Les travaux des uns font le bonheur des autres. C’est désormais la coutume : quand un musée est obligé de fermer ses portes, il en profite pour faire voyager ses œuvres en les prêtant aux institutions d’autres pays, en un échange « gagnant-gagnant ». Pour celui qui accueille, c’est une exposition clé-en-main, tout venant du même endroit, et avec la garantie d’une origine prestigieuse ; pour celui qui prête, c’est une manière d’assurer son rayonnement international. La Galerie Borghèse est fermée cet automne ; qu’à cela ne tienne, sa collection ne restera pas dans les caisses, et le musée Jacquemart-André, qui rouvre lui-même après un an de travaux, est l’heureux bénéficiaire de cet « envoi de Rome ».
Bien sûr, ce n’est qu’un petit pourcentage de la collection qui fait le voyage à Paris, pour des raisons évidentes. Hors de question de déplacer les monumentales sculptures du Bernin ; L’Amour sacré et l’amour profane, du Titien, est une sorte de « trésor national » qui ne sort pas d’Italie ; et même certains cadres sont désormais trop fragiles pour être transportés. Et comme toujours, il faut composer, trouver un équilibre entre ce que l’un voudrait présenter et ce dont l’autre accepte de se dessaisir, entre les chefs‑d’œuvre indispensables comme « produits d’appel » et les œuvres moins centrales qui, sans être absolument des fonds de tiroir, ne font du moins pas partie a priori de ce qui déplacera les foules. Quoi qu’il en soit, cet échantillon remplit sa mission : éblouir les visiteurs parisiens tout en lui faisant miroiter tout ce qui n’est pas là et qu’il ne pourra admirer qu’en se rendant à Rome. Une sorte de teasing, donc, qui met en appétit pour mieux donner envie d’aller voir les œuvres in situ, au milieu des marbres et des fresques qui, depuis la fin du xviiie siècle, décorent les murs de la villa construite sur le Pincio entre 1607 et 1616.
Si la Borghèse la plus connue des français est probablement Pauline, la sœur préférée de l’Empereur, grâce à son mariage avec le prince Camille en 1803 (et sa célèbre statue couchée par Canova, toujours conservée par la galerie romaine), l’histoire de la collection commence deux siècles auparavant, avec un autre Camille Borghese, plus connu de l’histoire sous le nom de Paul V. Devenu pape en 1605, il appelle à la rejoindre son neveu Scipione Caffarelli (aucune parenté avec le castrat du xviiie siècle, dont ce n’était que le surnom), le fait cardinal et l’autorise à porter son nom. Le pape étend même sa protection jusqu’à aider son nipote à démarrer sa collection d’art, par une méthode pour le moins douteuse : alors que le Cavalier d’Arpin (Giuseppe Cesari) a reçu une commande officielle du Vatican, il est arrêté pour détention illicite d’armes à feu et les soldats pontificaux confisquent tout son fonds d’atelier, soit une centaine d’œuvres… Beaucoup sont dudit Cavalier, dont le maniérisme paraît souvent un peu mièvre, mais y figure notamment le Garçon à la corbeille de fruits, le Caravage ayant été son élève, spécialisés dans les natures mortes. D’ailleurs, dans cette icône retenue pour l’affiche de l’exposition, plus que le jeune éphèbe à la Wilhelm von Gloeden, c’est bien le panier de fruits qui a tout pour fasciner, par la qualité superlative de son rendu des surfaces et des textures.
Recourant à des procédés tout aussi audacieux que son oncle (la Déposition de Raphaël, qui ne figure pas dans l’exposition, fut purement et simplement « saisie », c’est-à-dire volée, dans l’église de Pérouse où elle était conservée), le cardinal Borghese eut néanmoins le bon goût de s’intéresser à la peinture non seulement romaine, mais aussi originaire de Florence, Ferrare, Bologne ou Venise. Après sa mort en 1633, sa collection fut enrichie par ses héritiers et grâce à des dons – mais aussi appauvrie par des « confiscations », comme celle de Napoléon qui emporta quelque six cents statues antiques. Ce que l’on voit au musée Jacquemart-André n’est donc pas le reflet du goût du seul Scipione, ni même des seuls Borghese, puisque le superbe Autoportrait du Bernin, digne de Vélasquez, fut offert en 1911 par un mécène allemand, alors qu’en 1902 la famille avait vendu la collection à l’État. Les œuvres rassemblées à Paris vont du quattrocento au baroque, couvrant presque deux cents ans d’histoire de l’art, depuis le dernier tiers du xve siècle, avec un Portrait d’homme d’Antonello de Messine et le grand tondo de Botticelli représentant la Vierge à l’Enfant avec saint Jean-Baptiste et six anges, jusqu’au milieu du xviie (l’autoportrait du Bernin mentionné plus haut). Outre les incontournables, comme Raphaël (La Dame à la licorne et la copie d’atelier du Portrait de la Fornarina), deux magnifiques Titien (Flagellation du Christ, Vénus bandant les yeux de l’amour), Véronèse (splendide Prédication de saint Jean-Baptiste) et l’unique Caravage prêté, sur les six de la collection, cette exposition est aussi l’occasion de mettre en avant des noms moins attendus, injustement moins célébrés d’ordinaire.
Lorenzo Lotto est présent avec un grand portrait d’homme et une sacra conversazione de toute beauté qu’on soupçonne influencée par Dürer, de passage à Venise en 1506 ; Jacopo Bassano avec une Adoration des bergers et surtout une grande Cène étonnante par ses détails et qui s’affranchit du modèle léonardesque. Le nu grandeur nature désormais attribué à Annibal Carrache, après avoir longtemps cru de Titien, semble n’être devenu un Samson enchaîné que grâce à la mâchoire d’âne que l’on a ajoutée à ses pieds. Dans la même salle, on peut voir deux grandes toiles très théâtrales de Giovanni Baglione, une Judith un peu fade par rapport à ce que Caravage ou même Louis Finson tiraient de ce sujet à la même époque, et un Ecce Homo délicieusement sulpicien. Toujours dans cette salle des nus, voisinant avec la Flagellation de Titien, une Suzanne et les vieillards de Rubens, l’une des deux œuvres non italiennes (mais peintes en Italie), l’autre étant un Gerrit van Honthorst, mieux connu de l’autre côté des Alpes sous le sobriquet de Gherardo delle notti, dont le caravagesque Concert, très diurne, pour une fois, voisine avec un autre Concert dû à Lionello Spada, à la composition chargée et au riche coloris. Et il faudrait encore mentionner Guido Reni, Dosso Dossi, Parmesan, Solario, Guerrieri ou Zucchi… De quoi donner furieusement envie de les revoir dans leur cadre habituel et entourés de tous leurs prestigieux voisins, ce qui redeviendra possible à partir de janvier, quand l’exposition parisienne sera terminée et que la Galerie Borghèse rouvrira.
Catalogue : Culturespaces/Fonds Mercator, 208 pages, 40 euros