Ce qui rend ce lieu particulièrement adapté à l’opéra, c’est une acoustique naturelle exceptionnelle, sans doute la meilleure d’Italie (et d’ailleurs) parmi les lieux à ciel ouvert.
C’est donc une production « normale » à laquelle nous avons assisté, remake de la production 2019 d’Orange, avec quelques aménagements spatiaux pour s’adapter aux exigences du Covid, mais aussi à la scène, plus large, plus vaste que celle d’Orange.
Un lieu aussi vaste et aussi particulier impose aussi un type de spectacle et de mise en scène qui puisse à la fois satisfaire les attentes d'un grand public plutôt populaire, mais qui puisse aussi habiter un espace, c’est à dire faire que l’œuvre s’y installe naturellement, et à l'inverse que cet espace nous paraisse évident pour l’œuvre représentée. C’est une correspondance biunivoque. Il y a des théâtres qui semblent faits pour certaines mises en scène, et d’autres non. Et même entre Orange et Macerata, il y a des ressemblances (le mur, un espace à ciel ouvert relativement clos) mais aussi de sacrées différences (largeur de scène, capacité, acoustique) et l’adaptation à l’espace de la production de Livermore doit en tenir compte, autant que l’adaptation aux conditions sanitaires, désormais imposées par les circonstances, en salle et sur scène. La mise en scène de Livermore répond à ces exigences en proposant un Don Giovanni spectaculaire et imposant, d’une grande clarté, tout en ne bousculant ni le mythe, ni les habitudes ou les attentes du public.
Spectaculaire grâce à des projections impressionnantes, qui reconstituent le mur d’Orange avec sa statue, mais qui donnent aussi à l’imagination un espace suffisamment onirique pour que l’on se perde dans la musique de Mozart,
qui illustrent de manière originale le catalogue de Leporello, par la projections de centaines de photos de jeunes femmes au moment où il en déroule la liste, ou bien qui montre l’agression dont est victime Zerlina en justifiant et montrant ses cris au final du premier acte. C’est net, clair, séduisant, bien fait (des trompe l’œil stupéfiants) grâce à D‑WOK, la structure habituelle qui travaille avec Livermore.
Autre éléments de spectaculaire, les deux véhicules présents sur scène, le SUV noir du Commendatore, au discret parfum mafieux avec les sbires qui l’accompagnent (une sorte de guerre des gangs) et surtout le Scenic jaune, le véhicule de Don Giovanni, d’un jaune taxi newyorkais instrument d’une course à l’abîme qui ne cesse de débouler en scène ou de s’en échapper à grande allure en faisant crisser les pneus. C’est voyant, impressionnant, m’as-tu-vu, ça en impose et en même temps cela effraie un peu : tous les ingrédients DonGiovanniesques y sont. Ce taxi jaune sert aussi bien à Don Giovanni qu’à Leporello, deux taxi-drivers de choix pour chacun leurs aventures, Leporello au deuxième acte y entraîne Donna Elvira pour leurs ébats. Course (en taxi) à l’abîme, voilà un peu ce qui nous est présenté, pendant que les trois masques au final du premier acte arrivent en calèche, marque aristocratique mais dépassée dans le contexte : Don Giovanni est celui qui se moque de l’ordre établi en le bousculant et le déconstruisant.
Pour faire spectacle aussi, pour remplir l’espace, les chœurs (mariage de Zerline et Masetto, final du premier acte) se déploient sur une grande largeur, garantissant la distanciation physique et renforçant l'impression d'espace, et Livermore a ajouté des chorégraphies à connotation érotique, au moment de l’arrivée de Donna Elvira (odore di femmina…) et surtout au festin final, qui n’est plus un festin de nourriture, mais de corps et de chairs de tous ordres et genres que se repassent Leporello et Don Juan. Comme par hasard, Donna Elvira personnage possédé par le désir de Don Giovanni, arrive sur ces entrefaites. Le désir, le sexe font partie intégrante de cette vision, ce qui reste conforme à l’histoire et au personnage. Livermore, comme souvent, ne bouscule pas la trame, mais l’habille brillamment de paillettes séduisantes, et ça marche bien.
C’est bien d’ailleurs cette conformité au mythe qu’il faut souligner, Don Giovanni comme empêcheur de tourner en rond d’une société figée dans ses règles (les trois masques), et traversée de violence (coups de feu, guerre des gangs etc…), en bref, une société de décadence dans laquelle la présence de Don Giovanni constitue un coup de pied dans la fourmilière. Rien de bien nouveau sous le soleil, on sait quelle valeur accorder aux « Viva la libertà » du final du premier acte.
Ce Don Giovanni qui va de l’avant n’est arrêté au premier acte que par le souvenir du cadavre gisant du Commendatore qu’il superpose au sien propre (les deux sont sur scène) et auquel souvent il se heurte avec horreur. En fait, le Commendatore est tué, mais il abat aussi Don Giovanni et l’opéra devient un flash-back. C’est la course effrénée vers l’abîme et la mort qu’il affiche ici, une mort affirmée dès le début (on se rappelle ici le spectacle de Claus Guth à Salzbourg, où Don Giovanni touché mortellement, usait de ses deux dernières heures pour les dévorer à pleines dents). Rien de nouveau non plus. Mais Loy allait bien plus loin…
Au deuxième acte les deux cadavres gisant en scène ont disparu, comme si les choses étaient scellées et que Don Giovanni savait désormais où il allait comme si on était en conduite automatique vers l'Enfer.
Ce Don Giovanni c’est Mattia Olivieri, jeune baryton plein de promesses du chant italien aujourd’hui.
Il a le physique et l’agilité du rôle, courant, virevoltant, sautant, c’est un Don Giovanni jeune homme qui n’a cure des lois sociales et des individus, pourvu que soient satisfaits ses désirs de l’instant. Sûrement un jeune aristocrate grassement servi par la vie, et donc trahissant un peu sa classe par sa brutalité et sa soif inextinguible. Du jeune homme il a aussi la voix : ce n’est pas un baryton-basse : la timbre est clair, la voix est jeune et à l’aise à l’aigu, avec un beau phrasé et une diction modèle. Chacun de ses trois airs est une grande réussite, Fin c’han dal vino triomphant, d’une rare vivacité, et sans histrionisme, mais ce sont ses deux airs de séduction dans lesquels il est peut-être le plus décisif, La ci darem la mano exceptionnel par l’élégance, et par le sentiment qu’il donne d’être à chaque fois hic et nunc dans le désir de séduire sans recul, sans une once de duplicité et Deh vieni alla finestra qui est un moment suspendu d’une rare poésie.
Son seul problème est le grave, un peu détimbré et mal projeté. Sans doute la voix s’étoffera-t-elle, mais il reste que le personnage remplit la scène et vocalement et physiquement et répond tout à fait à la mise en scène de Livermore. Un futur grand, sans aucun doute.
Le Leporello de Tommaso Barea lui fait pendant. Il est ce double mauvais garçon en miroir, avec un air du catalogue très réussi qui lui vaut un grand succès ; il est scéniquement aussi agile que le maître, il est certes ce double qu’on représente souvent, avec une voix plus grave que celle d’Olivieri, ce qui donne cette palette de couleurs nécessaire à différencier les deux personnages, une voix elle aussi bien projetée et une présence affirmée. Là encore un joli futur se profile pour ce très jeune chanteur…
Un très bon point aussi à Giovanni Sala, un Ottavio moins en retrait vocalement, plus affirmé et avec un Dalla sua Pace dominé de bout en bout et particulièrement engagé. Il est de ces Ottavio plus « mâles » que ceux auxquels une certaine tradition nous a habitués et donne une couleur et une présence vraiment intéressante au personnage. Davide Giangregorio est un bon Masetto, un peu en retrait vocalement cependant avec de menus problèmes de justesse, mais il ne dépare pas du tout dans cette galerie vocale de qualité. Enfin Antonio Di Matteo est un Commendatore-mafioso très correct mais on aurait aimé plus de puissance dans l’air final.
Du côté des voix féminines, une notation tout particulière pour la Zerlina affirmée vocalement et scéniquement de Lavinia Bini. Personnage engagé, particulièrement bien dessiné vocalement, lyrique quand il faut et dramatique aux moments clés, elle est l’une des meilleures Zerline entendues ces dernières années.
Valentina Mastrangelo s’empare de Donna Elvira avec une voix bien affirmée dans l’aigu, un poil moins à l’aise dans le grave. Elle aussi elle propose un personnage très engagé, et cette manière de se jeter dans le jeu donne quelquefois de légères âpretés à la voix. Il reste que son Mi tradi est particulièrement émouvant, avec une réelle musicalité tout en donnant sens aux mots.
Karen Gardeazabal est une Donna Anna de grand niveau douée d'une grande présence. Je crois qu’elle l’aborde pour la première fois et c’est vraiment un coup de maître, la voix est ronde, ductile, les agilités fluides avec une véritable énergie (dans or sai chi l’onore notamment) et un sens de la couleur particulièrement affirmé dans Non mi dir, très mélancolique et amer. C’est une voix qu’il faut suivre avec attention, car elle pourrait bien devenir une mozartienne de tout premier plan.
Ainsi, avec un cast jeune-et engagé, on se trouve devant l’une des distributions les plus équilibrées et les plus prometteuses et les plus stimulantes entendues ces dernières années.
Un équilibre sur lequel a veillé sans cesse la direction très attentive de Francesco Lanzillotta. On connaît les éminentes qualités de ce chef que nous avons entendu à Palerme dans La Favorite (Donizetti) et à Zurich dans un mémorable Macbeth de Verdi (voir nos comptes rendus ci-dessous). Il propose un Don Giovanni attentif et analytique, de couleur assez sombre, n’oubliant jamais le théâtre et soutenant les chanteurs à tout instant. Avec un orchestre légèrement réduit, il ne couvre jamais les voix, mais ne laisse jamais de côté le drame et le théâtre (final du premier acte étourdissant). Son Don Giovanni respire, avec un son limpide, mais large, et un beau sens du phrasé à la tête d’une Filarmonica Marchigiana attentive, qui fait honneur à Mozart. Lanzillotta devait diriger Tosca, annulée, il dirige Don Giovanni, et confirme l’impression très positive qu’il nous a donnée à chaque fois, c’est décidément un des chefs les plus intéressants de sa génération.
Au total, la production de Davide Livermore était connue depuis Orange en 2019 et s’adapte parfaitement à l’espace du Sferisterio et aux conditions sanitaires, elle est efficace et spectaculaire sans être vraiment novatrice. C’est le côté musical qui révèle les éléments les plus stimulants : un cast de jeunes, et un chef très valeureux ont produit là en un temps record, un des plus intéressants Don Giovanni qu’il ait été donné d’entendre ces dernières années, riche de potentialités, parce que fait d’engagement, de sensibilité et d’intelligence.
On pourra lire (en italien) avec profit dans nos pages italiennes le compte rendu du même spectacle par Francesco Rapaccioni
https://wanderer.legalsphere.ch/it/2020/08/eterna-tensione-rivoluzionaria/
Bonjour, petite rectification, ce n'était pas Christof Loy à Salzbourg mais Claus Guth. Le Don mortellement blessé Christopher Maltman. Cordialement
Vous avez tout à fait raison, merci. Et c'est corrigé. Cordialement
GC