incarnation en scène rendue impressionnante par les qualités de phrasé et de diction. Preuve supplémentaire d'une nécessaire intelligence de l'interprète à dimensionner le chant à la pure expression théâtrale.