Les sources
Dans les textes antiques qui ont fourni à l’opéra des sujets, on cite souvent l’Énéide de Virgile, les Métamorphoses d’Ovide, les tragiques grecs. Mais paradoxalement un texte aussi fondateur que l’Odyssée d’Homère n’a pas inspiré de nombreuses œuvres. On compte bien, Telemaco, d’Alessandro Scarlatti (1718), Polifemo de Nicola Porpora (1755), Pénélope de Fauré (1913), Ulisse de Dallapiccola (1968) mais la moisson n’est pas aussi riche que ce que l’Énéide (sa version latine) a offert à l’art lyrique, rien qu’autour de Didon et Enée, que nous avons récemment évoqué.
Pourtant, Il ritorno d'Ulisse in patria créé en 1640 à Venise est aux origines de l’opéra, signé de Claudio Monteverdi considéré comme le troisième fondateur du genre, à côté de Jacopo Peri et de Giulio Caccini qui en sont à l’origine. Ce n’est pas un hasard, après l’Euridice de Caccini, créé au Palazzo Pitti de Florence en 1602, que Monteverdi écrive l’Orfeo au Palazzo ducale de Mantoue en 1607. Le monde intellectuel bouillonne autour de l’opéra, mais aussi et déjà la concurrence…
De Monteverdi trois œuvres scéniques complètes et un extrait nous sont parvenues. Peut-être un jour, enfouies dans des archives de grandes familles, d’autres partitions nous seront révélées, mais pour l’instant nous devons nous en contenter. Le reste de la production monteverdienne est suffisamment riche pour faire aussi notre bonheur.
Des quatre opéras totalement ou partiellement laissés par Monteverdi, deux sont des compositions pour espace privé (L’Orfeo et L’Arianna en 1607 et 1608) à la cour de Mantoue ((On est très surpris de voir le salon aux dimensions réduites où est supposé avoir été créé L’Orfeo)), Il ritorno d'Ulisse in patria (1640) et L’incoronazione di Poppea (1642) pour le Théâtre San Giovanni e Paolo de Venise. Entre les deux œuvres créées à Mantoue et qui naissent à la suite du travail des cercles intellectuels notamment florentins autour de la tragédie grecque et du retour d’une prosodie qui en rappelle la mélopée, et celles crées à Venise un peu plus de trois décennies plus tard, il y a tout simplement la naissance du théâtre lyrique public et notamment du teatro San Cassiano (qu’un projet actuel essaie de reconstruire), premier théâtre d’opéra public, ouvert en 1637, et qui proposera en 1641 une reprise de Il ritorno d'Ulisse in patria qui avait remporté un gros succès un an auparavant dans un autre théâtre.
Ce qui est advenu, c’est la naissance du spectacle lyrique quand les deux premiers étaient encore des divertissements de cour privés pour élite intellectuelle et aristocratique, ce qui est tout différent.
La trame
Plus que L’incoronazione di Poppea drame historique qui prend sa source dans les Annales de Tacite, Il ritorno d'Ulisse in patria s’appuie sur la légende et la mythologie, où le rôle des Dieux est actif et où il faut manifester sur scène leur présence, faire du spectacle, Neptune dieu de la mer, Jupiter dieu de la foudre doivent être montrés dans leur puissance évocatoire.
Dramaturgiquement moins fort que L’incoronazione di Poppea, Il ritorno d'Ulisse in patria peut paraître interminable dans certaines mises en scène, parce que le livret est assez méditatif. Il souligne la difficulté de tout retour après une longue absence : on y voit Pénélope se lamenter de son attente, Ulysse craindre ces retrouvailles, et d’un autre côté les forces qui contrebalancent, les prétendants bien sûr, mais aussi le couple jeune Melanto/Eurimaco, qui représente l’amour possible (vers lequel ils poussent aussi Pénélope), le futur, le départ vers le bonheur quand Pénélope et Ulysse ont vieilli, avec un amour qui n'a pas été entretenu, et qui est évidemment fragilisé. Ils sont le passé et le retour, quand les autres sont l’avenir et le départ. Monteverdi et Badoaro ont très bien construit cette dialectique-là.
Il y a enfin les prétendants qui sont une force de pression non négligeable, toujours présents, représentant pour Pénélope une autre possibilité d’avenir, une ouverture après tant de temps d’enfermement.
C’est dans cet univers qu’arrive Ulysse, aidé par Minerve, et il faut deux actes pour que le massacre des prétendants vienne mettre fin à cette angoisse de retour, un authentique massacre d’une rare violence, qui montre aussi un Ulysse qui a été aussi transformé par les ans, lui qui était l’Ulysse aux mille ruses est devenu Ulysse aux mille violences.
Le massacre accompli, le troisième acte est le plus fort (et le plus bref) peut-être parce que là où on s’attendrait à des retrouvailles heureuses, on a une Pénélope toujours hésitante, qui refuse de croire à la vérité : il faudra l’intervention de la nourrice Ericlea pour dénouer finalement l’affaire.
Les retours sont difficiles, voilà la leçon de l’opéra mais aussi de l’épopée homérique parce que ce retour couvre les chants XIII à XXIV de l’Odyssée, soit à peu près la moitié de l’œuvre…
Le projet de FC Bergman
La question de la difficulté d’un retour est un point essentiel pour comprendre le spectacle de FC Bergman à Genève.
Et pour mieux saisir leur travail, levons d’abord le voile sur le nom FC Bergman. Il suffit de rappeler que FC fait allusion au football et à la cohésion d’une équipe de foot, et Bergman au cinéma du cinéaste suédois mort en 2007, au moment même de la création de ce groupe qui prend ainsi volontairement son nom. FC Bergman, c’est l’idée d’une démarche théâtrale globale qui va utiliser tous les ressorts, textes, images, musique, imaginaire, loufoquerie, violence, émotions, sur l’ensemble de la palette des possibles humains ‑du foot à Ingmar Bergman !-, pour créer un spectacle qui ait du sens, appuyé sur des ressorts toujours inattendus. D’où l’adjectif « déjanté » utilisé par la communication du Grand Théâtre de Genève pour qualifier la production qui ne rend pas compte de l’autre aspect de ce travail : son sérieux. On va donc utiliser les effets de théâtre, l’eau, le feu, les éclairages, mais aussi les animaux (les seuls vrais acteurs dit le grand metteur en scène Franck Castorf, parce que ce qu’ils font n’est jamais guidé par le jeu, parce qu’ils sont simplement eux-mêmes, en représentation sans le savoir, en quelque sorte l’anti-paradoxe de Diderot), le clinquant, la distanciation tout comme l’adhésion.
Sans jamais suivre une idéologie ou une ligne pré-établie ils font intervenir au juste moment ce qu’ils estiment le juste effet, sans considération de style de cohérence immédiate, mais créant en même temps un imaginaire nouveau, très ouvert, et jamais à contresens.
Ainsi pour matérialiser l’idée de retour d’Ulysse, le décor est-il celui apparemment impersonnel d’une salle d’attente d’aéroport.
Avec Pénélope dans la salle d’attente, et le tableau d’affichage qui inscrit comme des vols les différents moments de l’œuvre et les différentes interventions, on nous indique qui parle (les Dieux ou les allégories) et de quoi l’on parle Fato (le destin) Amor (l’amour),Tempo (le temps) en un procédé ici très brechtien, à la fois didactique et souriant, inscrit dans le cadre choisi du décor, et dans le déroulement du tissu de l’œuvre.
Il s’agit d’en montrer les mécanismes : le rôle des Dieux, mais aussi les psychologies, car si le travail n’était que loufoquerie, cela n’aurait strictement aucun intérêt. L’habileté de ce travail est de démonter l’œuvre pour mieux en faire sortir la cohérence et le sens. La déjanter pour mieux la rejanter, la faire dérailler pour mieux la remettre sur ses rails.
C’est cette totalité que le spectacle offre dans une sorte d’aller-retour (c’est le cas de le dire) entre réalisme, voire hyperréalisme, et réalisme poétique, loufoquerie tout en évoquant aussi le spectaculaire baroque, avec ses paillettes et ses plumes. On y trouve un char, un cheval emplumé, des chèvres, mais aussi des chariots à bagages, un tapis roulant qui livre d’abord Ulysse puis tout ce qu’il traine derrière lui : objets, souvenirs, fétiches (qui sont aussi nos souvenirs de l’Odyssée d’Homère), surmonté d’un écran TV qui montre une des baies d’Ithaque.
Ithaque d’ailleurs à l’immense avantage d’être une île, c’est-à-dire un monde en soi, fermé et à la fois ouvert, mais ouvert sur un horizon inconnu.
Cette île mythique est en réalité une petite île montagneuse à l’embouchure du golfe de Corinthe. Ne voir d’Ithaque qu’une baie paradisiaque et ensoleillée sur un écran, c’est en voir une réalité virtuelle, car cet Ulysse qui a rêvé son retour ne fait que constater une réalité moins rose que dans ses rêves : que le monde a vécu sans lui, que sa femme et lui ont vieilli, que son fils quitté en bas âge est devenu un homme et qu’il est difficile de revenir (ce que soulignait aussi Warlikowski dans son Odyssée, une histoire pour Hollywood) et enfin que sa femme doute de sa véritable identité tant il a changé.
Dans ce moment assez gris, son seul geste héroïque est de massacrer sauvagement tous les prétendants, comme signature de son retour à la réalité.
On fait mieux comme retour joyeux.
Tel un smartphone qui sert à tout et occasionnellement aussi à téléphoner, un aéroport aujourd’hui est une sorte d’univers total, dans lequel on trouve aussi des avions. Centre commercial, restaurants, supermarchés (les Duty free), mais aussi infirmerie, chapelles, hôtels, police, armée quelquefois, douanes, avec en sus des aires de jeu, des fontaines, des œuvres d’art : un cosmos en soi. Y placer une œuvre qui s’appelle Il ritorno d’Ulisse in patria, cela pourrait rappeler ces retours d’enfants prodigues accueillis par la famille et des fleurs ou de champions olympiques par une foule en délire, voire ces VIP attendus par des chauffeurs etc…
Après une absence de vingt ans, on peut comprendre un peu d’anxiété dans la salle d’attente.
Il n’y a donc pas d’absurdité à envisager un tel décor ; dans un aéroport, tout peut se passer, des retrouvailles joyeuses aux massacres (l’actualité nous en donne des exemples) , des départs pour voyages de noces aux séparations pour longtemps ou à jamais.
C’est pourquoi FC Bergman dans le prologue donne le rôle de l’allégorie de la fragilité humaine à Ulysse, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans ce récit rebattu, FC Bergman relève d’abord la difficulté de revenir, de retrouver ses marques et ses amours, mais aussi de constater que le temps inévitablement fragilise le sentiment et qu’on n’est plus le même que vingt ans auparavant.
Dans ce contexte, les Dieux se manifestent avec insistance du début à la fin de l’œuvre, et FC Bergman les traite différemment selon les moments. Le mythe et les dieux sont le substrat d’une œuvre où il y a les hommes, et il y a les Dieux, invisibles au début et qui se manifestent en voix off, bien visibles à la fin. Le caractère d’un Dieu est en effet d’être partout, de se cacher derrière chaque forme terrestre, mais d’être aussi un être de transformation : c’est bien d’ailleurs la question centrale des Métamorphoses d’Ovide.
La mise en scène de FC Bergman en souligne la présence, mais aussi leur relative inutilité, notamment Jupiter et Neptune. Ils deviennent des objets de sourire distanciés. Neptune (qui poursuit Ulysse de sa colère parce que ce dernier a aveuglé son fils Polyphème) apparaît sous les « traits » d’une fontaine à eau potable telle qu’on en voit dans les bureaux et le jet de l’eau suit le rythme des paroles, long ou court selon les phrases et le rythme musical. Puis la fontaine se déplace ; évidemment, les rires fusent en salle. Pourtant, c’est ce Neptune qui a poursuivi Ulysse de sa colère et l’a empêché de rejoindre Ithaque : des épouvantables tempêtes à un mince jet d’eau, l’image en dit long sur ces Dieux.
En face, Jupiter, qui protège Ulysse, le chef des Dieux, qui se manifeste par la foudre. Ainsi face à l’eau de Neptune, il se manifeste par des courts-circuits d’une boite à fusibles qui jette des étincelles et un peu de fumée. Là encore, de la foudre aux maigres étincelles, ces Dieux sont bien dérisoires.
Enfin Minerve, protectrice personnelle d’Ulysse, robe rouge casque emplumé, telle qu’on peut imaginer une déesse sortie d’un opéra baroque, et moins objet dérisoire que déesse de théâtre, et donc de pacotille, qui va chercher Télémaque à Sparte où il a rencontré, visiblement séduit (qui ne le serait pas), la belle Hélène.
Elle le ramène sur un vrai char, avec un vrai cheval harnaché, du plus bel effet dans une salle d’aéroport.
FC Bergman joue sur la fidélité au livret, sur des évocations d’un style et d’un imaginaire de spectateur, tout en prenant ses distances pour en souligner les significations, c’est en quelque sorte, nous l’avons déjà souligné, du pur théâtre didactique à la Brecht. Ce que la mise en scène va montrer, c’est que ce retour est une affaire des mortels, et non des immortels. Ni leur eau, ni leur foudre ni leurs chevaux et leurs plumes ne pourront rien contre une stricte affaire de mortels…
D’ailleurs les dernières scènes confirment cette impression.
Après le massacre des prétendants, les Dieux reviennent confirmer la fin des tourments pour Ulysse, on y revoit Minerve, mais cette fois-ci apparaissent aussi sur scène Jupiter, en grand habit ailé et il fait pleuvoir la foudre, et Neptune, en grand habit de paillettes marines, et qui quant à lui provoque une pluie abondante,
deux figures qu’on croit sorties d’une caricature d’opéra baroque comme on a pu en voir au MET dans un pasticcio fameux il y a une dizaine d’années (The enchanted Island) puis, après leurs interventions-spectacle, ils vont rejoindre les bagages d’Ulysse, tout ce qu’il a rapporté de ses voyages, traces de ses vingt ans de vie : la pomme de Pâris, le cheval de Troie, les Sirènes, l’œil du cyclope etc… délivrés sur le tapis roulant de l’aéroport… Les Dieux rejoignent ce bric à brac, comme si ils n’étaient que souvenirs remisés, accessoires de théâtre, laissant les mortels (Ericlea, Penelope, Ulysse) régler leurs comptes.
Ainsi FC Bergman montre-t-il la véritable nature de l’œuvre, qui n’est pas le joyeux retour du légendaire Ulysse parmi les siens, ce qui serait la résolution divine, mais le douloureux retour d’Ulysse face à sa vérité, bien plus difficile, bien plus mélancolique, bien plus humaine.
La mélancolie, c’est ce qui caractérise les personnages principaux, ces mortels qui ont à voir avec le temps, la fragilité des êtres et des sentiments, les doutes. C’est Pénélope qui ouvre l’opéra, par une sorte de lamento, assise sur les sièges de la salle d’attente, vêtue de noir, en deuil de sa vie, de ce noir que portent aussi Ericlea la nourrice et surtout la jeune servante Melanto sur laquelle elle repose sa tête. C’est une figure de l’infinie tristesse, se soutenant à peine, s’écroulant souvent, soutenue par Melanto et par Ericlea, la vieille nourrice d’Ulysse. Un personnage à la fois sans énergie, comme en hibernation, et qui par moments se réveille, à l’arrivée de Télémaque, à qui elle enlève son déguisement de héros grec adolescent revu par l’opéra baroque pour lui enfiler un costume d’adulte, pantalon, veste et chemise, un costume de politique, un costume de pouvoir, comme les prétendants, un costume sérieux comme aussi Ulysse en enfilera à la fin de l’œuvre.
Elle semble soumise à son fils comme reconnaissant en lui le souverain futur, renonçant ainsi à la possibilité d’Ulysse.
Mais c’est face aux prétendants qu’elle est la plus forte et la plus fragile à la fois. La plus fragile parce qu’elle est entourée, submergée même par ce groupe d’hommes, de mâles dirais-je qui juste avant le massacre se présentent à elle comme des corps qui se dénudent, supposés être désirables, qu’elle effleure comme nostalgique d’un désir perdu.
D’ailleurs, l’épisode de l’arc que les prétendants essaient de bander est particulièrement riche : l’enjeu est Pénélope et l’amour de Pénélope, les flèches et l’arc sont l’arme de Cupidon. Et Pénélope se donne en offrande dédiée sur laquelle les prétendants dirigent leur flèche comme Cupidon. D’un côté Pénélope sait que l’arc est impossible à bander, et de l’autre il y a comme une délicieuse incertitude… un « et si… ? ». Ithaque, île de la tentation ?
Enfin, dans la toute dernière partie, le personnage ne cesse de construire des murs entre Ulysse et elle, comme si Eumée, Télémaque avaient été trompés, comme si surtout elle ne voulait pas de cet Ulysse-là qui débarque dans sa vie après une longue attente, et qui ne la fait pas ou plus rêver. Il faut non l’intervention des dieux, mais de la nourrice Ericlea, et surtout d’Ulysse rappelant des draps du lit nuptial, pour la convaincre, mais là, la mise en scène confirme le doute final. Est-ce vraiment de cet Ulysse-là qu’elle veut ? Lors de la dernière image, elle rejoint le siège de salle d’attente qu’elle occupait au début, comme pour se réfugier dans son lamento d’Eden définitivement perdu, tandis qu’Ulysse rejoint son bric à brac et son tas (au sens propre) de souvenirs, comme à jamais renvoyé à sa légende et à son voyage, mais pas à son retour.
D’abord, la mise en scène unit le personnage d’Ulysse et l’allégorie de la fragilité humaine qui ouvre le prologue, ce qui signe une idée force : l’Ulysse qui se présente dans son île chérie et tant attendue n’est pas le héros légendaire, mais un errant, qui n’a pas encore retrouvé sa sûreté (la retrouvera-t-il ?). Il arrive d’ailleurs sur le tapis roulant des bagages, comme une chose, comme du matériel, et sûrement pas comme ce héros du premier de nos textes fondateurs.
Ensuite, les traits sont burinés, vieillis, et en haillons recouverts d’algues (il a été jeté sur le rivage et au départ ne sait même pas qu’il est arrivé à Ithaque), une figure non de mendiant, mais d’abord de naufragé perdu.
Tout au long de l’œuvre et jusqu’au massacre des prétendants, il garde ce caractère hésitant, même face à Eumée, le berger qui le reconnaît, même dirais-je face à son fils dont la mise en scène au départ fait un profil de héros grec, avec son casque, son armure rutilante, et sa lance avec laquelle il s’exerce en mouvements chorégraphiques qui peuvent rappeler la statuaire antique, mais aussi un esprit encore adolescent, amoureux de lui-même et de son corps juvénile.
Lorsque père et fils sont face à face, il y a reconnaissance, mais il y a aussi cette et distance du temps qui montre à Ulysse que le monde a changé : Télémaque c’est presque aussi cet Ulysse jeune parti à la guerre, glorieux et plein d’avenir, c’est une image au miroir qui le ramène à la triste réalité.
Cet Ulysse, lors de l’épreuve de l’arc, est assis dans un coin sur un chariot à bagages, comme ces squatteurs qui parasitent les aéroports, mais aussi et encore comme un bagage, une chose, un néant, un anonyme.
Puis il se lève et au lieu de bander l’arc et de tirer la flèche (scéniquement sans doute difficile à réaliser avec un groupe d’une quinzaine de cibles), il prend la flèche et en fait sa seule arme qui transperce les corps déshabillés des prétendants dans un bain de sang qui éclabousse tout, en une sorte de petit/grand guignol avec les murs qui se maculent.
Pénélope est sans réaction, Ericlea dort, Télémaque regarde le tout un peu interdit et cet Ulysse n’a rien du fier archer qui vise, mais d’un meurtrier pris d’un délire sanguinaire, ce que nous évoquions plus haut d’un Ulysse qui a accumulé en lui une violence inconnue, qui explose et change la nature de son geste : de héros grec de l’Odyssée il devient terroriste d’aéroport. Toute la scène finale se déroulera au milieu des cadavres des uns et des autres.
Pénélope est sans réaction, Ericlea dort, Télémaque regarde le tout un peu interdit et cet Ulysse n’a rien du fier archer qui vise, mais d’un meurtrier pris d’un délire sanguinaire, ce que nous évoquions plus haut d’un Ulysse qui a accumulé en lui une violence inconnue, qui explose et
change la nature de son geste : de héros grec de l’Odyssée il devient terroriste d’aéroport. Toute la scène finale se déroulera au milieu des cadavres des uns et des autres.
La scène finale est ritualisée : comme Pénélope avait habillé Télémaque en « Monsieur », Ericlea habille Ulysse et lui fait quitter ses oripeaux, voilà Ulysse de mendiant meurtrier redevenu « dignitaire » en quelque sorte, et reconnaissable. C’est au cours de l’exercice qu’Ericlea, dont le chant occupe l’essentiel des derniers moments, découvrira la cicatrice du sanglier qui atteste qu’il s’agit bien d’Ulysse.
Comme on l’a dit plus haut, sans cesse Pénélope recule le moment de la reconnaissance, doutant, puis mimant le doute : quand enfin Ulysse est reconnu à cause d’une preuve irréfutable de leur intimité, ils s’enlacent. L’opéra pourrait s’arrêter là, mais la mise en scène prolonge leur étreinte d’une séparation. Pénélope va retrouver sa salle d’attente, et Ulysse son tapis à bagages, où il échange sa chemise de « monsieur en civil » avec son habit de naufragé. Il était pendant vingt ans naufragé involontaire, il devient naufragé volontaire, rangé dans l’amas des souvenirs, de tout ce qui a retardé ce retour et va peut-être provoquer un nouveau départ.
Le texte de Giacomo Badoaro, sans avoir la force de celui de Busenello dans L’Incoronazione di Poppea (un immense chef d’œuvre de la littérature italienne), décrit néanmoins avec grande clarté ces difficultés d’un retour attendu, dans lequel on a investi jusqu’au fantasme, et dont la réalité n’offre pas la plénitude rêvée.
FC Bergman a parfaitement saisi cette tristesse inhérente à l’œuvre, et en même temps réussit à caractériser les autres personnages avec une rare finesse et une vérité incontestable.
Si les Dieux sont des voix et des êtres exclusivement en représentation avec la distance et l’ironie voulue, les autres personnages nous offrent une peinture en contrepoint du couple, et suggèrent aussi quelque part la fraicheur que le couple a perdu.
Ainsi de Télémaque, dont on oublie quelquefois qu’il est le sujet des quatre premiers chants de l’Odyssée, partant à la recherche de son père auprès des rois revenus de Troie, essentiellement Nestor à Pylos et Ménélas à Sparte.
Il nous est dépeint au départ comme un jeune héros ramené rapidement par Athéna sur un char, tout occupé à des mouvements chorégraphiques avec sa lance, dans une sorte de narcissisme adolescent.
Nous avons évoqué la manière dont se passent les retrouvailles avec sa mère (il est lui aussi parti longtemps), qui en quelque sorte pourraient être une préfiguration des retrouvailles avec Ulysse. Entre le moment où il est en héros grec, et celui où il retrouve un costume civil, il reste un moment presque sans défense en sous-vêtements, au moment où il évoque sa rencontre avec Hélène, comme l’adolescent séduit, qui s’assimile au jeune Pâris (d’ailleurs il va chercher sur le tapis à bagage la pomme d’or que Pâris utilisa pour départager les trois déesses Aphrodite, Athéna et Héra, cette « pomme de discorde » qu’il offrit à Aphrodite et qui en retour lui procura l’amour d’Hélène avec les conséquences que l’on sait). Car les matériaux qui arrivent sur le tapis roulant ne sont pas forcément limités à ce qu’Ulysse a vécu directement, mais à tout ce qui est raconté dans l’Odyssée, et qui se relie à Ulysse directement ou indirectement.
Quand Télémaque est habillé en « civil » en « monsieur », il se banalise, et devient moins intéressant, sa parole n’est pas crue par Pénélope, et il observe ébahi l’attitude d’Ulysse. En fait, ce Télémaque, c’est un Ulysse jeune et rêvé, qu’Hélène a immédiatement repéré avant d’en connaître l’identité, par sa ressemblance avec son père, nous dit l’Odyssée.
Autre personnage clé, le berger Eumée, auprès de qui Ulysse ne se fait pas reconnaître dans un premier temps, mais dont il vérifie l’humanité. C’est une image de la permanence, de la fidélité, une de ces images qui transcendent les duretés du temps et qui évidemment touchent Ulysse.
FC Bergman fait accompagner le berger d’un bouc (superbe) ou d’une chèvre, qui évidemment fascine le public. On distingue moins en arrière-plan plus tard plusieurs autres chèvres occupant le fond de scène tandis que l’animal, au pied de l’escalier mécanique et dans un espace aménagé avec un amas de paille abondante (on trouve de tout dans les aéroports…), va être amené au proscenium.
Nous avons évoqué le rôle de l’animal sur une scène, cet acteur extraordinaire qui joue son rôle sans savoir qu’il le joue et qui s’impose de manière tellement forte qu’il mobilise le regard de tous : le bouc (ou la chèvre) attaché(e) aux sièges de la salle d’attente patiente, regardant d’un côté ou de l’autre, pendant que la musique et le chant s’élèvent : l’entend-t-il, ressent-il une familiarité avec la prosodie de Badoardo et la musique de Monteverdi ? Je ne peux m’empêcher de penser que FC Bergman rapproche le bouc de ce qu’il a fourni au monde, la tragédie (littéralement le chant du bouc) ((Wikipedia nous dit : Le mot τραγῳδία / tragôidía est composé de τράγος / trágos (« bouc ») et ᾠδή / ôidế (« chant ») ; il veut originellement dire « chant du bouc ».))
Ainsi la présence du bouc (ou de la chèvre) est-elle évidemment à la fois réaliste (un berger, qui garde ses chèvres et ses boucs, modeste) et surréaliste (dans un aéroport, c’est incongru, même si on y trouve tout) mais surtout symbolique de la tragédie, ce genre que l’opéra aux origines voulait imiter. Une chèvre ou un bouc dans un aéroport de théâtre, voilà qui affirme une autre logique, plus poétique, plus merveilleuse en quelque sorte.
Deux autres personnages remplissent la scène au début (ils disparaissent assez vite), Melanto et Eurimaco.
Eux aussi sont là comme au miroir.
Si Télémaque est un Ulysse jeune, eux sont le couple jeune qui vole vers un futur, un départ. Si Pénélope dort sur les cuisses de Melanto, celle-ci à l’apparition d’Eurimaco laisse sa maîtresse seule, et va compter fleurette… sur un chariot à bagage qui devient cette fois symbole de bougeotte, de voyage, de départ.
D’ailleurs, ils vont disparaître au fond vers les portails de sécurité, vers un voyage aux dimensions d’avenir. Dans l’économie de l’œuvre ils sont ce qu’Ulysse et Pénélope ne sont plus, ils sont jeunes, remplis de tous les désirs, ils sont l’image que Pénélope a dû garder de son Ulysse, de leur relation initiale, ils sont l’Eden perdu de Pénélope et Eurimaco incite d’ailleurs Pénélope à « refaire » désormais sa vie.
Autre figure presque fantomatique, la nourrice Ericlea, qui entoure Pénélope au départ, qui la soutient, figure de l’extrême vieillesse quand Melanto est figure de jeunesse. Melanto, Pénélope, Ericlea sont les trois figures de l’âge, une sorte d’image de la vie, et étrangement vieillesse et jeunesse soutiennent la femme mûre mélancolique.
Cette vieille femme respire l’énergie, elle bouge, elle observe, mais elle reste silencieuse jusqu’au dernier moment, celui où elle habille Ulysse, redevenant nourrice, réintroduisant Ulysse dans le présent, une figure d’énergie sortie d’hibernation (pendant toute la deuxième partie et jusqu’à son intervention, elle dort sur les sièges de la salle d’attente, comme si tout ce qui se passait (le massacre des prétendants) ne l’atteignait pas, que sa mission était ailleurs, comme le vrai deus ex machina qui va résoudre les doutes et trancher les nœuds gordiens au tout dernier moment.
Enfin les prétendants, à la fois groupe compact et indistinct d’hommes hic et nunc, ceux du présent, ceux qui se moquent des mythes, des dieux et des héros, et qui veulent tout tout de suite (pour ainsi dire vu le temps qu’ils ont déjà passé chez Pénélope). Dans ce groupe compact, il y a l’expression d’une urgence, d’une pression (la manière dont ils entourent Pénélope et l’entraînent) bien soulignée par leurs mouvements (ils occupent toute la galerie supérieure, comme des surveillants) puis descendent en se regroupant en une chorégraphie de l’étouffement. Dans le groupe se distinguent trois « meneurs » qui vont essayer l’arc, Anfinomo, Pisandro, Antinoo, qui vont aussi initier dans le groupe le déshabillage offrant à Pénélope la vue de leur corps ou leur torse. Antinoo se présente même nu, allant plus loin que les autres dans la compétition des chairs exposées. Expression des désirs, mais face à cette Pénélope toute de noir vêtue, ils deviennent des hommes-objets, ils s’offrent en corps à désirer, – avec quelque hésitation esquissée de Pénélope-.Vu le nombre, toute idée d’érotisme disparaît et devient exposition charnelle ironique, ridicule et désespérée.
Chaque personnage est relié d’une manière ou d’une autre au couple central Pénélope et Ulysse, et le ballet des humains s’impose bien plus fortement que le ballet de Dieux devenus accessoires, presque décoratifs.
Dans ce travail nous frappe d’abord la fidélité au livret, le suivi scrupuleux du mouvement de l’œuvre, soulignant les acteurs du drame (les mortels) et les accessoires (les dieux). FC Bergman n’oublie jamais l’œuvre source, l’Odyssée et l’exposition de plus en plus chargée des accessoires-souvenirs, sorte de trophées de chasse ramenés par Ulysse (chaque événement de l’œuvre est plus ou moins signalé par un objet), sont des objets sans vie, qui n’ont plus de sens sinon en quelque sorte muséal, dont Ulysse dans son palais pourrait remplir une Galerie de l’Évolution odysséenne.
Ce sont restes et traces sans vie, sans plus aucun enjeu, s’ils ont pu en avoir auparavant. Ulysse ne peut plus se définir par rapport à cette histoire-là, mais par rapport à un présent encore plus pesant. Quand Pénélope retourne se réfugier dans son rêve, à la toute dernière image, il se fait lui aussi pièce de musée, en retournant à ses oripeaux. FC Bergman nous dit ainsi que le retour d’Ulysse faisant d’Ulysse un mortel ordinaire vivant son quotidien à Ithaque n’aurait plus d’intérêt ni humain, ni théâtral ni littéraire. Ulysse est condamné à être sa légende et non sa vérité.
L’accompagnement musical
Ce spectacle aussi soutenu et aussi juste a la chance d’être accompagné par un plateau vocal et un orchestre qui le renforcent, et qui donnent à l’ensemble l’allure d’une Gesamtkunstwerk où chacun est à sa place.
En faisant appel à Fabio Biondi et à son ensemble l’Europa Galante, Aviel Cahn garantit une approche historiquement éclairée, tant le chef et ses musiciens incarnent depuis des dizaines années avec quelques autres le renouvellement des approches de ce répertoire et son profond respect des œuvres. Le résultat en est très raffiné, très délicat, qui laisse entendre et se déployer le texte. On sait que pour Monteverdi le texte est l’élément pivot de l’opéra et qu’il faut qu’il soit vraiment au premier plan. Dans une œuvre où le méditatif est essentiel, où les monologues s’imposent comme porteurs de l’intrigue, d’une intrigue qui reste limitée, avec une action concentrée sur la dernière partie, la musique dirigée par Fabio Biondi (au violon) reste quelquefois presque confidentielle, appuyée sur le continuo (harpe, théorbe, clavecin, luth, viole de gambe, organo da camera), presque plus un accompagnement liederiste qu’une véritable protagoniste et l’orchestre semble simplement quelquefois développer la ligne du continuo sans reprendre la main.
C’est pourquoi on aurait peut-être aimé un orchestre plus présent au niveau sonore, malgré de beaux moments : le massacre des prétendants est par exemple bien réussi avec un bel engagement des cordes et une mise en scène qui embrasse le rythme de la musique.
L’ensemble est très élégant, particulièrement délicat, mais manque un peu de présence dramatique. Quelques moments sortent de l’ordinaire comme l’intervention ultime d’Ericlea, accompagnée au départ par de superbes cuivres. En donnant systématiquement la primauté à la voix, on a l’impression que le cadre pourrait être un grand salon de palais aristocratique plus qu’un théâtre.
Il reste que cette relative discrétion orchestrale peut aussi convenir à une œuvre mélancolique et très intérieure où le spectaculaire reste marginal, comme une longue méditation sur la finitude des choses et des sentiments. C’est pourquoi le cadre musical nous est apparu convenir à l’esprit d’ensemble, sans toujours être tout à fait convaincant ou du moins provoquant une légère frustration.
En revanche, Biondi accorde aux voix la primauté incontestable et la distribution dans son ensemble, composée de chanteurs aussi bien très jeunes que très expérimentés montre un réel engagement et une qualité vraiment appréciable. Comme souvent à Genève, outre de jeunes chanteurs il y a plusieurs prises de rôle : que l’ensemble soit si cohérent n’en est que plus méritoire, d’autant que la mise en scène demande à chacun d’être scéniquement très présent.
Le chœur (en fait le groupe des prétendants) dirigé par Alan Woodbridge assure une prestation efficace, même si les interventions restent limitées, mais elles sont bien marquées et énergiques.
Du groupe des prétendants, trois se détachent, Vince Yi (Pisandro), Sahy Ratia (Anfinomo),et William Meinert (Antinoo). S’ils chantent un peu ensemble c’est dans l’épreuve de l’arc qu’on peut mieux les apprécier et surtout constater de vraies qualités. Vince Yi, contreténor, chante un Pisandro aux agilités correctes avec un très beau phrasé et une diction très claire. C’est par son timbre et son aisance que se distingue Sahy Ratia, à la couleur lumineuse de futur belcantiste qu’on commence à entendre çà et là,
Quant à William Meinert que la mise en scène fait arriver nu (cachant de ses mains sa virilité) et qui revêt discrètement un boxer pour chanter son air de l’arc, c’est une basse du jeune ensemble du Grand Théâtre qu’on a déjà entendu dans Titurel précédemment, et qui montre une voix bien projetée et bien contrôlée au phrasé impeccable et assez expressive.
Trois voix, trois univers, mais aussi la variété de trois couleurs très différentes et qui donnent une vraie force musicale à la scène.
On connaît bien Jérôme Varnier, Nettuno sonore, qui fait sonner sa voix de basse dans un rôle où il chante soit dans l’ombre, soit harnaché sous un costume écrasant, tandis que Jupiter est Denzil Delaere, qui chante dans les mêmes conditions de Dieu un peu accessoire, avec de jolies qualités de timbre et une voix de ténor assise qu’on a déjà entendue à Genève.
Deux membres du jeune ensemble composent le « jeune couple » de l’opéra, Melanto et Eurimaco, elle Julieth Lozano, fraiche, engagée, joli timbre clair, et l’autre, Omar Mancini, lui aussi doué d’un beau timbre solaire de ténor, un poil moins à l’aise peut-être dans ce répertoire où il se montre cependant expressif et très engagé scéniquement tout en étant un remarquable pilote de chariot à bagages…
Giuseppina Bridelli est un mezzosoprano bien connu des distributions baroques qu’on a déjà vue à Genève dans une très belle Cybèle d’Atys. Elle est ici Minerve, active, plus vraie que nature avec son casque emplumé, très engagée dans le jeu, avec une voix bien projetée très à l’aise dans le registre central un petit peu acide dans l’aigu, mais offrant une prestation spectaculaire et convaincante dans l’ensemble.
Très belle prestation également en Eumete de Mark Milhofer qui a été aux bonnes écoles (Renata Scotto et Leyla Gencer), et qui propose un personnage intériorisé, à qui la mise en scène confie pour quelques moments la fameuse chèvre (ou le bouc) qu’il doit amener au proscenium et cajoler un peu (aux saluts, l’animal sera plus rétif à venir se faire applaudir, la modestie sans doute), il compose un Eumete émouvant, au jeu sobre et équilibré, une des réussites incontestables de la distribution.
Pour Jorge Navarro Colorado, Telemaco c’est aussi une prise de rôle. Ce ténor spécialisé dans le répertoire baroque en carrière depuis quelques années a un timbre délicat, chante de manière expressive et propose un personnage que la mise en scène a un peu chargé, héros grec rappelant Ulysse jeune, puis rentrant dans le rang et finissant l’opéra en spectateur. Il ne quitte pratiquement plus la scène dès qu’il apparaît sur le char de Minerve. Jolie prestation, juvénile, qui offre du personnage une vision en vrai contraste avec l’Ulysse proposé par Mark Padmore.
L’intervention d’Elena Zilio en Ericlea est sans doute l’un des moments les plus forts de la soirée. D’abord parce que nous l’avons écrit plus haut, elle apparaît comme le deus ex machina qui confirme l’identité d’Ulysse. Son intervention est forte, expressive, émouvante, avec une incroyable variété de couleurs et d’expression, et une voix qui projette, des aigus soutenus et puissants et un impeccable phrasé. Car Elena Zilio, née en 1941, est un miracle scénique, qui sait occuper l’espace et surtout connaît les secrets de l’art du chant, de la technique et de la respiration. Extraordinaire apparition d’une légende vivante.
Sara Mingardo est une des grandes spécialistes du répertoire baroque, l’une des voix les plus sûres et les plus expressives, qui donne du personnage de Pénélope une image à la fois épuisée et résignée, mais en même temps pleine de cette énergie du désespoir où elle met tous ses efforts. On connaît ses qualités de phrasé, sa manière particulièrement raffinée de prononcer chaque mot, de faire entendre les paroles, avec une diction impeccable, jouant sur les couleurs, la variété des expressions, qui rend passionnante sa prestation. Mingardo ne frappera jamais par des aigus triomphants, mais par une science du dire, qui la rend inégalée dans les rôles intérieurs, les méditations, l’expression de la douleur et du doute. C’est pourquoi elle entre dans le personnage de Pénélope avec un naturel confondant, parce qu’il convient merveilleusement à sa voix, à sa science des inflexions et à son intelligence du texte.
Mark Padmore a un timbre d’une rare suavité, qui convient particulièrement à cet Ulysse revenu de tout et même des enfers, qui est en même temps en attente.
Il a d’abord le physique requis, émacié, le visage buriné, il est à l’opposé de ce que serait un Ulysse héroïque. Il est toute modestie, toute retenue, et même lorsqu’il massacre les prétendants, il sort d’une sorte de prostration, explose de violence (la voix devient cri) pour revenir ensuite à cette attitude presque renfermée qui caractérise le personnage pendant presque l’ensemble de l’opéra.
Padmore est un ténor au répertoire assez ouvert, de Bach à Britten, qu’on ne rencontre pas forcément dans Monteverdi, mais qui est en revanche un très grand liederiste, c’est-à-dire qu’il convient à ce rôle plutôt intériorisé et méditatif. Il serait en version ténor ce qu’un Gerhaher pourrait être en version baryton. Habitué du Lied, il sait dessiner avec sa voix un univers, il sait cultiver la parole et ses multiples couleurs, il sait aussi adapter sa voix, l’alléger ou la pousser jusqu’au rugissement tout en lui gardant tantôt aussi une incroyable suavité. Et comme l’accompagnement de l’orchestre est particulièrement délicat voire léger, sa voix s’élève comme une longue mélodie douloureuse et touchante. L’expression d’une douceur résignée frappe dans son interprétation : ses premiers mots à son arrivée dans la salle d’aéroport sur ce tapis sont presque neutres, comme s’il s’excusait d’être dans ce lieu qu’il ne reconnaît pas. Il a quelquefois l’inexpression indifférente de celui qui a tout vu, tout souffert, tout vécu et pourtant toujours dans sa voix aussi l’expression d’une humanité douloureuse, qui constaterait sans cesse sa déchéance ou qui se sentirait attendu mais pas si souhaité : en fait, cet Ulysse revenu fait un peu peur. Il est défini par ses aventures, par les traces qu’il a laissées, matérialisées par le fameux bric à brac dont nous avons parlé, mais en même temps, quelle identité assume-t-il ? Qui est-il désormais ? Il y a tout cela dans un chant d’une incroyable intelligence, un chant habité, éduqué, un chant qui est leçon. C’est pourquoi on peut sans craindre le qualifier de magistral car c’est celui d’un maître.
À la fin du voyage immobile de spectateur tombé dans une salle d’attente d’aéroport, il se passe tant de choses. Cet aéroport est aussi bien le lieu du rêve que celui des solitudes et des souvenirs, c’est le lieu de tous les passages, mais aussi de tous les drames. En ce sens ce travail est éminemment ingénieux, sensible et sérieux : tout en respectant terme à terme le livret et la légende, tout en se montrant aussi cultivé, il se concentre sur les individus, sur leurs doutes et leurs craintes, sur leurs angoisses et en ce sens il est profondément vrai. L’accompagnement musical discret, presque quelquefois (trop ?) minimaliste, laisse les méditations individuelles s’exprimer et chaque participant y prend sa juste place. Dans ce répertoire, c’est l’une des lectures les plus efficaces que l’on ait pu voir récemment parce qu’elle souligne l’extraordinaire modernité de l’entreprise monteverdienne, et il n’est pas sûr que le genre ne se soit pas un peu affadi ensuite, délaissant pendant un temps la vérité pour le seul spectaculaire. Enfin c’est un des grands spectacles vus à Genève ces dernières années. Un sans-fautes.