Richard Wagner (1813–1883)
Siegfried (1876)
Der Ring des Nibelungen
Ein Bühnenfestspiel für drei Tage und einen Vorabend
Deuxième journée.
Livret du compositeur
Création au Festival de Bayreuth le 16 août 1876

Direction musicale : Alain Altinoglu
Mise en scène : Pierre Audi

Décors : Michael Simon
Costumes : Petra Reinhard
Lumières : Valerio Tiberi

Siegfried : Magnus Vigilius
Mime : Peter Hoare
Der Wanderer : Gábor Bretz
Alberich : Scott Hendricks
Erda : Nora Gubisch
Brünnhilde : Ingela Brimberg
Fafner : Wilhelm Schwinghammer
Waldvogel : Liv Redpath

Orchestre symphonique de la Monnaie

Bruxelles, Théâtre Royal de la Monnaie, le mercredi 11 septembre 2024 à 17h

Après l'annonce de l'interruption du Ring de Romeo Castellucci, le Théâtre de la Monnaie se tourne pour les deux derniers volets vers une mise en scène signée Pierre Audi, à la fois inspirée et différente de la production qu'il avait montée en tant que directeur de l'Opéra d'Amsterdam avec comme directeur de casting un certain Peter de Caluwe… L'exercice de la comparaison n'a pas sa place ici, tant ce Siegfried diffère des deux premières soirées vues la saison précédente. Il demeure ici un travail d'un professionnalisme sans faille, doté d'une esthétique qui met en avant les éléments d'une modernité esthétique où le décor joue les premiers rôles et libère le plateau vocal de certaines contraintes. Le Siegfried de Magnus Vigilius s'en sort avec les honneurs, avec une intense Ingela Brimberg en Brünnhilde et le Fafner de Wilhelm Schwinghammer. La direction d'Alain Altinoglu imprime à la partition une véhémence expressive qui puise moins dans les détails que dans le sentiment d'une unité globale. 

Peter Hoare (Mime), Magnus Vigilius (Siegfried)

En mai dernier, La Monnaie annonçait par la voix de son directeur Peter de Caluwe qu'elle interrompait le Ring de Romeo Castellucci. Rendu impossible par la dimension du projet et la mise en tension des moyens alloués par la maison, il a bien fallu se rendre à l'évidence et prendre une décision raisonnable pour les deux parties. On peut certes regretter amèrement que l'aventure s'interrompe après deux premiers volets très prometteurs mais c'était sans doute oublier qu'une production nécessite des coûts financiers et humains qui s'inscrivent dans une réalité qui rend parfois impossible la dimension artistique. Il ne reste plus qu'à souhaiter à Romeo Castellucci de pouvoir trouver avec le Liceu de Barcelone, l'autre partenaire de cette aventure du Ring, un terrain d'entente pour pouvoir boucler la production dans de bonnes conditions.

Peter de Caluwe s'est largement exprimé dans la conférence de presse qu'il a donnée en mai dernier sur sa décision de confier Siegfried et Götterdämmerung à Pierre Audi. En optant pour une décision qu'on qualifiera de "sécure" et responsable, il sollicite un nom qui a joué un rôle important au début de sa carrière, à l'époque où De Caluwe débutait en directeur de casting dans un Opéra d'Amsterdam où Pierre Audi, ancien directeur et metteur en scène signait une production du Ring qui fit à l'époque beaucoup de bruit dans le microcosme wagnérien. D'une esthétique plus surprenante que réellement révolutionnaire, cette Tétralogie puisait son énergie dans une disposition inhabituelle de l'orchestre au centre d'une structure scénique en forme d'anneau sur laquelle évoluait les protagonistes. Cette scénographie se bornait à souligner l'aspect spectaculaire en abordant le chef‑d'œuvre de Wagner avec des éléments qui s'attardent davantage sur la dimension visuelle que sur l'analyse thématique ou intellectuelle.

De toute évidence, le très court délai imposé par les circonstances inédites de la commande du Théâtre de La Monnaie conduit Pierre Audi à faire des choix drastiques parmi les éléments scéniques mis au service de ce Siegfried. À sa décharge aussi, il faut rappeler que Siegfried est parmi les quatre soirées que constitue le Ring, celle qui demeure généralement la plus délicate à mettre en scène. La faute à une structure harmonique très horizontale avec une action limitée à une suite de scènes dialoguées qui nécessitent, sinon des idées scénographiques particulièrement élaborées, du moins des allusions qui renvoient à l'ensemble de la Tétralogie, à l'image d'un livret où fourmillent les références aux événements qui précèdent la naissance du héros.

Peter Hoare (Mime), Magnus Vigilius (Siegfried)

Comme souvent chez Pierre Audi, le décor joue une place centrale qui consiste principalement à accompagner et illustrer la narration. Loin d'un Castellucci travaillant à rendre compte l'épaisseur symbolique du mythe (quitte à "mystifier" le spectateur en lui confiant une part non négligeable d'analyse et de perception personnelle), Audi joue sur les effets que produisent des images jamais trop éloignées du livret. Ainsi, cette structure géante façon compression de César ou boule tôles froissées qui domine la scène d'un bout à l'autre de la soirée, animée d'un jeu subtil de rotation et d'une multiplication de fissures percées de rayons lumineux avec un éclairage dont la dominante rouge, verte et blanche guide sans originalité mais efficacement la lecture. Tour à tour forge, forêt puis dragon, cette structure est barrée obliquement d'un long néon aveuglant signifiant la lance du Wotan/Wanderer qui finira par se diviser en segments au moment où Siegfried la brise pour atteindre le rocher de Brünnhilde. Des fragments épars flottent dans un espace d'une blancheur éclatante, dans une dernière scène qui demeure sans doute la plus convaincante de la soirée – en partie parce qu'elle nous rappelle indirectement la conclusion extatique de la Walkyrie de Castellucci et surtout ce sentiment ataraxique dans lequel l'infiniment long dialogue Siegfried-Brünnhilde se déplie sans encombrement.

On ne peut pas en dire de même des scènes précédentes, où règne un curieux sentiment de trop et de trop peu, surlignant le lent cheminement du sale gosse vers le héros. En guise de poteau indicateur, cette longue séance vidéo, projetée en préambule et montrant des enfants dessinant et jouant des scènes inspirées d'un univers façon Donjon et Dragons. L'aspect enfantin de l'intrigue est mis en avant par les acteurs mêmes de cette fiction, à savoir : des enfants qui nous rappellent l'origine très touchante et très simple de la geste wagnérienne. Des chevaliers, des princesses à délivrer… bref, une multitude de situations narratives qui forment un des aspects du livret de Siegfried mais qui, du même coup, limite l'approche à une superficialité qui interdit toute lecture plus complexe.

Gábor Bretz (Wanderer), Scott Hendricks (Alberich)

Ainsi, ces costumes imaginés par Petra Reinhardt avec cet oiseau boule de plume joué par un enfant à qui (contrairement à la production d'Amsterdam), Pierre Audi confie à un rôle de figurant doublé par une soprano discrètement voilée de noir. Ou bien encore cette mort de Fafner où le dragon apparaît sous la forme d'un curieux yéti blanc tenant dans ses bras son double tel un cadavre noir, flasque et carbonisé. Mime est vêtu d'une gabardine dont la surface rugueuse évoque un lugubre batracien. Son apparition au lever du rideau rappelle ironiquement le sommeil de Brünnhilde, allongé et coiffé d'une perruque blonde qui tombe et dévoile son crâne étrangement cabossé. Chaussé de collants noirs et portant une jupe, il est visuellement ce "père" et cette "mère", comme il tente de le faire croire à Siegfried. Siegfried justement, qui déboule en tenue de boxeur avec un ours… en peluche qu'il ne tarde pas à martyriser avec ses gants de cuir et cette épée forgée à grands effets de gerbe d'étincelles et de nuage de vapeur. Héros randonneur au II, il finira en sobre t‑shirt noir dans une ultime scène où plane le souvenir d'une Liebestod en ombres chinoises que signait un certain Pierre Audi au Théâtre des Champs-Elysées et à l'Opéra de Rome en 2016.

Côté solistes, l'intérêt vient principalement de la présence du Siegfried de Magnus Vigilius qui signe ses débuts à la Monnaie un an tout juste après sa prise de rôle au Den Ny Opera à Esbjerg (Danemark). La ligne vocale possède la force et la véhémence qui traduit l'engagement sans en dissimuler toutefois certaines approximations dans l'intonation et les tenues trop irrégulières. Le timbre est martial et sans grand raffinement mais c'est en jouant la carte de l'intensité et du jeu qu'il réussit à s'imposer face à la Brünnhilde d'Ingela Brimberg qui reste un peu sur la réserve en ce soir de première. Sans le soutien d'un registre grave qui souvent se dérobe, la soprano suédoise durcit ses aigus et imprime à son vibrato une couleur ténue et volontaire.

Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried)

Trop neutre d'expression et de surface, le Wanderer de Gábor Bretz peine à convaincre et en cela, nous laisse comme dans les épisodes précédents sur notre faim. Le phrasé est certes appliqué mais la projection manque de tenue et de corps, dessinant un personnage finalement moins caractérisé que son alter ego Alberich dont il partage l'apparence visuelle d'un héros solitaire de Far-West. Scott Hendricks cherche à incarner de tout évidence ce "bad boy" grimaçant et torturé intérieurement, dont le timbre accentue la noirceur et la vilénie. Le Mime de Peter Hoare hésite entre portrait-charge et effet comique, multipliant des gestes vocaux qui traduisent des moyens pas toujours au rendez-vous là où une Nora Gubisch réussit à capter l'attention en concentrant les siens sur l'effet que produit un récit qui se déploie sur une seule ligne. L'Oiseau de Liv Redpath a l'élégance et la légèreté qui conviennent à cette présence au final très ironique là où le Fafner de Wilhelm Schwinghammer confirme les bonnes impressions de ses récentes prestations bayreuthiennes.

La direction d'Alain Altinoglu semble profiter de cette abstraction qui domine en scène, au point de laisser la fosse prendre parfois les premiers plans malgré l'acoustique relativement sèche et étroite. Le dessin mélodique des cordes est souvent noyé dans des confusions que domine l'idée d'une ligne vaste et sonore qui enveloppe sans trop s'attarder aux détails. Certaines interventions solistes pâtissent des enjeux d'une soirée de première mais sans toutefois dépareiller un ensemble dominé par une lecture qui donnent du drame wagnérien un précieux sentiment de puissance et de narration.

Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried)

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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