Mieczyslaw Weinberg (1919–1996)
L’Idiot (идиот) (1986/87)
Opéra en quatre actes
Livret d’Alexander Medvedev d’après le roman éponyme de Fiodor Dostoïevski (1868/69–1874)
Création le 9 mai 2013 au Nationaltheater de Mannheim

Oleg Ptachnikov Direction musicale
Krzysztof Warlikowski Mise en scène
Małgorzata Szczęśniak Décors et costumes
Felice Ross Lumières
Kamil Polak Vidéo
Claude Bardouil Chorégraphie
Christian Longchamp Dramaturgie

Bogdan Volkov Fürst Lew Nikolajewitsch Myschkin
Ausrine Stundyte Nastassja Filippowna Baraschkowa
Vladislav Sulimsky Parfjon Semjonowitsch Rogoschin
Iurii Samoilov Lukjan Timofejewitsch Lebedjew
Clive Bayley Iwan Fjodorowitsch Jepantschin, General
Margarita Nekrasova Jelisaweta Prokofjewna Jepantschina, son épouse
Xenia Puskarz Thomas Aglaja Iwanowna Jepantschina
Jessica Niles Alexandra Iwanowna Jepantschina
Pavol Breslik Gawrila (Ganja) Ardalionowitsch Iwolgin
Daria Strulia * Warwara (Warja) Ardalionowa Iwolgina
Jerzy Butryn Afanassi Iwanowitsch Totzki
Alexander Kravets rémouleur
Jutta Bayer Adelaida Iwanowna Jepantschina

Voix masculines de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Pawel Markowicz
Chef des chœurs

Wiener Philharmoniker

* Membre du Young Singers Project

Salzbourg, Felsenreitschule, Dimanche 18 août 2024, 19h

Dostoïevski constitue, nous l’avons déjà souligné, un lien explicite de la programmation 2024 du Festival de Salzbourg puis deux de ses œuvres, Le Joueur dont nous avons rendu compte et L’Idiot prennent leur source dans deux de ses romans. Elles sont par ailleurs assez contemporaines (Le Joueur date de 1866 et L’Idiot est paru en feuilleton en 1868–69 avant sa parution en 1874) et assez autobiographiques, Dostoïevski ayant perdu d’un côté beaucoup d‘argent à la roulette et d’un autre souffrant d’épilepsie comme son héros Mychkine (L’Idiot) et nécessitant de changer d’air, il séjourna en Suisse, notamment à Genève.
Mais les deux opéras qui en sont tirés sont loin d’être aussi contemporains…
Si Prokofiev compose
Le Joueur pendant la première guerre mondiale, L’Idiot est une œuvre récente, créée à l’Opéra de chambre de Moscou en 1985, et en version intégrale en 2013, signée du compositeur polonais Mieczyslaw Weinberg mort en 1996… 

Weinberg, juif polonais ayant choisi l’exil en URSS pendant la deuxième guerre mondiale, est un compositeur à la production importante, qui a laissé une quantité d’œuvres souvent remarquables, protégé par Chostakovitch qui l’a probablement sauvé de la mort, et dont nous avons vu récemment Die Passagierin, son premier opéra (et le plus connu) à Munich en mars 2024. Il est en effet peu à peu redécouvert. 

Ce contexte particulier pouvait difficilement être négligé par le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski à qui Markus Hinterhäuser a confié la mise en scène à Salzbourg, d’autant que, du côté du théâtre, l’autre grand phare de la scène polonaise, Krystian Lupa, mettait en scène avec le Jaunimo Teatras de Vilnius (Lithuanie) Der Zauberberg, la Montagne magique, d’après le roman de Thomas Mann, l’une des œuvres les plus importantes du XXe siècle, proposant la vision d’un long voyage mortifère vers la guerre et la catastrophe.
Il est donc là encore très difficile de ne pas constater une logique de programmation aux liens profonds et qui interroge notre rapport au monde.
Si Hans Castorp le héros de Thomas Mann monte au sanatorium de Davos pour trois semaines, y passe sept ans (le temps du roman) et en ressort pour plonger dans la guerre de 1914 et probablement y périr (du moins Thomas Mann le laisse-t-il entendre), le Prince Mychkine (
L’Idiot) a vécu dans un sanatorium suisse et en ressort apparemment « guéri », pour retourner dans le monde et s’y confronter. C’est cette confrontation avec le monde d’après sanatorium, le monde d’en-bas, (comme aurait dit un des personnages de La Montagne magique) qui fait le sujet de L’Idiot.

On peut regretter qu’Arte n’ait pas retransmis cette production, lui préférant la plus médiocre du festival, mais la vidéo existe avec sous-titres français sur Medici.tv, et je ne peux que recommander fortement aux lecteurs curieux de cette œuvre de s’y reporter, car le spectacle est l’un des plus forts de ces dernières années.

Bogdan Volkov (Mychkine)

 

Cette fête mondiale de la mort, et même alentour, cette mauvaise ardeur fébrile enflammant le ciel pluvieux du soir, l’amour en émanera-t-il un jour ?
Thomas Mann
La Montagne magique (dernière phrase).

L’Idiot

Sans nul doute le mot par sa brutalité interpelle. L’Idiot est pour nous un sot, un imbécile qui ne comprend pas grand-chose de ce qui l’entoure, qui manque d’intelligence, un stupide.. Mais l’étymologie du mot nous plonge dans d’autres considérations. Si le sens habituel du mot idiot est déjà un peu attesté dans l’antiquité grecque et latine, mais surtout au moyen-âge, le mot ἰδιώτης (idiotès) dont il procède signifie en grec ancien d’abord l’homme privé par rapport à l’homme public, le simple particulier, essentiellement de condition modeste, puis celui qui est étranger à tel ou tel métier, et par extension, sans éducation, ignorant…
Nous ne sommes pas dans le registre du manque d’intelligence, mais de celui qui ne sait pas, on pourrait dire l’innocent au sens où on l’entend dans Boris Godounov. Un inadapté qui ne connaît pas les règles… Et dans ἰδιώτης, il y a aussi ἴδιος (idios), qui signifie « propre », « particulier », ce qui appartient en propre qui peut aussi dériver vers « spécial », « original »… En russe, « идиот » est plutôt aussi sur ce type de signification et non sur li’dée de sottise.

C’est bien d’une question de rapport aux autres et au contexte qu’il s’agit, et non d’une question de stupidité.
La question est donc bien celle du rapport au monde…

Moi, et le Monde.
Qui suis-je face au monde tel qu’il va, moi qui pense et qui sens que « Le monde doit être sauvé par la beauté », comme le dit Mychkine et que puis-je faire ? Mychkine est-il un Parsifal, un « chaste fol », qui lui aussi prêche la « compassion » mais qu’au contraire de Parsifal le monde n’attend pas ?  C’est la problématique de L’idiot.

Mychkine était d’abord abstrait du monde, comme Castorp, le héros de La Montagne magique le deviendra. Portant en lui cette marge, cette abstraction, ce no man’s Land, il se confronte à tout le reste, grimaces, argent, amour, manœuvres, traversant tout d’une manière presque étrangère. C’est à cette nouvelle parabole à laquelle Krzysztof Warlikowski invite, et que j’ai vécue avec une urgence d’autant plus vive que deux jours après j’ai justement vu La Montagne magique dans la mise en scène de Krystian Lupa, ne cessant de retisser des logiques à la fois angoissantes et poétiques dans cette double expérience exceptionnelle de spectateur. C’est ce rapport indirect et cependant profond qui m’interpelle depuis que j’ai vu ces deux très grands spectacles et que malgré moi je mets en regard.

Les deux spectacles proposent d’ailleurs dès le départ une vision de la fin.

  • D’un côté (L’Idiot) d’abord cette déclaration Nastassya, 25 ans, elle le quitte, il la tue, et la chambre (une sorte de grande cage qui émerge du mur) où elle gît, une chambre mortuaire, un catafalque, une chambre qui surgit du mur comme un rêve, comme un fantasme, entre réalité et irréalité.
  • De l’autre (Der Zauberberg/La montagne magique) dans une sorte de cage-boite, qui émerge ou rentre dans la cloison, dans un lit, blessé, sans doute mourant des suites d’une blessure de guerre on voit le héros Hans Castorp en proie aux visions de Clawdia Chauchat (dont il est amoureux) démultipliée, sans doute dans un délire ultime.

Puis on passe au « vrai » début, où L’Idiot commence par une scène dans le train, tandis que Der Zauberberg, presque de manière parallèle montre Hans Castorp dans un compartiment de chemin de fer monter solitaire et méditatif, au Sanatorium qui va l’engloutir dans son monde vaporeux et mortifère. Mychkine en descend, et dès son voyage ferroviaire se trouve au contact du monde, c’est-à-dire des gens et notamment – hasard de théâtre et ironie tragique- de Rogojine, son ombre noire durant toute l’œuvre. Que l’Idiot commence en conversation et Zauberberg en méditation solitaire, dans deux trains qui vont dans des directions opposées, m’a évidemment interrogé. D’autant que le monde d’en-bas conduit Mychkine à la fois à se confronter aux autres, sans cesse, mais aussi à une sorte de mort, mort d’amour et mort à ce monde – on le voit dès la première image‑, et que le monde que trouve et dans lequel s’immerge  Hans Castorp est lui aussi structurellement mortifère, comme nous l’induisent les premières pages du roman (Castorp s’installe dans une chambre où vient de mourir une pensionnaire) et celles de la mise en scène qui nous font voir des cercueils-luges descendant vers l’en-bas (que le roman évoque aussi tout autant dans les premières pages)…

Mychkine descend du sanatorium pour vivre et renaître au monde en restant lui-même et en mourir – au moins dans la vision warlikowskienne…. Castorp y monte pour une simple visite de trois semaines à son cousin qui va durer sept ans, devenir existentielle, transformer complètement son être, et finir par la guerre et sans doute la mort.

Étrange et fascinante rencontre de deux spectacles très différents qui ne cessent de me poursuivre, et qui vont raconter chacun les désastres du monde…
La naissance à la vie de Mychkine est pleine disponibilité aux autres, des autres qu’il ne connaît pas, et qu’il imagine comme lui, où l’être et l’apparence fusionnent, une sorte d’être rousseauiste à l’état de nature qui dit ce qu’il pense, qui pense ce qu’il dit, pour qui la parole ne peut jamais avoir double sens, ou être un jeu, mais l’expression directe d’une âme naturelle. Il vit un état de nature presque idyllique qui ignore ce qu’est la vie « publique » et la vie du « public », c’est un être qui va essayer d’être au monde, sans réussir à sortir de sa propre abstraction, même face à l’amour (et quel amour d’ailleurs ?) et qui ignore que pour le monde, l’état de nature, c’est aussi la loi du plus fort.

Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

Jean-Jacques Rousseau
(Discours sur les origines de l’inégalité parmi les hommes)

Cette grille rousseauiste pourrait s’appliquer à cette histoire…

Castorp, héros de Thomas Mann, jeune bourgeois hambourgeois riche, ingénieur, prêt à vivre en plein dans le monde où il appartient d’emblée « aux forts », être de culture et de civilisation va faire l’expérience inverse d’un monde clos hors des règles du monde, soumis à d’autres rituels, et posé dans un paysage de nature, idyllique, large, à l’air pur, mais pourtant limité par le mur de la mort, et va y vivre à la fois une étrange histoire d’amour qui sans cesse lui échappera mais surtout une sorte d’introspection toujours plus révélatrice de lui-même sans jamais d’ailleurs pouvoir répondre à la question qui suis-je ?.
D’une certaine manière, pour les deux, l’échec amoureux est la conséquence de leur confrontation au milieu …
Mais la question de l’inadaptation au milieu peut procéder soit de l’individu rétif à s’adapter, soit du milieu dans lequel il évolue ou va évoluer.

Dans L’Idiot, dès la première rencontre avec Rogojine, qui sera une sorte l’ange noir, dès la présentation, la messe est dite puisque d’un côté Rogojine pétri par l’argent voit en Mychkine un être protégé par la richesse qui peut s’offrir un sanatorium en Suisse, et ensuite Mychkine se présente très vite comme Prince. Pour Rogojine, « Prince » renvoie à un statut social à une place dans le monde que Mychkine, qui au départ ne possède rien, ne mesure pas a priori. En étant Prince, « l’idiot » devient pour les autres monnayable… il devient une valeur sans le savoir.
Le troisième personnage de la conversation est Lebedev, que Warlikowski présente d’abord comme un père de famille avec femme et enfant dans un train, un être ordinaire, mais qui se lève bientôt pour se mêler à la conversation entre Mychkine et Rogojine : immédiatement le rôle de Lebedev interroge, son savoir, sa manière d’interférer avec les deux autres, en fera une sorte de commentateur tout au long de l’œuvre, mais de plus en plus au lieu de simplement commenter, il deviendra une figure diabolique qui poussera les pions, excitera, créera des situations, dont on ne sait jamais s’il est dedans ou dehors, dans l’action ou en transparence, un personnage de « troisième dimension » en quelque sorte, une figure maléfique, qui, littéralement porte le mal, extérieur et intérieur à l’intrigue. Lebedev dans cette vision n’a rien d’un personnage de roman transposé, il devient figure de théâtre, à rapprocher d’un Mephistophélès, d’un Coppelius, d’un Jago, d’un Loge ou d’un Don Alfonso malintentionnés.
Cette conversation dans le train dit tout, notamment de Rogojine, de sa situation familiale, de son goût pour l’argent, mais aussi de son amour pour Nastasia et de l’autre côté, on apprend les liens de Mychkine avec la famille Yepantchine : la scène de train est une authentique scène d’exposition : les deux personnages centraux, Rogojine et Mychkine sont en place et le petit génie du mal Lebedev aussi. Tout est donc prêt pour le parcours…

Le regard de Krzysztof Warlikowski sur l’œuvre de Weinberg a été considéré comme simple et épuré, et pourtant, son dramaturge Christian Longchamp écrit suite à ses conversations avec le metteur en scène dans le programme de salle : « La version de Weinberg est comme le squelette du roman. En elle vit tout ce qui n'est pas dans le texte, une ombre de l’épaisseur du roman ».
C’est une des questions inévitables de Krzysztof Warlikowski qui procède directement de ses origines : comment un juif polonais qui a choisi Moscou pour exil, qui a risqué d’y perdre la vie sous Staline, après avoir écrit un opéra sur la mémoire des camps (Die Passagierin) peut-il travailler à une œuvre de Dostoïevski, notoirement antisémite, nationaliste, panslave convaincu de la supériorité de l’orthodoxie sur catholicisme et protestantisme et de la suprématie de l’âme russe ?
Le travail de Warlikowski apparaît donc plus complexe qu’une simple épure, comme celui de Weinberg moins une illustration de Dostoïevski qu’un opéra sur un certain nombre de non-dits, avec peut-être un sous-texte plus autobiographique qu’il n’y paraît.

Aussi faut-il voir le squelette accroché au mur latéral gauche du décor, presque invisible, comme une sorte de vigie : nous voyons le squelette du roman de Dostoïevski, mais les chairs et les muscles sont pensés et dessinés par Mieczyslaw Weinberg…
Et pour finir, comme par hasard, dans ce texte reporté par Christian Longchamp, on y cite souvent Thomas Mann, comme quoi les relations à distance très serrées Krzysztof Warlikowski, Myeczyslaw Weinberg et Dostoïevski en permanent sous-texte d’un côté et de l’autre Krystian Lupa et Thomas Mann, ne sont pas lubie d’une âme trop kafkaienne… C’est une donnée, un hasard objectif et subjectif qui éclaire aussi ce travail éminemment plus complexe qu’il n’y paraît.

L'espace scénique

L’espace scénique prend évidemment la largeur du plateau immense de la Felsenreitschule, sans jamais en utiliser la structure de granit ni les arcades, ce plateau immense est un espace, l’espace du monde de l’en-bas comme dirait Thomas Mann dans La Montagne magique, à la fois multiple et unifié. Si le squelette est une vigie latérale, le tout petit lavabo (traditionnel, on est chez Warlikowski…) un peu archaïque est là, espace ridiculement réduit pour l’intime, et qui est là comme témoignage, plus que comme outil, une vigie warlikowskienne. Car l’espace est un espace à visées multiples pour une œuvre, dont le livret apparaît linéaire mais qui en réalité est comme je le dis souvent hypertextuelle, où des scènes se superposent plus qu’elles ne se succèdent, elles aussi, comme en transparence… Un seul exemple, le chant du rémouleur pendant la scène (Acte III, où Rogojine va tenter de poignarder Mychkine), qui se superpose à l’échange (ou s’interpose) entre les deux, et dont Warlikowski fait une sorte de représentant en couteaux (ou coutelas) qui exhibe ses produits, isolé à droite en marge et cependant directement lié à l’action… prophétique.
Espace d’intérieur avec des murs de bois et des vitrines latérales à droite où l’on va chercher vaisselle ou objets. Les portes vitrées qui pourraient être celles d’une administration, ou d’une salle d’attente, d’un espace public, une vaste salle qui est souvenir de ces espaces sans claire identification des tragédies classiques, un espace où tout le monde passe et où tout se passe à vue, qui va être le champ des grenouillages des Yepantchine et autres Ivolguine, champ de manœuvres, mais aussi champ des amours et champ des rêves.

Banquettes ou train, Vladislav Sulimski (Rogojine), Bogdan Volkov (Mychkine) et famille Lebedev : Youri Samoilov Oscar Widmer (fils) et Anna Klatzmayr (épouse)

À droite devant les vitrines à vaisselle, un espace avec des banquettes, d’abord un espace de conversation intime qui avec ses banquettes rouges, pourrait être un café-brasserie : c’est ce qui figure le train initial, enrichi de la vidéo avec ses paysages de bouleaux enneigés ou non qui défilent et la gare qui le précisent et qui sera cet espace café lors de la conversation entre Aglaïa et Mychkine, sensée se dérouler dans un parc.
Au centre, un tableau noir, de type tableau d’amphithéâtre universitaire, un espace singulier, comme incongru, sur lequel se projetteront aussi des vidéos, mais où se « réfugiera » toujours Mychkine soit pour écrire au tableau ses formules physiques (Newton/Einstein), soit pour regarder de loin le monde s’agiter, grenouiller, se déchirer. c’est l’espace de l’Idiot. Un espace d’une certaine manière aussi incongru que ne l’est l’idiot par rapport au monde, espace métaphore inversé, parce que nous ne comprenons pas plus ces formules – et donc l’univers de Mychkine, que lui ne saisit le monde ; Qui est l’Idiot de qui ?.

Centre : Table et Tableau (Acte II)

La table centrale est elle aussi un espace multiple, table pour les dîners familiaux, mais aussi bureau d’amphithéâtre universitaire (chaire) improvisé, notamment lors de la rencontre avec les dames (mère et filles) Yepantchine…

Puis sort du mur (si nécessaire) l’espace Nastassya/Rogojine : une chambre à coucher à la tapisserie faite de broderies typiques russes, et surtout en hauteur une collection d’icônes du Christ ou de la vierge. Le seul espace qui ait un style russe marqué, qui marque Nastasia, et Rogojine… un espace au style si tranché par rapport au reste qu’on peut en faire un espace presque fantasmé, un espace clos, un peu étouffant malgré les couleurs qui contraste avec la largeur du reste, et quand Mychkine si clair et si lumineux y entre, il fait littéralement « tache » : une Russie dostoïevskienne face à un Mychkine plus « Weinbergien » ?

Gauche : la "corbeille"

Plus loin à gauche le foyer où Nastasia brûlera les 100000 roubles d’argent frais, qui a la singulière forme d’une « corbeille » de bourse circulaire : l’espace argent, l’espace ploutophile, ploutocrate, ploutovore, et tout à gauche d’autres vitrines, à côté du squelette vigie dont nous avons parlé qui semblent être au contraire des vitrines laboratoire d’anatomie d’une de ces vieilles salles d’anatomie qu’on verrait dans un lycée vieux style, et donc cohérente avec le squelette il s’agit de montrer l’homme dans son intérieur et dans son extérieur, et un globe terrestre traîne, nous rappelant que c’est de monde qu’il s’agit. Cette entrée latérale à jardin c’est l’entrée « monde écorché » (au propre et au figuré) vers  l’extérieur, c’est par là que tous les personnages sortent, et le côté latéral droit, c’est le monde privé, familial, fermé, tout aussi écorché d’ailleurs… Et derrière les vitres des portes des personnages ou des ombres passeront…

Un lieu qui inclut des espaces à la symbolique marquée et à la fonction différenciée, mais qui procure un sentiment d’unité. Jamais ne domine l’impression d’un changement, d’une modification d’ambiance, même si sans cesse les éclairages (particulièrement fins, de Felice Ross, comme toujours) déterminent des moments particuliers, découpent et dissèquent les scènes. Un espace d’ailleurs pratiquement jamais vide, avec en plus des protagonistes de chaque scène, des personnages assis, connus ou inconnus, comme une sorte de chœur muet et souvent on devine des ombres, on devine derrière les portes comme je l’ai dit des présences.
« Ténébreuse et profonde unité » d’un espace qui malgré son style, rappelle par ses fonctions multiples l’espace tragique où tous parlent et tous écoutent tout le monde.
Le seul espace qui apparaît et disparaît, c’est la chambre de Nastasia, qui à la fin derrière des  rideaux semble un immense tombeau dissimulé sous un dais. Un tombeau monumental de l’amour, devant lequel les deux, Mychkine et Rogojine sont assis avant d’ouvrir le dais et de se coucher dans le lit le long du corps de Nastasia… comme des gisants.

Cet espace un et multiple, qui scandera sans vraies transformations les quatre actes de l’œuvre : c’est le monde, comme il va ou plutôt comme il ne va pas…

Warlikowski va diviser ce récit en scènes autonomes dotées d’un titre (très discrètement, à peine visible dans le coin gauche du décor), comme des stations d’un parcours, et qui dit station dit aussi Passion au sens christique du terme

 

Un squelette très bien construit

Le livret de Medvedev, en quatre actes comme le roman est en quatre parties, reproduit de manière très claire les différentes étapes du roman, sans évidemment en reproduire le foisonnement parce que toute adaptation de roman opère nécessairement des choix. Mais l’impression générale est que ce livret épure sans jamais trahir, et clarifie les données de l’histoire, c’est-à-dire Mychkine face à Rogojine, Mychkine face aux « familles », les Yepantchine et les Ivolguine, Mychkine et ses amours, Nastasia et Aglaïa. Mais en même temps cette linéarité n’en est pas toujours une, avec des superpositions, par exemple dès le début pendant la conversation dans le train de Rogojine et Mychkine sur Nastasia, celle-ci apparaît comme en « surimpression » avec Ganja d’abord, puis seule, comme pour faire écho à ce que dit Rogojine, et en anticipant ce qui se passera.

Et Warlikowski travaille à enchainer les différents moments et les différentes scènes sans pause, comme l’irruption de Rogojine et Lebedev cherchant à lever de l’argent à la fin du premier acte, comme interrompant le rêve de Mychkine face aux filles Yepantchine.  Le livret dans sa complétude est d’une linéarité diluée, faite de sauts et de gambades comme dirait Montaigne, et sa linéarité a quelque chose d’illusoire faites de faits successifs et accidents/interruptions qui finissent par faire parcours. Tout n’est pas continu, tout n’est pas réaliste non plus, même si il y a des scènes proches du drame bourgeois, d’autres sont éthérées, hors du monde, d’autres semblent fantasmées et un personnage come Lebedev, surtout par le traitement de Warlikowski, n’a rien d’un personnage de réalité, bien plus un Jiminy Cricket du Mal. Comme si il y avait aussi dans tout ce parcours quelque chose d’un conte, un conte cruel, plus qu’un condensé de roman.
Considérer ainsi que Warlikowski s’était lui-même épuré, dans une proposition sans système de références multiple, sans appel au cinéma (ce qui est rare chez lui) en est illusoire pour moi. C’est un conte cruel sans bonne fée, traduit sur le théâtre, et un théâtre de complexité qui montre du livret bien plus qu’une épure..
C’est bien ce qui m’a frappé dans son travail, une théâtralité qui se lit par la gestion de l’espace dont nous avons esquissé le sens en essayant de lire le décor, une théâtralité qui fait confiance au texte, avec des sur-titres qui guident le spectateur et mettent en valeur par des majuscules certaines formules, certains aphorismes de Mychkine comme pour contribuer à construire une figure, en créant aussi des chocs, des passages d’une scène à l’autre brutaux et qui apparaissent pourtant fluides, et donc travaillant sur le rythme et l’illusion d’un théâtre continu qui pourtant est fait de discontinuités et d’ellipses,  une théâtralité qui joue, de manière très précise sur les costumes et leurs couleurs, sur les coiffures et leurs couleurs, comme la brune Adelaïde à la robe bleue fait vaguement écho à la brune Nastasia à la robe du même bleu, enfin une théâtralité qui s’appuie aussi – comme toujours d’ailleurs – sur une direction d’acteurs au cordeau, en leur faisant une confiance totale, travaillant sur le jeu, les rapports entre les personnages, avec des chanteurs avec qui Warlikowski a déjà travaillé, Aušrinè Stundytè dans Elektra, Vladislav Sulimsky dans Macbeth  ou qui comme Bogdan Volkov qui a certes participé à une reprise (non retravaillée) de l’Eugène Onéguine de Warlikowski à la Bayerische Staatsoper mais qui  a surtout participé à des productions de metteurs en scène de profil voisin comme Dmitry Tcherniakov, avec lequel il a notamment créé et repris le Conte du Tsar Saltan, mais aussi d’autres productions comme Les fiançailles au couvent à Berlin ou Eugène Onéguine à Vienne, un chanteur sensible et intelligent qui aime être vraiment dirigé par un metteur en scène.
Warlikowski n’a pas mis de côté des « tics de mise en scène » comme disent ses détracteurs pour revenir à des fondamentaux, un retour à un « vrai » théâtre, « non perverti par des éléments qui étoufferaient l’œuvre sous un fatras de références plus ou moins utiles », alors il a travaillé au contraire comme à un montage cinématographique rendant invisible les collages et brisures. Du grand art.

Warlikowski fait ainsi du visible qui paraît évident au spectateur un espace à deviner, soit par des images, soit par des scènes en rupture ou des moments enchâssés, soit par des références à ses travaux antérieurs, et que par des détails précis, il ouvre ainsi au spectateur un abime nouveau.

 

Essai de regard sur le spectacle

Un drame à découvrir

La première partie

Dramaturgiquement, je vois l’œuvre structurée en deux moments, un premier acte qui est tout entier exposition où Mychkine reste extérieur, l’étranger, « l’idiot », observateur de ce monde en mouvements divers et ce qui n’est pas indifférent, un observateur pauvre, sans le sou, dépendant des autres. Mais il est un observateur qui ne s’interdit pas le commentaire, ou le jugement. Un observateur raide, à la démarche souvent hésitante, comme ces timides qui n’osent pas prendre part à une conversation… Il gardera cette démarche tout au long de l’opéra, même s’il va entrer dans l’arène, mais alors cette « raideur » prendra un autre sens.
À partir du deuxième acte en effet quand il rencontre Nastasia, il rentre dans le monde, il y rentre d’autant plus qu’en héritant d’une fortune immense, il devient un « parti » et compte dans une société où l’argent fait tout. En entrant dans le monde et cherchant à « arranger » à son mode les nœuds qu’il constate, en cherchant à « aider » comme il dit lui-même au troisième acte, il s’en mêle et s’emmêle, il est pris dans la toile d’araignée des choses, et sa singularité loin de le protéger, va l’écorcher, le mettre à nu et sa « raideur » devient à la fois aimant et obstacle : c’est l’épreuve du monde où il va être confronté à l’amour sous diverses formes, amour-amitié, amour-compassion, etc… face à trois personnages, Rogojine, Nastasia, et puis Aglaïa sans sembler en comprendre le sens ni les conséquences, au point de tout briser et de se briser.

De ce second moment, du deuxième au quatrième acte, la dramaturgie Warlikowskienne isole deux parties, la première culminant à la crise d’épilepsie et à la tentative de Rogojine de le tuer, la seconde découlant de la vision christique qui l’ouvre, et qui est en réalité le deuxième tableau du troisième acte.
À partir de ce moment Warlikowski montre de manière plus acérée un monde qui ne peut se passer de la singularité de Mychkine, qui en a besoin, qui s’y confronte et au besoin s’y heurte, et de l’autre un Mychkine qui veut « aider », qui veut « résoudre », en même temps incapable de se décider, de s’analyser lui-même, de s’engager par l’amour. On l’avait vu pleurer quand Nastasia le refuse, on ne le voit plus que regarder au loin dans le vague, perpétuel désorienté, perpétuel chaste, perpétuel fol qui donne toujours l’impression de répondre aux sollicitations des autres (Aglaïa qui lui demande s’il désire l’épouser par exemple), devenu quasiment une icône au sens réel du terme, au sens orthodoxe, une icône vivante à laquelle on demande tout et son contraire, une icône qui a force d’être baisée et consultée, finit par s’effacer de tant de manipulations..

Le premier acte qui est exposition de la trame a aussi pour fonction de nous montrer comment Warlikowski fait fonctionner l’espace et la dramaturgie. Il nous montre la mécanique du squelette.
Une entrée en scène dans le silence d’un Mychkine qui s’installe sur une banquette, en redingote et écharpe, il a froid et c’est l’une des premières paroles du livret, bien entendu prémonitoire, le froid de l’hiver russe, mais aussi le froid que produit cet en-bas du monde qui l’attend et ce froid ce sera sa dernière réplique comme elle a été la première, preuve que tout a été un désastre inutile et preuve que « le froid » est plus que le froid.

Dans le train : Vladislav Sulimski (Rogojine), Bogdan Volkov (Mychkine) Youri Samoilov (Lebedev)

Et le premier geste d’amitié de Rogojine sera de lui offrir une écharpe plus chaude et une Chapka, geste symbolique d’offrir « la chaleur » qui est évidemment aussi chaleur humaine, mais ce monde « en chaleur » bouffi et ravagé par tous les désirs brûle et consume. Le froid de Mychkine n’est pas le froid de l’indifférence, c’est celui de la différence, de la solitude permanente qui a été son passage. Il n’a pas connu la chaleur humaine ni surtout ce monde en perpétuelle chaleur.
Pendant leur conversation, deux intrusions de Nastasia en écho à ce que dit Rogojine de l’amour qu’il éprouve, d’abord, une brève scène avec Ganja qu’on ne connaît pas encore et qui la supplie, à qui pour s’en débarrasser, elle donne son portrait : on suppose donc un rival et un autre prétendant, et puis dernière image , Nastasia comme en confession dans une émission de télé-réalité annonce qu’elle devra se décider. Ainsi donc trois images de Nastasia se sont succédé : une Nastasia en robe de mariée et étendue, morte sur le lit, une Nastasia étendue à terre que « réveille » Ganja, une Nastasia en dessous rouges (avec la symbolique qui est liée aux dessous féminins rouges) face à elle-même. Toute l’histoire est presque déjà contenue.

Aušrinè Stundytè (Nastasia), confession de téléréalité…

Mais cette idée de téléréalité avec Nastasia qui se confie à la caméra nous laisse entendre que Warlikowski nous propose une vision de voyeurs, une vision globale d’un espace multiple comme le sont les espace de ces Loft-Stories où l’œil est sans cesse sollicité diversement, ici et ailleurs, parce qu’il y a partout à voir.

Le spectateur comprend immédiatement pourquoi l’amour de Rogojine pour Nastasia ne sera jamais serein alors que défilent des paysages apaisés et sereins de nature et de forêts enneigées, des paysages vaguement urbains un peu plus décatis aussi qui finissent par la gare de Saint Petersbourg avec une belle locomotive à vapeur qui marque le temps de l’œuvre ce passé fantasmé des trains à vapeur.
Entre locomotive à vapeur, mais caméra vidéo devant Nastasia (dans le livret c’est au miroir) ou dans les scènes suivantes projecteur diapo il y a une certaine élasticité des temps :  l’espace-temps a la souplesse de l’espace-lieu, il est unique et divers… Zum Raum wird hier die Zeit [1]

La scène chez les Yepantchine commence autour de la « corbeille », on va donc d’abord parler d’argent, entre Yepantchine et Totski, qui va « vendre » Nastasia à Ganja en échange d’Aglaïa la fille du général. La question de l’argent est déterminante, elle va conduire bonne partie de l’histoire, notamment dès qu’on va apprendre l’étendue de l’héritage du prince Mychkine, mais on a compris dès la conversation du train que la question d’argent était aussi essentielle pour Rogojine. Elle circule dans toute l’œuvre, ce qui justifie la présence de ladite « corbeille » dans le décor, elle est signe immédiat, lisible et traduisible, que la société d’en-bas ne fonctionne qu’à ce carburant-là, rejeté dans le décor à gauche, un peu loin, visible certes, mais de côté, une latéralité qui d’une certaine manière masque sa présence qu’on pourrait à la limite prendre pour décorative… En tout cas dès qu’il est question d’argent, nous l’avons vu, les personnages sont appuyés sur la rambarde de la « corbeille », et quand Rogojine se fait prêter 100000 roubles, ses amis (le chœur d’homme) sont traités comme des boursicoteurs en folie qui traversent l’espace, et quand Nastasia brûlera les 100000 roubles, elle les brûlera dans le foyer qui justement est au centre de la « corbeille », la corbeille (de la bourse) là on l’on brûle l’argent mais en même temps le lieu d’une flamme qui vous brûle et vous dévore, la soif de l’or…On en revient au Joueur
Warlikowski laisse l’espace ouvert, et cette tractation sordide est entendue aussi bien par Aglaïa (on ne sait encore l’identifier) qui devait peut-être épouser Ganja que par Nastasia. L’espace permet que tout soit au jour, que rien ne soit vraiment caché, et rend les conflits entre les personnages d’autant plus âpres ou amers. Et pendant tous ces grenouillages, le prince s’abstrait en écrivant au tableau des formules physiques complexes signées Newton et Einstein, manière de se retirer du monde pour aller vers d’autres sommets symbolisés par ces calculs incompréhensibles au commun des mortels, manière de dire tout simplement que s’il ne comprend pas le monde, celui-ci ne le comprend pas non plus. C’est ici son ailleurs dont il se rapproche dès que les situations « humaines » se tendent. Et quand les choses se tendent trop, il prend ses pilules pour éviter la crise.
D’ailleurs, quand les autres s’agitent ou bougent sans prendre garde à lui, on voit dans l’ombre et en arrière-plan sa silhouette discrète et raide longer le tableau noir et avaler ses pilules comme si le monde auquel il ne prend pas encore part était pour lui un risque de rechute et qu’il fallait s’en abstraire, Alors Warlikowski nous le montre prenant ses pilules, des pilules qui le protègent de la maladie du monde.

Deux scènes de présentation suivent, celle de Mychkine et du général Yepantchine, qui tourne aussi autour de la question de l’argent (le général interroge Mychkine sur son « capital »… et l’autre n’a rien) et autour de Nastasia. Suite à l’intrusion de Ganja dans la première scène (du train) celui-ci produit le portrait (une diapositive) que lui a donné Nastasia et qui frappe profondément Mychkine, non seulement par la beauté de la jeune femme, mais parce qu’il lit dans ce portrait quelque chose de tragique. Ainsi va commencer le mécanisme de compassion, dont on ne sait s’il remplace le sentiment amoureux ou l’enrichit.

Pavol Breslik (Ganja), Bogdan Volkov (Mychkine), Clive Bayley (Yepantchine) autour de la diapo portrait

Dans le baluchon de Mychkine un projecteur de diapositives, qu’il pose sur la table devant le tableau noir, comme pour illustrer un cours, comme pour se présenter, ou présenter son monde, Il y aussi dans ce projecteur de diapositives quelque chose de décalé, de suranné, avec ce jeu de la diapositive donnée à Ganja, objet minuscule qui passé au projecteur devient immense à envahir tout le tableau, comme si Nastasia devenait sujet d’étude.

Puis, la présentation aux filles et à la mère, les filles caricatures de petites filles ayant grandi, des grandes sales gosses, et la mère, à l’allure vulgaire par le comportement et le costume qui rappelle un peu la mère et ses deux filles dans Cendrillon quand le Prince vient faire essayer la pantoufle de vair, de l’autre côté Aglaïa, dont la voix a frappé Mychkine peu avant et qui serait un peu la Cendrillon de l’affaire, la victime qu’on marchande.
Warlikowski traite la rencontre là encore comme une sorte de cours, les filles et la mère assises en cercle et au centre Mychkine qui évoque ses rêves et sa montagne, son « en-haut » sa nature intouchée (on retrouve ce que nous disions plus haut de l’état de nature rousseauiste)

Devant mère et filles Yepantchine, ode à la nature. Jutta Bayer (Adelaida), Xenia Puskarz Thomas (Aglaïa), Bogdan Volkov (Mychkine) Jessica Niles (Alexandra), Mère (Margarita Nekrasova)

et pour illustrer le cours il projette une dispositive très proche du fameux tableau de Caspar David Friedrich Der Wanderer über dem Nebelmeer (Le Voyageur au-dessus d’une mer de nuages), symbole d’un certain romantisme, l’homme seul dans la nature et peu à peu, la diapo évolue, vers un profil de jeune homme sur son rocher qui s’exalte à mesure que la nature se révèle. On est tenté de dire que Mychkine est littéralement « dans les nuages » et la vidéo est en contraste avec la scène qui se déroule.
L’intérêt de la scène est double : elle affirme un Mychkine proche de la nature et qui s’exprime directement et sans filtre, qui offre à voir son ailleurs et de l’autre le discours des filles et de la mère, tout en double sens, ironie, légère moquerie. D’un côté l’Idiot, celui qui ne connaît pas les règles du monde d’en bas, et de l’autre celles qui en sont issues, et qui ne peuvent avoir accès à la sincérité, sauf Aglaïa qui semble un peu troublée et de plus révoltée par le jeu de Ganja : d’où l’inscription au tableau noir de la phrase « Je ne me prête pas aux marchandages »  supposée être dictée au Prince par Aglaîa, mais que Warlikowski, lui faisant écrire au tableau noir, semble aussi en faire une affirmation personnelle du Prince, extérieur à un monde des Yepantchine n’étant que marchandage… Confrontation directe entre l’En-haut de Mychkine et l’En-bas des Yepantchine.

Mychkine se présente, ne dirait on pas un cours universitaire ?

Alors, pour clore définitivement l’épisode éthéré du rêve naturel de Mychkine, la scène se trouble par l’irruption de Rogojine et Lebedev à la recherche de 100000 roubles, et d’un groupe de messieurs en noir (la digne couleur des hommes d’affaires) qui réunis autour de la corbeille, finissent par envahir l’espace et le traverser… pendant que la scène des filles et de la mère se poursuit, où « L’idiot » montre en même temps qu’il sait deviner les blessures des uns et des autres, qu’il sait voir derrière les yeux et l’acte se conclut par l’invitation de Mychkine à dormir chez Ganja Ivolguine qui lui a fait une déclaration d’une rare médiocrité sur son désir d’argent .

L’acte I nous montre donc tout le nœud de l’affaire dans laquelle tombe à l’improviste le Prince Mychkine : Nastasia pupille et maîtresse de Totski est négociée pour être « vendue » à Ganja, qui ne l’aime pas mais a reçu une somme d’argent importante pour l’épouser, tandis que Rogojine a levé une somme plus importante encore pour la lui prendre. De son côté Aglaïa serait vendue et marchandée par son père le Général Yepantchine à Totski.
Dans ce jeu de quilles trop bien réglé, le Prince Mychkine qui se croit « extérieur aux marchandages » va jouer le rôle du chien dans le jeu de quilles qui brise tous les projets : la compassion et la bonté empêchent en réalité le monde de tourner.

 

Commence alors le très long deuxième moment, que nous pourrions appeler la Passion du Prince, où il va enrayer l’engrenage des choses. C’est la descente du prince dans l’arène du monde d’en-bas, pour essayer d’en modifier le cours au risque de s’y ensabler.
Le premier tableau marque la rencontre de Mychkine, qui loge et dîne chez les Ivolguine, et de Nastasia qui s’invite à l’improviste. Elle arrive, en portant fourrure et une robe verte qui rappelle la robe verte portée par la femme dans le Château de Barbe-Bleue que Warlikowski a repris à Naples il y a peu.

Aušrinè Stundytè (Nastasia), Youri Samoilov (Lebedev), Vladislav Sulimski (Rogojine)

Nastasia est-elle la proie de Barbe-bleue divers qui revendiquerait une liberté d’ouvrir les portes qu’elle désire, ou serait-elle la prisonnière d’un château qui de toute manière l’enfermera dans son passé ? il y a quelque chose qui lie les deux personnages, qui chacune finissent victimes du regard des hommes et de l’impossibilité de vivre leur désir. La rencontre est réglée comme une manière de coup de foudre dans le style « vous que j’attendais sans vous connaître », musicalement particulièrement vibrante.
Tout le deuxième acte est réglé essentiellement dans l’espace central autour de la table, table de repas dans le premier tableau et table de « party » dans le deuxième, et d’une certaine manière il s’y passe des choses parallèles.

La rencontre de Nastasia et du Prince est interrompue par l’arrivée de Rogojine qui provoque une sorte de montée des enchères, 18000, puis 40000, puis enfin 10000 roubles et le Prince s’abstrait, contre le tableau noir, laissant les autres évaluer Nastasia qui devient de plus en plus une marchandise, et qui au départ se prête au jeu de l’enchère. C’est quand Ganja agresse sa sœur Warja qui lui a craché au visage que le Prince intervient pour les séparer et se fait à son tour agresser par Ganja, qui s’attaque toujours aux plus faibles (la sœur, le prince) évitant soigneusement Rogojine.

La scène est construite comme un spectacle, avec de part et d’autre « la bande » de Rogojine, au centre la table dressée qui est comme une scène dans la scène. L’intervention de Mychkine est sa première rentrée dans l’arène et il se fait agresser. Il connaît et subit la violence (physique) et comprend aussi l’ambiguïté de Nastasia et ce qui fait sa douleur.
Le jeu scénique des enchainements est ensuite assez étonnant, la sœur débarrasse la table et lance négligemment une rose qui trainait vers le Prince assis au bout, que Ganja s’empresse de jeter au loin et à peine la table est-elle vide que commence un second ballet, où on apporte verres et champagne, et où Lebedev, toujours ce chœur singulier qui commente, s’installe derrière un piano électronique : c’est la fête de Nastasia…

Arrrivée de Mychkine à la fête

C’est la fête et tout le monde attend qu’elle annonce sa décision d’épouser ou non Ganja. Le Prince qui n’était pas invité (et le marque par un geste qui désigne la simplicité de sa tenue) arrive avec un bouquet de fleurs des champs, Nastasia voit dans le Prince le seul qui la traite en humaine, et non en chose à négocier, elle le sollicite pour savoir si elle doit épouser Ganja et puisqu’il ne peut cacher ce qu’il pense il le lui déconseille.
Le Prince va devenir dans cet acte doublement un membre actif de ce monde, d’une part, il va demander Nastasia en mariage, et d’autre part il va sans doute hériter d’une fortune considérable et devient un parti… Du même coup, tous l’entourent, le félicitent : dans cette société, répétons-le l’argent fait tout.
L’arrivée de Rogojine avec 100000 roubles abattus sur la table comme aux jeux du casino pour faire sauter la banque nous fait revenir aux enchères, mais les choses ont désormais évolué. Le Prince qui était l’ami, « la brebis » comme Rogojine l’avait qualifié dans la scène précédente devient rival, et rival fortuné. Mais Nastasia qui vit dans la douleur d’être une femme entretenue et une marchandise pouvait l’épouser pauvre, mais ne veut pas l’épouser riche, elle ne le mérite pas. Elle choisit donc Rogojine, au désespoir de Mychkine qui éclate en sanglots et Warlikowski fait voir par une série de gestes entre eux, la tendresse, l’affection, l’amour peut-être qu’elle lui porte, presque filial, presque protecteur, mais en même temps le choix de Rogojine, resté en arrière immobile et songeur, est devenu presque choix par défaut. Le rêve est terminé.
La scène particulièrement émouvante, se passe devant la chambre de Nastasia, refermée de ce rideau qui fera catafalque à la dernière scène : il s’agit d’identifier d’emblée le trio fatal et la scène ne peut qu’isoler ainsi les trois personnages, devant ce qui sera rideau de mort.

Aušrinè Stundytè (Nastasia) brûle 100000 roubles. Noter au fond le squelette…

Enfin, pour clore l’épisode avec panache, et affirmer qu’elle n’est pas une prostituée de luxe, elle jette au feu les 100000 roubles, en observant la chasse aux billets à sauver du foyer (évidemment situé au centre de la « corbeille » boursière) des êtres minables. Lebedev récupère le paquet et lui rend, elle le jette à Ganja qui emporte la mise. Les prostitués ne sont pas là où l’on pense… Pendant tout ce temps, Mychkine, absent, raide, observe toute la scène hagard, comme au bord d’une crise, mais affirme en conclusion « elle doit être sauvée ». Le mécanisme de compassion christique se met en place.

Trois scènes successives, celle des Yepantchine au premier acte, puis au deuxième acte le dîner chez les Ivolguine et la fête chez Nastasia sont construites chacune avec une interruption violente de Rogojine, qui apparaît à chaque fois comme le trouble-fête, celui qui empêche les marchandages des autres. D’une certaine manière, il a ici, avec des moyens différents la même fonction que le Prince : un empêcheur de tourner en rond. La différence ? D’une part il ne veut pas sauver le monde, mais arracher Nastasia qu’il a vraiment dans la peau aux autres et d’autre part, il utilise pour arriver à ses fins les outils des autres (l’argent) en surenchérissant :  il devient une sorte d’ange noir, trouble-fête comme son ami le Prince est l’ange blanc, et qui fatalement puisqu’ils ont la même fonction, va en devenir le rival.

C’est ce qui va se cristalliser dans le moment suivant, que Warlikowski conçoit, comme nous l’avons dit, comme le climax de l’œuvre, le moment où tout va basculer.

Cinq mois plus tard, le Prince est revenu de Moscou, à la tête d’une immense fortune, incité par une lettre du maléfique Lebedev.
Le Prince est désormais élégamment habillé d’un complet clair et d’une chemise rose, il rend visite à Rogojine.
L’espace de Rogojine qui est aussi celui de Nastasia coloré, comme on l’a dit, de ces couleurs de certains châles russes à fleurs sur fond noir, comme pixellisé, dilué si on le regarde de près, et qui se découvre si on le regarde de loin, comme si il ne fallait pas trop s’approcher pour considérer une réalité qu’il fallait mieux voir de loin… en haut, au fond, une série d’icônes du Christ et de la Vierge Marie.

C’est le seul espace vraiment marqué « russe » comme je l’ai suggéré plus haut.
La présence des icônes multiples confère à cet espace un caractère sacral, dans la mesure où l’icône est porteuse de la divinité, et n’est pas simple représentation. Cette ambiance affirme la puissance de l’orthodoxie, si forte chez Dostoïevski, qui agit comme un système d’écho et de contradictions de Nastasia donnée très tôt à Totski et pourtant en permanente quête de repentance et de pardon, chambre du péché et de l’expiation, du crime et de l’amour, des crimes de l’amour.

La rencontre entre les deux personnages dans cet espace que l’on a entrevu mais qui cette fois devient véritablement espace de jeu intrigue par leur opposition physique, l’un en pull rouge, barbu et un négligé, l’autre plutôt soigné. Un instant dans cet espace russe, m’a traversé l’esprit l’idée de faire de Rogojine un lointain double de Dostoïevski lui-même, un personnage si dostoïevskien au point d’en être un lointain profil, et ce pull rouge m’a renvoyé à un portrait de l’illustratrice Florence Wojtyczka paru dans Le Monde que je reproduis ci-dessous…

C’est peut-être un délire personnel, mais ce que je vois c’est que Mychkine apparaît encore plus « étranger » dans cette scène et dans ce décor que dans le reste de la mise en scène, il est en décalage, et pas seulement parce qu’il est « idiot », mais parce qu’il apparaît de nature autre, blond quand l’autre est brun, élégant quand l’autre est négligé, et surtout, en décalage avec le décor, presque « folklorique », un décor de racines russes profondes, comme pour affirmer la nature profonde de Rogojine, ce qu’elle exprime d’une identité.
La scène est l’une des plus fortes de l’opéra, avec ce dialogue entre les deux, où Mychkine avoue ne pas aimer Nastasia d’un amour possessif et physique, mais d’un amour pitié et compassion, persuadé qu’elle n’est pas heureuse avec Rogojine et que symétriquement, Rogojine possède le corps, mais pas l’âme.
C’est à la fois la sempiternelle question du mal aimé, celui que Nastasia choisit pour ne pas choisir/salir le prince mais où s’exprime la relation complexe entre les deux amis. Rogojine est pris entre amour et haine, là où le Prince n’est capable que d’aimer, sans savoir toujours clairement dire ce qu’est cet amour : c’est cet amour distribué au monde indifféremment qui crée les nœuds et le drame : l’amour vu comme entité abstraite et indéfinie ne saurait être le moteur du monde.

Et pourtant, à la suggestion de Rogojine, ils finissent par s’échanger leurs croix, signe d’un lien qui dépasse la simple amitié (on pense à l’échange des sangs dans d’autres contextes), pendant qu’à droite du vaste espace scénique, on voit un rémouleur préparer ses couteaux (dans le livret, on l’entend au loin dans la rue). Le couteau et la croix, les deux bouts du spectre de cette scène éminemment complexe et tendue : le couteau manié par Mychkine pendant la conversation et que Rogojine force à poser sur la table, qui est l’occasion de montrer de manière fugace une envie de suicide ou d’automutilation du Prince et Rogojine qui de son côté prend le couteau et le met dans poche comme pour protéger son ami ou méditer son forfait.
C’est au moment où le Prince confie que Nastasia fuyant Rogojine a passé un mois chez lui que Rogojine propose justement l’échange de croix, et la scène s’achève par un Mychkine bouleversé qui fait une première crise d’épilepsie (incroyable Bogdan Volkov) et alors que Rogojine qui l’a suivi s’apprête à le frapper, et que le Prince en essayant de l’en dissuader tient en main la croix de l’ami, que la seconde crise fait fuir Rogojine.

Vladislav Sulimski (Rogojine) Bogdan Volkov (Mychkine)

Alors l’échange de croix est sans doute vu par Rogojine qui le demande comme une sorte de geste expiatoire de celui qui va tuer son ami. Il y a là un geste à la fois profondément religieux, superstitieux, et aussi quelque chose d’une volonté, au-delà de la mort, de maintenir le lien…
La crise du prince le fait fuir, n’oublions pas que l’épilepsie a longtemps été considérée comme une possession démoniaque. Il y a peut-être chez Rogojine à la fois le personnage terre à terre et mercantile, mais aussi le superstitieux en mal de ciel ou d’enfer et cet échange de croix au seuil d’un assassinat est comme un rituel qui anticipe peut-être d’une autre manière le rituel final de l’œuvre.

Bogdan Volkov (Mychkine)

Pour des raisons éminemment théâtrales, Warlikowski a choisi de séparer les deux parties du spectacle à ce moment où s’inscrit définitivement un autre statut du Prince, définitivement étranger et christique.

 

La seconde partie

 

Bogdan Volkov (Mychkine)

Warlikowski choisit d’ouvrir la seconde partie par une des images les plus fortes de la production, le Christ mort d’Holbein du Kunstmuseum de Bâle et en dessous, allongé dans la même position, le prince à peine sorti de sa crise d’épilepsie.
Le tableau de Bâle rend la présence de Dostoïevski particulièrement forte dans la mesure
où il le vit à Bâle et qui lui provoqua comme un début de crise d’épilepsie, ainsi que l’a rapporté son épouse Anna. Et, comme pour alimenter notre vision d’un Rogojine-Dostoïevski, dans le roman, Rogojine a ce tableau chez lui…

Warlikowski place donc Mychkine dans la même position, étendu après sa propre crise (qui lui sauve la vie) appuyant ainsi l’idée d’un Mychkine christique d’abord, c’est l’idée évidente, et la présence de Nastasia rend évidente celle d’une sorte de Marie-Madeleine : l’allusion est claire,

Bogdan Volkov (Mychkine), Aušrinè Stundytè (Nastasia), Youri Samoilov (Lebedev), Vladislav Sulimski (Rogojine)

avant l’arrivée d’Aglaia et de Rogojine, un Rogojine devant ce Mychkine-Christ constate son amour fou et en même temps sa propre chute qui m’a fait pensé fugacement à Judas… Rogojine est un personnage aux références surchargées.
L’idée de ce Mychkine-Christ aussi est celle d’une sorte de pureté intouchée par ce corps glabre, presque adolescent, étendu quand tous ceux autour sont des impurs…

Quand il se lève, le corps glabre, les cheveux blonds frisés font penser à ces enfants-jésus des peintures médiévales dans des Vierges à l’enfant, ces enfants qui ont déjà un peu l’air adulte. La nudité de Mychkine ici est une métaphore de la nudité du personnage sans défenses dans le monde : le roi est nu. Et cet enfant-roi est orphelin, sans mère, il est l’orphelin du monde Il y a dans cette scène toute la déclinaison d’une iconographie et de ses significations, et la manière dont il est très vite rhabillé par Lebedev est comme un retour au monde. L’habiller, c’est lui redonner un statut social et le faire retomber dans le monde. C’est donc le mettre en danger.

Ce n’est pas un hasard si c’est Lebedev qui sort de l’armoire comme une sorte de Jack-in-the-box pour lui tendre les habits en lui disant à la fois être perclus de vices et en adoration devant lui (qui est encore quasi nu) et qui va le rhabiller…
À partir de ce moment, le statut de Mychkine change, d’abord par l’image qu’il donne et puis, parce qu’il a été sauvé de la mort par son mal, un miraculé en quelques sorte. Doublement sacré… mais en même temps plus « ailleurs », comme si l’expérience de l’arène l’avait de nouveau rendu étranger. Il le dit d’ailleurs avant de rencontrer Aglaïa dans le parc : « je ne comprends rien »…« je suis étranger à tout »

Il était précédemment au milieu des grenouillages humains et cherchait à les « arranger », il en est désormais le centre : tout va tourner autour de lui, et notamment les femmes : cette deuxième partie est celle des femmes, Aglaïa, dont le rôle prend corps et toujours Nastasia. Nastasia apparaît pour faire ses adieux, désespérés, agenouillée. Passionnément amoureuse et lacérée, s’interdisant cet amour avant d’apparaître face à Aglaïa au quatrième acte.
Et les jeux d’opposition se font corps. Aglaïa est blonde, et Nastasia est brune. Aglaïa est vêtue d’un pull rose, et le prince d’une chemise rose, que va recouvrir un pull rose, offert par Alexandra comme on offre un cadeau aux malades alités. Visuellement se construit le couple Aglaïa/Mychkine, un couple couleur pastel. Comme un couple de catalogue, des « promis » dont le destin est écrit.
Et Nastasia est quant à elle vêtue de bleu vif, comme Adélaide, comme le père Yepantchine, comme la mère également : elle semble rangée dans un autre monde. C’est en tous cas le rose contre le bleu… le spectateur lecteur en tirera ses propres déductions.
Deux moments clés, d’une part la scène du « pauvre chevalier » où devant la famille Yepantchine réunie, Aglaïa raille un peu le Prince, en le taclant sur la question du moment, le mariage, en chantant la chanson du « pauvre chevalier » qui se conclut sur les initiales de Nastasia « НФБ ». La tableau central sert en quelque sorte de point de repère des nœuds de l’action, le Prince dans son monde, les filles Yepantchine et leurs besoins, les initiales centrales de Nastasia, un peu plus tard une petite leçon de Lebedev sur l’or (au quatrième acte), quelques éléments, comme si se construisait en même temps une sorte de résumé de démonstration sur « comme va le monde »… une trace du parcours pédagogique ou du résumé du conte cruel et immoral si l’on veut.

Bogdan Volkov (Mychkine), Xenia Puskarz Thomas (Aglaïa)

Deuxième moment clé, toujours autour d’Aglaïa, la conversation d’Aglaïa avec le Prince dans le parc commence par une revendication d’autonomie, être soi, libre, refuser les bals, être utile ; une sorte de revendication féministe avant l’heure. Est-ce pour cette raison que Warlikowski fait se dérouler cette conversation devant des gradins d’amphithéâtre clairsemés où ne sont assis que quelques femmes, et que les autres, comme sa sœur Alexandra, ou Adelaida, sont spectatrices muettes, comme incrustées à ces gradins. Il y a donc la revendication d’autonomie, celle de la jeune fille de bonne famille qui veut vivre sa vie et non celle que sa caste lui destine, et puis il y a le basculement, quand très vite dans l’échange où Mychkine répond peu ou par bribes, Aglaïa évoque Nastasia et les lettres quotidiennes qu’elle lui écrit pour la pousser à épouser le prince.
Il y a chez Nastasia une exigence de pureté qui lui est refusée, dont elle s’estime refusée, et elle ne cesse de vouloir expier la vie qu’elle a menée, ou que les hommes lui ont fait mener : être avec Rogojine, c’est expier. Cela a commencé avec les 100000 roubles brûlés, et désormais, sa vie est expiation, pénitence, autoflagellation, dont l’amour pour Mychkine est l’unique objet et sujet. Et Warlikowski qui comme il a été souligné laisse tout à vue, montre pendant cette scène dans un fauteuil auprès du squelette et de la vitrine où sont exposées des entrailles ou des organes, « l’intérieur » de l’humain, Nastassia se tordre de douleur. Plus elle l’aime, et plus elle cherche à l’éloigner, plus elle se punit et se détruit, cherchant par tous les moyens à souffrir encore plus, notamment en l’offrant à Aglaïa. Il y a là comme une manière de gagner sa sainteté par la descente aux Enfers.
Aglaïa de son côté est moins extra-ordinaire. Elle agit simplement en femme jalouse, en enfant gâtée à qui on dérobe son jouet. En jetant ces lettres au Prince, elle le met aussi devant sa propre aporie, l’impossibilité de faire le bonheur et d’aider, et elle le renvoie ) sa douleur à la fin de la scène où seul, il se plie en deux sur un des dossiers des sièges, comme dépassé, déchu, lui aussi dans une sorte de descente aux Enfers : lui habituellement si raide et si droit, est plié en deux.

Aušrinè Stundytè (Nastasia), Bogdan Volkov (Mychkine)

Quand apparaît Nastasia à la fin de la scène et de l’acte pour faire ses adieux, désespérée et amoureuse, elle lui demande s’il est heureux sans obtenir de réponse. Et c’est Rogojine, dissimulé, qui apparaît ou plutôt surgit (il suit Nastasia à la trace, lui aussi dévoré) et qui obtient la réponse : non, il n’est pas heureux. Il se profile derrière cette réponse le fameux « Je ne suis pas heureuse » de Mélisande, autre personnage surgi d’un ailleurs et tombé dans un monde qui n’est pas pour elle. Il y a comme des rapprochements étranges… Mélisande aussi, à son mode, est une « idiote » …
Au milieu de tout cela, traverse certains moments (et à certains moments de toute la représentation) le jeune fils adoptif des Yepantchine, un témoin muet, petit rouquin une sorte de double enfant qui est l’interlocuteur du prince, qui s’adresse à lui comme à l’innocence, comme à plus innocent que lui encore (il a déjà déclaré qu’on peut tout dire à un enfant) mais sans jamais obtenir de réponse, évidemment, la solitude de l’innocence lacérée, encore et toujours. Et au tout début du quatrième acte c’est Lebedev qui l’emmène tel une nouveau (et inquiétant) précepteur, laissant le prince à terre. Littéralement.

Il y a dans cette fin et le dernier acte à la fois une sorte d’intrigue de drame bourgeois, un mariage où Aglaïa force la main au Prince qui l’accepte, dans une scène de famille caricaturale avec les Yepantchine un peu rétifs, puis la rencontre entre les deux femmes qui s’achève dans le désespoir des quatre personnages,
La question de ces femmes qui se disputent le Prince et du Prince qui ne sait ni comment se décider ni comment répondre pose la question de l’amour, un mot qui dans la bouche des personnages n’a pas le même sens. Le Prince dit je t’aime à Rogojine, à Nastasia, à Aglaïa. Il aime l’une par compassion, l’autre « parce qu’elle est une enfant », mais l’impression demeure qu’il plaque des idées d’amour sur chaque personnage sans jamais véritablement savoir où il en est, ni même la signification du mot. Comme s’il se laissait aller aux désirs des autres : Aglaïa le force au mariage et il accepte, en renonçant à Nastasia (peut-être est-il vraiment amoureux d’Aglaïa comme le suggère le rose de leurs habits commun qui « fait couple »), mais l’innocence du Prince est-elle soluble dans l’amour, qui est perte de l’innocence ? Même s’il peste contre Nastasia, en travers de son chemin, comme s’il avait avec Aglaïa trouvé une lumière (un mot dont il la qualifie), l’ambiguïté demeure. Dans la scène terrible entre les quatre, Rogojine se tait, puis est mis dehors, et les deux femmes s’arrachent le prince, et tel Wotan battu par Siegfried, Aglaïa comprend le nœud inextricable et s’en va.
Inextricable parce que si le Prince, décidément épouseur disponible épouse cette fois Nastasia, celle-ci fuit au dernier moment et se réfugie encore une fois chez Rogojine, qui tranche le nœud gordien et la poignarde.

Alors commence ce qui, avec la scène initiale de la seconde partie (le Christ) est pour moi l’un des moments les plus forts du spectacle et qui tranche toutes les ambiguïtés. Un immense rituel d’amour, mais aussi rituel mystique qui va élever cette fin au rang du mythe.

Dormition.. Aušrinè Stundytè (Nastasia),

 

D’abord, en robe blanche (celle qu’on avait vue au début du spectacle) Nastasia reconquiert la pureté perdue. Rogojine ne la poignarde pas, il la sacrifie, il en fait une offrande, un ex-voto à la pureté perdue. Allongée sur le lit, elle est pure, et elle ne meurt pas, elle dort, en Dormition de la Vierge, sujet de tant d’icônes byzantines. Elle est l’icône sous les icônes…

Bogdan Volkov (Mychkine), Vladislav Sulimski (Rogojine) devant le "sarcophage"

Rogojine invite le Prince devant le Sarcophage (appelons ainsi la cage métallique fermée d’un rideau) et ils sont là, gardiens fidèles.
Puis, comme dans le roman, ils s’allongent aux côtés du corps de Nastasia, pour un mariage mystique à trois : le prince en veste blanche de marié avec à son revers une fleur ou un rameau, Rogojine en veste noire avec la même fleur (noire) au revers, blanc et noir, Jules et Jim, dans une position qui renvoie à la dernière image du Tristan de Warlikowski (signée elle aussi de Kamil Polak), où dans le lit Tristan regarde Isolde.

Bogdan Volkov (Mychkine), Aušrinè Stundytè (Nastasia), Vladislav Sulimski (Rogojine)

Mais ici, dans ce Tristan à trois, les deux Tristan regardent dans le vague, comme en suspension autour de leur Isolde purifiée et sereine, ailleurs et hors du monde.
Enfin cette scène se déroule sous le regard silencieux de tous les protagonistes, assis à droite, le long des vitrines, au seuil de l’espace de conversation. Ce sont les autres, c’est le monde, vil et pourri comme dirait Lebedev, un chœur muet. Tout le spectacle s’est déroulé sous tous les regards, à vue, ou cachés derrière les portes ou dans les vitrines, les voilà tous qui regardent, y compris l’épouse de Lebedev revenue à sa place initiale, comme la fin du conte cruel, spectateurs de cette mort d’amour dont Aglaïa la première est exclue, preuve que l’enjeu était bien autre et qu’elle ne pouvait en être part.
Au contraire du roman, la fin de Weinberg ne se clôt pas sur le retour à l’enfermement de Mychkine, ni sur les hurlements de Rogojine. Il y a ici une sorte de mort d’amour qui n’est pas vraiment dostoïevskienne, un retour à l’ailleurs où les malheurs du monde deviennent nuages.
Wo mein Wähnen Frieden fand [2]

 

Une musique à découvrir

Mais L’Idiot, c’est aussi une musique inconnue de la plupart des spectateurs, qui la découvrent à cette occasion et pour tous les auditeurs, la première constatation c’est qu’il s’agit d’une œuvre, au sens fort du terme. On ne peut qu’être étonné qu’en étant composée en 1986 ou 1987 elle ne soit vraiment créée qu’en 2013, quels qu’en soient les motifs, mais plus encore qu’entre 2013 date de la création au Nationaltheater de Mannheim, et 2023, date de la programmation du titre au Theater an der Wien, elle n’ait pas fait l’objet d’un intérêt quelconque, malgré une production à Oldenburg en 2015 et la création au Mariinsky et au Bolchoï en 2016 et 2017. Une fois encore ce sont les pays où règne le détestable système de répertoire qui (comme pour le cas de Guercœur d’ailleurs) ont initié la carrière de l’œuvre, qui donnent des leçons aux pays où règne le merveilleux système stagione, comme la France ou l’Italie où l’opéra se porte si bien…
Quand on consulte la fiche Wikipedia des œuvres de Mieczyslaw Weinberg on reste interdit devant la quantité, la variété de ses compositions – indépendamment de la qualité dans la mesure où on ne les connaît pas ou à peine (même si on peut faire confiance à Chostakovitch…) mais pour avoir entendu cette année et Die Passagierin à Munich, et L’Idiot à Salzbourg, on peut légitimement penser qu’il ne s’agit pas de musique médiocre.
Par ailleurs, et la production de Vienne (signée Vasily Barkhatov) et celle de Salzbourg ont reçu chacune un accueil enthousiaste du public et de la critique, si bien qu’à Salzbourg, L’Idiot affichait complet, mais pas Les Contes d’Hoffmann. Il est vrai aussi que le nom de Dostoïevski stimule les grands metteurs en scène et qu’il faudra après ces deux productions fondamentales pour la carrière de l’œuvre, suivre le développement de sa programmation ailleurs qu’en Autriche…

C’est à Mirga Gražinytė-Tyla, la cheffe d’orchestre lithuanienne qu’était confiée la direction musicale, et ce choix de Markus Hinterhäuser se justifiait largement dans la mesure où elle défend ardemment la musique de Weinberg, dont au printemps dernier elle a dirigé à Madrid Die Passagierin dans une mise en scène de David Pountney. Malheureusement en ce 18 août, elle n’a pas dirigé pour des raisons de santé et c’est son assistant, l’ukrainien Oleg Ptashnikov qui était à la tête des Wiener Philharmoniker.
Je ne pense pas que ce changement ait profondément modifié la couleur générale de l’exécution, d’abord parce que Ptashnikov a suivi toutes les répétitions musicales, qu’il a aussi été assistant de Mariss Jansons à Salzbourg sur Lady Macbeth de Mzensk et La Dame de Pique, et qu’il est Kapellmeister au Theater am Gärtnerplatz à Munich, une fonction qui prédispose aux reprises d’urgence et à une certaine élasticité. Enfin, on peut faire confiance aux Wiener Philharmoniker qui en l’occurrence n’ont aucune tradition d’exécution à faire valoir pour s’en tenir aux indications et à la pratique travaillée avec Mirga Gražinytė-Tyla, qui plus est à la quatrième représentation, et donc déjà largement « habitués » à l’œuvre.

À cause du lien et de l’amitié indéfectible qui les unissait, on a rapproché cette écriture de celle de Chostakovitch (à qui L’Idiot est dédié) et il est vrai que le voisinage est évident, respect de la tonalité, travail éminent sur la couleur, orchestration particulièrement riche et complexe, mais on entend au-delà une culture musicale large, des échos de musique juive, des citations ou influences  (signalées par Mirga Gražinytė-Tyla dans le programme de salle) de Bach, de Beethoven (L’Eroica), de Debussy, et même de Carmen de Bizet dans la scène où Aglaïa fait part à Mychkine de son intention de vivre libre. J’ai pour ma part repéré à la fin du troisième acte, quand se conclut cette scène du parc avec Aglaïa et avant l’irruption de Nastasia, au moment où Mychkine dit « que puis-je faire pour les aider » et s’allonge, une étrange ressemblance avec la valse du Rosenkavalier que Warlikowski d’ailleurs visualise par quelques pas de danse entre Lebedev et la femme de chambre…
Cette musique a une éminente qualité, qui est de suivre étroitement les respirations du texte, et donc de travailler beaucoup sur les couleurs, grâce à une orchestration foisonnante, diverse, donnant une large part aux percussions variées, mais aussi aux bois (et les Wiener y font merveille), avec des moments qui aux cordes peuvent être très charnus ou très allégés jusqu’à l’imperceptible.

Mirga Gražinytė-Tyla souligne aussi l’usage fréquent du Leitmotiv dans la partition, tandis que dans le livret certains paroles se répètent, « Je ne comprends rien », dans la bouche du prince et de la mère Yepantchine, ou dans la bouche du prince à la conclusion de certaines scènes, « quelle étrange journée » et quelques autres exemples, le plus symbolique étant « j’ai froid ». Ce n’est pas systématique, mais constitue un fil textuel et sonore.
L’autre caractère de cette musique est de n’être jamais tonitruante, ou envahissante, et d’être très attentive à la vocalité, avec une distribution vocale qui n’exige pas des voix énormes, même si la vocalité de Nastasia est plus dramatique.
Peut-on conclure à une interprétation « magistrale » de l’œuvre ? Les conditions de son exécution en cette soirée nous en empêchent, mais pour avoir entendu la vidéo dirigée par Mirga Gražinytė-Tyla, nous avons tiré une impression voisine : une exécution très fidèle, scrupuleuse, attentive aux détails, transparente. Une exécution expositive qui permet de comprendre les caractères de la partition. Sa lisibilité, la perfection de la traduction orchestrale lui donnent aussi un aspect didactique qui nous apprend à l’écouter avec attention, à l’apprécier, à nous y accoutumer. Il faudrait attendre peut-être d’autres chefs ailleurs pour pouvoir se faire une opinion définitive, mais en l’état – et dans les circonstances de la soirée- l’impression puissante éprouvée par la direction de Die Passagierin à Munich par Vladimir Jurowski à Munich ne s’est peut-être pas renouvelée mais une impression de grande maîtrise, d’analyse approfondie, de refus du spectaculaire au profit de l’analytique. Un moment musical qui interpelle et secoue.
Il faut aussi saluer les interventions marquées des voix masculines de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, dirigés par Pawel Markowicz qui entourent Rogojine et amplifient ses interventions des premiers et deuxième acte. Mais l’opéra est d’abord un opéra de personnages et à ce titre particulièrement théâtral et les interventions du chœur restent limitées.

Dans la troupe qui forme les acteurs de cette représentation il y a des personnages muets qu’on voit tout au long de la représentation, d’abord le fils adoptif des Yepantchine, l’enfant roux à qui se « confesse » Mychkine qui a déclaré très vite que seuls les enfants sont dignes de confiance « on peut raconter absolument tout à un enfant » déclare-t-il et peut-être est-ce aussi la raison qui lui fait comparer Aglaïa à un enfant. Parmi les autres personnages muets, la bonne, souvent présente, auprès du rémouleur ou de Lebedev, par exemple, mais aussi les parents Ivolguine, la femme de Lebedev, qui apparaît au début (tout comme son fils) et à la fin.

Les personnages muets sont présence, chœur muet qui regarde l’action, présence humaine qui remplit l’espace et qui en fait un espace où forcément tout circule, tout se sait, cet espace de la tragédie dont il était question au début. Et puis le personnage muet, fréquent dans les travaux de Warlikowski (sa Salomé par exemple) est comme ces personnages de la peinture de la renaissance qui regardent la scène presque de l’extérieur, représentent le peintre ou le spectateur et finissent par lui donner son sens par un jeu de regards superposés, la présence d’une humanité dans le jeu ou hors le jeu.
Parmi les « petits » rôles, signalons les belles interventions vigoureuses de la jeune Daria Strulia, du Young Singers Project, voix vive, bien projetée, énergique et surtout belle présence scénique dans le rôle de Varja, la sœur indignée du veule et cupide Ganja, mais aussi les couplets étranges chantés par Alexander Kravets, le rémouleur, ce personnage totalement hors de l’action et qui annonce pourtant la tentative de Rogojine sur Mychkine,

Alexander Kravets (le rémouleur)

un rôle presque « moussorgskien » dans le sens où il est hors l’action, mais la détermine et lui donne une couleur, à la manière de l’innocent de Boris par exemple. On le connaît bien pour l’avoir entendu dans Mazeppa à Baden-Baden ou à la Scala dans Boris Godunov où il chantait Missail et dans Guerre et Paix à Genève, voix de ténor de caractère, ciselée, assez marquante. Assez marquant la voix de basse puissante de Jerzy Butryn, Totski profilé scéniquement et vocalement assez intéressant notamment pour construire un duo de basses aux couleurs différentes avec Yepantchine (Clive Bayley) modulé par les commentaires de Lebedev (Baryton), il y a en ce début de présentation des Yepantchine un vrai travail sur la couleur vocale au service du texte (on marchande Nastasia).
Clive Bayley justement chante un Yepantchine engagé, scéniquement très vif, très expressif par les gestes et le visage, mais aussi par la voix, plus mûre au timbre légèrement voilé qui lui donne une véritable authenticité et une réelle présence.

A part Aglaîa, un des quatre rôles protagonistes ses deux autres filles sont incarnées par Jutta Bayer (Adelaida) et Jessica Niles (Alexandra) qui sont très profilées par la mise en scène, notamment Jutta Bayer, qu’on retient plus comme « figure » que chanteuse ‑elle est cinéaste et actrice- à la différence de Jessica Niles, qui a une partie vocale un peu plus développée, mais les deux sont vraiment des « personnages » typés, expressifs, identifiables.
La plus « typée » est évidemment Margarita Nekrasova, bien connue pour son mezzo expressif et ses personnages qui frisent la caricature, et son incarnation remarquable et assez désopilante de la mère Yepantchine, à la fois vulgaire, avide, et désireuse de placer ses trois filles est tout à fait remarquable.
Pavol Breslik, qu’on est plus habitué à entendre dans les ténors lyriques et les jeunes premiers d’opéra comme Nemorino de l’Elisir d’amore est ici à total contre-emploi. Il est à peu près un double jeune de Totski, devenant un des atomes méprisables qui tournent autour du noyau aimanté Nastasia comme le montre une des vidéos initiales, à l’allure d’un jeune vieilli avant l’âge et rabougri. Vocalement, la voix lyrique réapparait, marquée, bien projetée, incarnée, forte, très différenciée de celle d’un Volkov éthéré, et il s’est emparé du personnage avec une certaine gourmandise.
Aglaïa, c’est la mezzo Xenia Puskarz Thomas, a été pendant les deux dernières saisons membre du Studio de la Bayerische Staatsoper, la voix est claire, lyrique, expressive,  qui incarne un personnage en évolution : de petite fille grandie et un peu sauvage du début, elle devient de plus en plus « adulte » et son chant change de couleur et s’affirme, avec une voix forte et intense dans la scène du parc avec Mychkine et surtout la scène avec Nastasia du quatrième acte, où l’on remarque aussi encore plus nettement le soin mis à prononcer et le souci de l’articulation du discours. Una jeune chanteuse à suivre, sans aucun doute.
Youri Samoilov est Lebedev, ce personnage lui aussi quasiment toujours en scène, comme Mychkine, qui commente et stimule l’action, un profil maléfique, un « bon petit diable ». Samoilov est doué d’une voix de baryton au timbre plutôt suave et élégant, particulièrement expressive bien projetée, magnifiquement ciselée. Son chant est nécessairement varié, coloré, et accompagne une prestation scénique multiple, élaborée. Il est un véritable personnage, à la fois chœur jamais muet et génie maléfique, qui contribue à enlever du réalisme à la trame pour en faire une sorte de parabole. Il y a Mychkine le Christique, Lebedev le diabolique, Rogojine le maudit d’une certaine manière tout comme Nastasia, nous sommes au bord d’une autre dimension qui frôlerait le récit religieux…

Aušrinè Stundytè (Nastasia)

Aušrinè Stundytè est Nastasia. Elle a l’habitude des rôles intenses, elle est une Lady Macbeth de Mzensk remarquable, elle fut une Elektra étonnante avec Warlikowski à Salzbourg (mais aussi avec Tcherniakov à Hambourg) et nous venons de l’entendre à Lyon dans sa première Elena Makropoulos. Le rôle de Nastasia est d’une grande intensité lui aussi, demande à la voix aussi bien des moments dramatiques que très lyriques, mais vocalement le rôle n’est pas si long. Cependant, Warlikowski lui demande une présence scénique forte et l’actrice qu’elle est se construit un personnage brillant et sarcastique au début et de plus en plus lacéré et tragique, la voix ainsi varie beaucoup dans les couleurs, du lumineux au sombre, mais aussi ce qui est moins habituel, prend des couleurs lyriques auxquelles elle ne nous a pas habitués. Merveilleusement habillée par Małgorzata Szczęśniak, autant décoratrice que costumière d’exception, magistrale dans la manière de se mouvoir, autant séductrice et « femme fatale » que victime et déchue, elle compose un personnage déchiré, contradictoire et fascinant. Prise de rôle exceptionnelle.

Vladislav Sulimski (Rogojine)

Vladislav Sulimsky est l’un des barytons demandés aujourd’hui, et on se souvient de son Macbeth l’an dernier à Salzbourg, toujours avec Warlikowski qui était une authentique composition. Il est Rogojine, l’ange noir (essentiellement habillé d’un manteau de cuir noir) face à l’ange blanc Mychkine. Volontairement vu comme plus négligé, prolétarisé d’une certaine manière, il fait contraste, par son chant (baryton-basse), par son allure (brun, barbe, coiffure assez négligée), par ses costumes (noirs) avec Mychkine, blond, glabre et clair. Il est lui aussi un personnage tragique, celui du mal aimé, et du mal aimant, personnage typiquement associé à des profils dostoïevskiens, déchiré et contradictoire, croyant sans doute (on l’a dit : Dostoïevski dans le roman signale qu’il a chez lui le fameux tableau d’Holbein du Christ mort dont il était question plus haut), c’est un personnage à la spiritualité troublée et instable comme sa relation avec Mychkine. Sulimsky en fait une fois encore une incarnation, voix puissante et expressive, diction impeccable et clarté de l’émission, souci de la couleur et incroyable adéquation du chant et de la présence scénique. Avec ses regards changeants, ses mouvements, sa manière de traverser brutalement la scène avec « sa bande » ou de se dissimuler derrière une porte : il est un personnage d’une incroyable densité et en même temps jusqu’au bout mystérieux, un authentique personnage tragique.

Bogdan Volkov (Mychkine)

Et puis il y a Bogdan Volkov.
L’idiot à Mannheim et Vienne c’était Dmitry Golovnin, voix de ténor plus acérée, plus torturée, plus caractérielle, et Volkov est l’opposé tant la voix est douce, paraît lisse, le timbre suave et délicat. Il ne quitte pratiquement pas la scène, et il est d’abord une incarnation.
C’est d’abord un corps incroyable, qui marche quelquefois d’une manière hésitante, comme dans les ténèbres, avec un regard qui à la fois regarde ses interlocuteurs, mais le plus souvent ailleurs, comme dans l’expression de son rêve de montagnes quand il se présente aux filles et à la mère Yepantchine, comme une sorte de « Wanderer des cimes et des nuages », il reste toujours raide, de cette raideur hésitante de ceux qui ne veulent entrer dans un cercle, dans un jeu, dans un groupe. Et puis il y a évidemment cette scène époustouflante de l’épilepsie, où le corps se désarticule, se tort, s’écroule qui est un sommet dans l’incarnation du personnage, sans parler ensuite de la manière dont il apparaît christique dénudé (ou presque) au sens propre puis nu au sens figuré, dans toute la deuxième partie, avec la bande qui couvre sa blessure à la tête, sans défenses et presque objet sans initiative, en gardant cet air toujours un peu absent qu’il va inscrire pour l’éternité dans l’image vidéo finale de ce que j’ai appelé « la mort d’amour ». Ce regard absent, il l’a gardé pratiquement du début à la fin qui lui fait exprimer une fragilité intrinsèque, que la réplique du début « j’ai froid », qui correspond à celle de la fin où il la redit, est en quelque sorte une des clefs du personnages : dire « j’ai froid » c’est à la fois exprimer un besoin de chaleur et un besoin de protection (que lui donne d’ailleurs Rogojine), mais en même temps exprimer une immense solitude : le froid ne se corrige que par la couverture ou par le contact des corps entre eux qui se réchauffent lorsqu’ils sont pris dans une tempête de neige ou une avalanche et qu’ils s’en protègent comme ils peuvent : un besoin des autres qui ne reçoit pas de réponse, parce que les autres ont besoin de lui… Ce froid intrinsèque, on le sent par sa seule présence et ses seuls mouvements. Est-ce pour cela qu’Alexandra lui offre un pull de laine rose qui couvre sa chemise ?
À ce corps étonnant correspond une voix qui a le même caractère mystérieux : une voix apparemment légère, diaphane, et qui pourtant n’est jamais couverte, qui surnage toujours, qui est toujours claire, avec une émission modèle, avec un texte toujours parfaitement audible, perceptible dans ses moindres respirations et couleurs, techniquement sans aucune faille, une voix qui a priori ne pourrait résister à un orchestre aussi massif et à une salle aussi vaste et qui d’une bout à l’autre se pose, présente, lancinante, diffusant une émotion inouïe. Rarement dans la création d’un personnage j’ai pu percevoir une telle adéquation entre gestion vocale et gestion corporelle : Bogdan Volkov est une totalité, et c’est un miracle artistique.

En guise de conclusion, un exemple d’entreprise d’humanité

Pour conclure ce très long voyage en terre inconnue qu’était la découverte de cette œuvre, quelques éléments qui viennent à l’esprit en nos temps troublés.
J’ai rapproché au départ, et ce sera l’objet de mon prochain compte rendu, Der Zauberberg de Krystian Lupa et cette production, parce qu’elles ont en quelque sorte des racines communes et qu’elles réveillent en moi de profonds échos. Ces deux productions nous disent des histoires qui nous sont lointaines, à nous français, latins, tournés vers la Méditerranée plus que vers les frontières orientales, mais elles nous disent aussi des choses sur le monde et son désordre qui doivent nous interpeller.
Lupa reprend un roman de Thomas Mann en en faisant une œuvre née des catastrophes (la première guerre mondiale), mais aussi annonciatrice d’autres catastrophes du monde : sa dernière image est celle d’un déporté.
Mieczyslaw Weinberg est un juif polonais qui a choisi au moment de l’invasion allemande l’exil en union soviétique (Minsk puis jusqu’à Tachkent pour fuir l’avancée des nazis) puis a subi aussi les purges antisémites staliniennes et a bénéficié toujours de l’amitié et de l’engagement très fort de Chostakovitch à ses côtés. Retourné en Pologne en 1966, il ne s’y sentait plus chez lui, une partie de sa famille avait été décimée, le pays avait été défiguré. Revenu à Moscou, il composa alors Die Passagierin en 1968. Il n’était pas chez lui en URSS, et plus chez lui en Pologne. Jusqu’à quel point il ne s’identifiait pas à ce personnage de Mychkine, « L’Idiot », l’étranger où qu’il soit, le juif qui a tant utilisé les mélodies hébraïques dans sa musique mais qui se convertit peu avant sa mort à l’orthodoxie. Une vie écartelée, et voilà que le juif exilé s’attaque à un roman signé Dostoievski l’antisémite dont le personnage central pourrait être lui, le juif errant,. Complexités.
Mais ce qui frappe, c’est qu’autour de ce destin complexe, de cette œuvre encore à peine jouée, une production à Salzbourg – festival fondé, faut-il le rappeler, pour affirmer la culture comme seule réponse possible au charnier que fut la Grande Guerre- offre encore une fois une éclatante réponse culturelle et artistique à la situation géopolitique délétère ambiante. La production d’une œuvre dont les complexités évoquées plus haut ne laisse de questionner dans ses participants mélange outre quelques « occidentaux » (australiens, ‑britanniques, allemands), beaucoup d’artistes slaves, des artistes russes, d’autres venus de l’ancien bloc soviétique (Ukraine, Biélorussie, Lituanie) mais aussi polonais ou slovaques. La réunion de tous ces artistes, dirigés par la lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla et le polonais Krzysztof Warlikowski est un beau pied de nez à la situation géopolitique de l’est européen plus directement concerné par la guerre en Ukraine. Comme dans Guerre et Paix à Munich il y a un an et demi, l’art réunit et élève ceux que les vicissitudes politiques cherchent à séparer et déchirer.
Un groupe de merveilleux « Idiots » qui répondent par l’art au monde d’en-bas ou d’en-bassesse. Belle leçon d’humanité.

[1] « Zum Raum wird hier die Zeit » : Ici le Temps devient Espace, Parsifal, Acte I

[2] Richard Wagner, inscription sur la Villa Wahnfried… Où ma folie a trouvé la paix (traduction osée de Wähnen)

Dormition de la Vierge, Galerie Tretiakov, Moscou
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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