Il y a d’abord un décor (de Sabine Theunissen), très ramassé sur la scène de la Haus für Mozart, un décor en empilement auquel il est difficile d’accéder et où il est si délicat de se mouvoir, un décor trop plein qui pourrait bien être une image de l’espace mental du héros, désordonné et confus. Toutes les scènes se placent dans cet espace réduit, où l’on circule peu, et avec peine, de haut en bas et latéralement. Des planches qui semblent branlantes en guise de sol, et des projections qui accentuent l’oppression. Comme si cela ne suffisait pas, des projections marquent la tension qui renvoie à la Grande Guerre dont on sait que l’expérience fut traumatique pour tant d’artistes de cette génération. Images d’explosions, de bombardements, de soldats qui en se surajoutant à cet étrange décor-fatras, aboutissent à des images expressionnistes proches de tableaux d’Otto Dix ou de Beckmann (vidéos de Catherine Meyburgh) mais avec des couleurs qui rapprochent d'un autre expressionniste bien avant l'heure, Tintoret.
C’est sans doute cette expérience esthétique-là que le spectacle mis en scène conjointement par William Kentridge et Luc De Wit veut imposer, une expérience techniquement magnifiquement réussie, qui laisse supposer un Wozzeck en déshérence et de-déstabilisé par la guerre, bien plus qu’un soldat prolétaire exploité jusqu’à l’impossible par les uns et les autres : ce n’est pas l’aspect social qui intéresse ici les metteurs en scène, mais bien plutôt les ravages de la guerre dans un monde et dans une âme laissant l’un et l’autre dans un innommable désordre. Il s’agit donc d’une tentative d’imposer d’abord des images, qui renvoie plus à un traumatisme collectif qu’un drame individuel. Or, le Woyzeck de Büchner est peut-être avant tout une tragédie de l’individu, écrite en 1837, et donc bien en amont de la guerre, même si Berg a découvert l’œuvre en 1914 et a pu conforter son intention de la mettre en musique à la faveur des années de guerre.
Les mises en scène de Wozzeck imposent souvent une distance et une image des personnages proches de la caricature (costumes de Greta Goiris), déjà celle de Hans Neugebauer et Achim Freyer dans les années 80 (et 90) à la Monnaie avec d’autres moyens tirait vers l’imagerie : ici, Wozzeck et Marie exceptés, les personnages tirent vers la marionnette, dont il faut voir dans la figuration de l’enfant une indication claire mais aussi dans les masques de la scène du cabaret, vue comme danse macabre. Par ailleurs le décor du cabinet du docteur tient presque de celui d’une maison de poupées et ainsi, c’est un monde lointain, déformé qui arrive au spectateur, avec des perspectives rompues, une surcharge quelquefois étouffante qui oppresse, et aussi des formes qui éloignent de tout réalisme, comme celles d’un rêve au plutôt d ’un cauchemar : impression confirmée par le meurtre de Marie au centre de cet amas branlant.
Wozzeck au milieu de ce monde à la réalité cauchemardesque augmentée est un enfant perdu, un être en marge, qui observe de manière un peu hallucinée ce qui l’entoure, mais c’est Marie qui est sans doute traitée avec le plus d’originalité, une Marie très juvénile , presque adolescente qui veut vivre, avec une fraicheur et presque une innocence qui frappe et qui fait adhérer immédiatement au personnage. On est loin d’une figure tragique à la Waltraud Meier ou à la Anja Silja.
L’incarnation d’Asmik Grigorian (qui en est à sa troisième Marie) est stupéfiante de fraicheur et de jeunesse et change complètement la vision du personnage. La voix est puissante, le timbre est clair, et cette jeunesse donne au personnage un profil peut-être encore plus tragique et désespéré.
Matthias Goerne est Wozzeck et l’on connaît cette incarnation, à la fois retenue et « ailleurs », avec une diction et un phrasé proches de la perfection, et ce timbre voilé qu’on peut trouver terne qui projette le personnage dans un univers presque parallèle. Certes, la projection et le volume pourraient être quelquefois plus puissants, mais la couleur de l’incarnation et la force qu’il impose du personnage emportent l’adhésion.
Si John Daszak est un tambour-major dans la tradition, correctement chanté et comme souvent assez platement interprété, la couleur manque et la voix puissante est rarement modulée, mais le côté m’as-tu vu et superficiel du personnage est bien rendu. En revanche et comme souvent, Gerhard Siegel est un capitaine exceptionnel : maître dans l’art de la coloration d’un texte, qu’il dit toujours avec une précision incisive et un véritable ton, il est du point de vue stylistique sans doute le maître du plateau et reçoit une ovation qui montre la puissance de l’incarnation, et le docteur de Jens Larsen n’est pas en reste, lui aussi quasiment parfait dans son personnage et dans l’expressivité du chant.
Mais c’est surtout à l’orchestre que ce Wozzeck impressionne et marquera sans doute la mémoire : les Wiener Philharmoniker, pour la quatrième fois (après Aida, Lady Macbeth de Mzensk et Lear) stupéfient par la perfection de l’exécution, des bois à tomber, des cordes charnues, colorées, une lisibilité d’ensemble qui permet notamment dans les interludes, de retrouver les formes (classiques) voulues par Berg, et aucune scorie aux cuivres : bref une virtuosité qui laisse pantois. On sait la phalange exceptionnelle, c’est un truisme de le répéter, mais en cet été 2017, ils ont démontré une maîtrise totale de chaque répertoire, travaillant avec des chefs si différents chaque couleur et chaque inflexion. Bien sûr le mérite ici en revient aussi et surtout à Vladimir Jurowski qui entraîne l’orchestre vers ces sommets, en proposant une lecture très incisive, résolument tournée vers le futur, vers l’atonalité, vers les « neue Töne » ((Les nouveaux sons)) chers à Metzmacher, mais en même temps particulièrement subtile, d’une clarté et d’une lisibilité incroyables, sans jamais un volume excessif dans la salle relativement « intime » de la Haus für Mozart, toujours accompagnant les chanteurs et très attentif à ne jamais les couvrir et avec une retenue bouleversante dans les moments les plus lyriques (ah, le violon solo quand Marie lit la bible !). Une des interprétations les plus passionnantes des dernières années.