Il se passe des choses à Palerme. Le Teatro Massimo propose des productions toujours bien ciblées du point de vue musical, car dans ce majestueux théâtre un peu loin des feux de la rampe internationale, les chanteurs peuvent rôder des rôles sans risque et dans des conditions aussi difficiles (salle très vaste) que dans de plus prestigieux théâtres internationaux. Certes, les réalisations ne sont pas forcément intéressantes du point de vue scénique, mais le public italien plutôt traditionnel ne supporte pas les mises en scène « modernes », et il faut bien dire que La Favorite ne se prête pas forcément à la papatte d’un Tcherniakov ou d’un Warlikowski. Encore que…
La question du traitement de la femme dans ce mélodrame typique de l’époque a quelque de terrible et illustre parfaitement l’essai de Catherine Clément L’opéra ou la défaite des femmes ((L’opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset 1979)), qui étrangement passe sous silence cet exemple plutôt emblématique.
Léonor est la favorite du roi Alphonse XI, elle est amoureuse du jeune Fernand, chassé par son Supérieur Balthazar du couvent auquel il était promis parce qu’il en est amoureux fou. Ils se voient en secret (ce n’est pas si clair dans un livret très elliptique) sur une île douce comme le paradis, mais elle n’ose pas lui dire qui elle est. Être la favorite du roi c’est être une sorte de putain officielle et donc mieux vaut cacher la vérité.
Le Roi découvre cet amour et magnanime, laisse Léonor épouser Fernand. Magnanime ? Que nenni ! Il se venge, sachant bien que ce mariage est un déshonneur pour le jeune homme. Il charge donc Fernand d’autant plus d’honneurs et de décorations qu’il sait la mésalliance vers laquelle il va sans le savoir.
Mais Balthazar veille. Sa charité chrétienne fait à la fois en sorte de dénoncer le roi, mais aussi de révéler publiquement à Fernand qui il va épouser. Ce dernier, horrifié, ne veut plus même la regarder, rend ses décorations et ses titres au roi et retourne au couvent.
À Léonor abandonnée et du roi et du promis ne reste plus que la mort. Avant l’instant fatal, elle cherche au monastère à revoir Fernand une dernière fois pour qu’il lui pardonne, elle arrive le jour même de ses vœux définitifs. Après quelques hésitations, refus et insultes, Fernand lui pardonne, elle peut donc mourir heureuse et pardonnée dans ses bras. Vie de femme.
L’œuvre, créée en 1840 à l’Opéra de Paris, sur un livret d’Alphonse Royer, Gustave Vaëz et (un peu) d’Eugène Scribe, s’inspire d’un drame en trois actes et en vers publié en 1790 : « Les amants malheureux ou Le Comte de Comminges » de François-Thomas-Marie de Baculard d'Arnaud (1718–1805) et reprend surtout la musique et la trame de L’Ange de Nisida un opéra prévu pour le théâtre de la Renaissance la même année. Mais ce théâtre privé fait faillite et l’Opéra de Paris en profite pour commander à Donizetti un Grand Opéra : celui-ci qui travaille vite, réutilise le matériel de L’Ange de Nisida pour en faire La Favorite dans le style du Grand Opéra, y compris le (long) ballet obligatoire sur la scène parisienne
La Favorite possède donc les caractères d’un Grand Opéra, drame historique autour de la personnalité d’Alphonse XI de Castille, sur fond de conflits entre la Monarchie de Castille et l’Église et de combats contre les Maures (il leur ferma l’accès de Gibraltar), et qui préféra dans son privé très vite sa maîtresse Léonor de Guzmán à sa femme, dont il eut une dizaine d’enfants illégitimes en les dotant richement . Musicalement, la première partie est peut-être plus brillante et superficielle, et la seconde plus tendue, voire plus noire (le quatrième acte est emblématique de ce changement assez radical) et il y a donc une hétérogénéité d’approche assez difficile qui demande au chef une grande attention pour unifier l’ensemble.
La mise en scène d’Allex Aguilera n’a de mise en scène que de nom. C’est un habillage du livret qui vaut plus par les beaux décors de Francesco Zito, faits de toiles peintes somptueuses (la grande qualité des ateliers du Teatro Massimo est un atout non négligeable) et de grands cadres tels qu’on pourrait les voir dans des illustrations du XIXe voire de toiles peintes de l’époque, c’est agréable à voir comme de belles illustrations (avec de jolis costumes plutôt Renaissance que médiévaux). Le long ballet est même présent aux trois quarts (chorégraphie respectable de Carmen Marcuccio), mais mieux vaut ne pas chercher autre chose qu’une illustration. Pas de lecture, pas de travail sur les caractères, pas de travail sur les relations entre les personnages, chacun est livré à soi-même : ça a le mérite de ne pas fatiguer l’esprit mais au moins de se laisser voir.
Il en va tout autrement du point de vue musical.
Les distributions retenues (il y en a deux) garantissent à la représentation un niveau plus qu’appréciable qui rend cette série digne du plus grand intérêt. Le 28 février, étaient affichés Sonia Ganassi (qui alterne avec Raehann Bryce-Davis), John Osborn (qui alterne avec Giorgio Misseri), Simone Piazzola (avec Mattia Olivieri), Marko Mimika (avec Riccardo Fassi).
Le système de double distribution, plus habituel en Italie qu’en France, permet à la fois de parer à des accidents, de donner leur chance à des chanteurs plus jeunes et moins connus, qui sont découverts à cette occasion, mais permet aussi une alternance serrée (six représentations en dix jours) sans dilater les coûts.
Dans ce répertoire si typiquement italien, afficher l’original français (c’est une tendance qu’on constate de plus en plus en Italie), implique de rechercher ce qui fait le caractère spécifique de la version française (comme pour les Verdi français), une manière particulière de phraser, une délicatesse plus grande, une diction claire et compréhensible, un contrôle particulier des volumes. Il faut reconnaître que sous ce rapport, à une exception près, la distribution réunie s’en sort avec tous les honneurs. Pour le reste, tous sont à la hauteur par le volume et la qualité de la projection et l’intensité, dans une salle vaste et haute.
Un niveau se lit à la qualité des rôles de complément, ici bien défendus, tant par Blagoj Nacoski dans Don Gaspar que la très jolie Inès de Clara Polito, dont la voix claire et bien projetée ouvre avec élégance le deuxième tableau (l’île) du premier acte, sorte d’image idyllique et heureuse de l’amour (dont Verdi se souviendra peut-être au début du second acte de Don Carlos à l’apparition d’Eboli).
Simone Piazzola était le Roi Alphonse XI, c’est un baryton de qualité qui fait une belle carrière en Italie et à l’étranger ; la voix est projetée, le volume est contrôlé, le personnage est sans discussion porté avec une certaine élégance sans aucune des vulgarités qu’on peut quelquefois rencontrer chez certains barytons. Piazzola impose un personnage puissant, un chant non dépourvu d’élégance. Pour la version italienne, ce serait exemplaire.
Mais il s’agit de la version française. Simone Piazzola chante Alphonse comme s’il avait à chanter Alfonso de la version italienne, le phrasé et le style sont italiens parce qu’il chante en français à l’italienne, avec notamment une prononciation erratique où les nasales sont sacrifiées (la « onnté » pour la honte…) ce qui gêne sans doute plus l’auditeur français que le non-francophone, mais qui ne rend pas non plus justice au style voulu exigeant une toute autre couleur et une autre technique. C’est très dommage parce que la voix est indiscutablement de belle facture.
Marko Mimica en Balthazar n’a pas ce problème : son français est clair, impeccable, bien projeté et avec une belle allure en scène. Ce jeune baryton-basse a été en troupe à la Deutsche Oper Berlin : l’école de la troupe est aussi l’école du répertoire et la prestation est vraiment au point. On souhaiterait cependant en Balthazar une voix plus noire et plus profonde (Ghiaurov a chanté et enregistré le rôle). Si les aigus et le registre central sont sans reproches, le rôle demande une voix plus sépulcrale, des graves plus marqués et un timbre légèrement moins mat. Il reste que le personnage existe et que cet artiste est à suivre avec attention car la prestation est de belle qualité
On ne présente plus John Osborn qui s’est fait une spécialité des rôles de ténor romantique français, de Léopold de La Juive au berliozien Benvenuto Cellini en passant par Arnold de Guillaume Tell. Son Fernand est d’emblée anthologique : un français impeccable, avec toutes les nuances, une clarté incroyable de l’émission, une sûreté à toute épreuve, une fluidité des passages stupéfiante grâce à une homogénéité vocale peu commune : chant contrôlé et expressif à tous les niveaux du registre. Pour tout dire, à la demande d’un public en délire, il a consenti à bisser son air du quatrième acte « Ange si pur », se permettant le luxe de le chanter un peu différemment en première et seconde version. Sans commentaire et tout simplement extraordinaire.
A une semaine de distance entendre Michael Spyres (Il Pirata à Genève et la saison prochaine à Paris) et John Osborn dans des rôles éprouvants du répertoire belcantiste chanter avec une telle perfection montre aussi une fois de plus la qualité de la préparation américaine en matière de technique, notamment diction et phrasé.
Sonia Ganassi était Léonor. Le mezzosoprano italien a été longtemps catalogué dans les excellents mezzo rossiniens (de Rosina à Cenerentola et de Cenerentola à Rosina). Pour en sortir, Ganassi a élargi son répertoire (on se rappelle par exemple son Eboli dans Don Carlos de la production Kontwitschny à Barcelone, où elle n’était pas forcément attendue). Sa technique toujours maîtrisée et le contrôle vocal lui ont permis d’aborder tous les rôles de Bel Canto, mais elle ose aussi Santuzza dans un tout autre répertoire (au Massimo de Palerme l’an dernier), une Santuzza plus contrôlée et moins tripale que ce à quoi on est habitué. C’est une magnifique artiste, très régulière, et le plus souvent impeccable. Ganassi n’est jamais histrionique, elle d’est pas la chanteuse des feux d’artifice, elle s’appuie sur une technique solide, une intelligence des textes, et une vraie musicalité qui lui garantissent la sécurité sur les rôles qu’elle aborde.
Ainsi de sa Léonor à qui il n’y a rien à reprocher, présence scénique et vocale, diction française claire, sens dramatique. Un chant contrôlé, ornementé, des aigus pleins et charnus, et une homogénéité dans tout le registre des graves somptueux, un centre large et des aigus sûrs. C’est une de ces grandes artistes qui ne déçoivent jamais, qui inspire le respect absolu pour un travail toujours bien fait et remarquablement équilibré. Son « O mon Fernand » est particulièrement réussi pour son sens du chant intériorisé mais tendu, son expressivité et tout son dernier acte est littéralement bouleversant.
Le chœur du Teatro Massimo, préparé par Piero Monti s’est montré à la hauteur, avec un français compréhensible, une belle homogénéité et un volume toujours contrôlé dans cette salle où on aurait tendance à forcer pour se faire entendre.
Le mérite en revient aussi au chef Francesco Lanzillotta, ce jeune chef qui commence à être remarqué en Italie et à l’étranger (Wanderer l’avait noté dans Macbeth à Zürich).
Son approche de La Favorite – opéra difficile – est remarquable : il ne renonce jamais à la tension, mais avec un sens du détail, de la rondeur, un tempo retenu (on s’attendrait même à plus nerveux quelquefois) et surtout un soin dans l’accompagnement du plateau qui veille à ne jamais couvrir aucune voix, soucieux de la compréhension du texte, des équilibres, avec des moments d’une particulière délicatesse : le prélude du dernier acte est à ce titre notable. Même le ballet (dont on joue les trois quarts) est dirigé de manière élégante et fluide, sans jamais verser dans la vulgarité. Dans un répertoire où la primauté est donnée au chant, Lanzillotta impose l’orchestre comme un protagoniste et non une utilité qui ne servirait qu’à mettre les voix en valeur, et c’est à cela qu’on remarque un chef
L’orchestre le suit quasiment sans scorie (quelques faiblesses des cuivres en nombre limité) avec une vraie qualité du son et une particulière lisibilité.
Dans les difficultés que traversent les institutions culturelles italiennes, on ne peut que se réjouir de voir un théâtre en état de marche, avec des forces de qualité, défendre un répertoire difficile en proposant un niveau qui peut rivaliser avec des grands théâtres de plus grand renom. Très belle soirée.