200 Motels – The suites
Fresque musico-théâtrale – musique et texte de Frank Zappa (1940–1993)Créée le 21 septembre 2018 au Festival Musica de Strasbourg.

Direction musicale Léo Warynski
Mise en scène Antoine Gindt

Dramaturgie et collaboration à la mise en scène : Elodie Brémaud
Décors : Élise Capdenat
Costumes : Fanny Brouste
Réalisation vidéo : Philippe Beziat reprise par Julien Ravoux
Lumières : Daniel Lévy
Script : Alice Lockwood
Son : Dominique Bataille
Mouvements : Sophie Peretti-Trouche
Conseillère artistique : Melcha Coder

Avec :

L'Animateur TV (Cowboy Burt) : Lionel Peintre
Janet (La journaliste) : Émily Rose Bry
Lucy (Donovan) : Pauline Descamps
Frank (Larry the Dwarf / Jeff) : Dominic Gould
Mark : Mark Van Arsdale
Howard : Jonathan Boyd
La soprano solo : Mélanie Boisvert
Rance (Ginger) : Guillaume Dussau

Les Percussions de Strasbourg
The Headshakers
Orchestre Philharmonique de Nice
Chœur de l'Opéra Nice Côte d'Azur

Directeur du Chœur Giulio Magnanini

Nouvelle production T&M‑Paris pour l'Opéra Nice Côte d'Azur

Nice, Opéra, le vendredi 1er décembre 2023 à 20h

On doit à l'initiative inspirée du directeur Bertrand Rossi cette reprise à l'Opéra de Nice de "200 Motels – The Suites" à l'Opéra de Nice, aller simple vers l'univers audacieux et inclassable de Frank Zappa. Mis en scène par Antoine Gindt, la soirée se présente sous la forme d'une étonnante expérience visuelle où se croisent humour graveleux et haute virtuosité en forme d'hommage au génie iconoclaste de la musique rock et contemporaine. Parmi les interprètes, on retrouve Lionel Peintre en animateur télé et cowboy déjanté avec Dominic Gould en Larry the dwarf comme double de Zappa et le duo hilarant Mark Van Arsdale et Jonathan Boyd en Mark et Howard. Excellentes également, la soprano Mélanie Boisvert et le duo Émily Rose Bry – Pauline Descamps dans le rôle des midinettes Janet et Lucy. Sur scène et dans la fosse, les Percussions de Strasbourg, l'Orchestre Philharmonique et le Chœur de l'Opéra Nice Côte d'Azurs sont dirigés par le geste très vif et pulsé de Léo Warynski, parfaitement secondé par le groupe The Headshakers. 

200 Motels – the suites se présente comme une fresque musico-théâtrale signée Frank Zappa (1940–1993). Artiste inclassable, Zappa est largement considéré comme l'un des artistes américains les plus novateurs et éclectiques du XXe siècle, à la fois compositeur, musicien, réalisateur, producteur et satiriste américain. Pionnier de la production musicale indépendante, il crée ne 1977 son propre label, Zappa Records, ce qui lui permet d'avoir un contrôle artistique total sur sa musique et ses enregistrements et de ne pas dépendre des contraintes imposées par les grandes maisons de disques. Largement impliqué dans des questions politiques et sociales, il s'est engagé pour défendre la liberté d'expression contre la censure devant le Congrès américain.

Sa carrière musicale débute dans les années 1960 en tant que leader du groupe The Mothers of Invention avec lequel il signe l'un des premiers albums de rock conceptuel ("Freak Out!", 1966). Ses enregistrements explorent des genres musicaux aussi variés que le rock et le jazz, en passant par la musique classique et contemporaine. Guitariste virtuose, il figure au panthéon des plus grands guitaristes de l'histoire du rock mais il est surtout connu pour l'approche expérimentale d'une musique tournée résolument vers des éléments de dissonance et de polyrythmie. La qualité de son travail de compositeur a attiré l'attention de Pierre Boulez qui l'invita à participer en 1983 à une série de concerts intitulée "The Music of Frank Zappa" avec l'Ensemble InterContemporain. Ces concerts ont présenté des compositions de Zappa, notamment des pièces comme "Envelopes" et "Dupree's Paradise" avec l'année suivante, l'enregistrement de l'album "Boulez Conducts Zappa : The Perfect Stranger".

Familier d'une satire sociopolitique tous azimuth, Frank Zappa puise dans l'humour et la parodie une façon d'aborder des sujets sérieux et souvent controversés. Son projet "200 Motels" se présente sous la forme d'un film expérimental datant de 1971, co-réalisé par Zappa lui-même et Tony Palmer. "200 Motels" est une œuvre unique qui mélange musique, comédie, animation et improvisation, mettant en vedette le groupe Frank Zappa & The Mothers of Invention mais également Ringo Starr, Theodore Bikel et Keith Moon. Qualifié de "documentaire surréaliste" à sa sortie sur les écrans, le film présente aujourd'hui un intérêt très limité axé principalement sur des séquences retraçant les expériences hallucinatoires et chaotiques d'un groupe de musiciens en tournée. On y aborde les aspects absurdes et souvent dérisoires de la vie en tournée, tout incorporant des éléments d'animation psychédélique et de satire sociale à grands moyens d'effets spéciaux qui paraissent désormais bien datés (image surexposée, filtres de couleurs, défilement à vitesse accélérée etc.)

La bande sonore du film, publiée en 1971 par United Artists Records sous le titre "200 Motels", est autrement plus passionnante et emblématique de la complexité et de la diversité musicale de Frank Zappa. Balayant un large spectre allant du rock au classique, en passant par le jazz et l'expérimental, l'album comprend des pièces orchestrales ainsi que des chansons rock et comiques interprétées par le groupe : "Mystery Roach", "Lonesome Cowboy Burt", "Daddy, Daddy, Daddy", "What Will This Evening Bring Me This Morning" et "10 Magic Fingers", ainsi que le final "Strictly Genteel", qui mélange des éléments orchestraux et rock. Mêlant les pizz Bartok à des sections de jazz alternant avec des fragments plus étales dans le style des Atmosphères de Ligeti ou bien Ionisation de Varèse (le compositeur préféré de Zappa), la musique de 200 Motels progresse par bonds savamment désordonnés.

L'album a été salué à sa sortie pour sa créativité et son audace, mais il a également été critiqué pour son caractère chaotique et déroutant. Il figure désormais comme une pièce importante de l'œuvre de Frank Zappa et reflète son engagement envers l'expérimentation artistique et son rejet des conventions musicales et cinématographiques traditionnelles. L'album retrace également la brouille de Zappa avec le monde de la musique classique traditionnelle lorsque la direction du Royal Albert Hall refusa d'organiser le concert prévu jugeant certaines paroles particulièrement obscènes. Lors du procès qu'il intenta à la salle, Zappa joua "Penis dimension" devant un juge désemparé lui demandant "Est-ce que je dois vraiment écouter ça ?". Il fallut attendre octobre 2013, soit près de 20 ans après la mort du compositeur, pour que 200 Motels soit présenté au public britannique.

Mis en scène par Antoine Gindt au Festival Musica de Strasbourg en 2018, le projet renaît de ses cendres sous le titre "200 Motels – The suites". L'enchaînement des séquences trouve une forme de justification dans le choix délibéré de les présenter sous la forme d'un délirant show télé, animé par l'efficace Lionel Peintre qui alterne les rôles du bateleur et de Cowboy Burt. Cette ambiance de reality show est surlignée par un puissant dispositif video captant et diffusant le spectacle en direct sur un immense écran multicolore dont la forme sans équivoque rappelle la Penismobile présente dans le documentaire de 1971. Cette ambiance surchauffée broie aux entournures la subtilité de certains épisodes, tandis qu'elle en dynamise d'autres, guidée tout du long par la présence de "Larry the dwarf" déguisé en Frank Zappa manipulant à vue une marionnette de son célèbre double reconnaissable à son épaisse toison capillaire et sa moustache baroque façon D'Artagnan. Présenté comme le véritable metteur en scène de la soirée, il a droit à une chaise à son nom juste à côté du chef d'orchestre Léo Warynski qui arbore pour l'occasion une somptueuse veste à paillettes… Saluons la remarquable performance de l'Orchestre Philharmonique et du Chœur de l'Opéra Nice Côte d'Azur, naviguant avec brio dans une partition exigeante avec un effectif pléthorique remplissant la fosse jusque dans les loges latérales. Les Percussions de Strasbourg et le groupe The Headshakers combinent leurs talents pour restituer la complexité des chausse-trappes rythmiques, bien soutenus par le geste pulsé du chef.

Le projet de faire de sa vie d'artiste en tournée le livret d'un opéra a conduit Frank Zappa à inventer des personnages imaginaires comme ce duo Mark et Howard (impayables Mark Van Arsdale et Jonathan Boyd), débarquant à Centerville, un trou à rats avec église et bowling pour seules distractions – une ville comparée à "un sandwich au thon sous vide" qui fait regretter San francisco, l'endroit où les vrais artistes qui se la pètent. On note au passage les autocollants sur les emballages de cette junkfood, allusion tragicomique à la disparition programmée de l'association T&M que dirigeait Antoine Gindt depuis plus de vingt ans, rayée d'un trait de plume pour des questions de baisses de subventions publiques. L'actualité prend ainsi un relief inédit, pimentée par la country épaisse et liquoreuse de Cowboy Burt en péquenaud vulgaire et autoproclamé énonçant ses fantasmes sous forme d'explication de texte avec Pauline Descamps en Lucy (Sitting on his face).

Malgré la qualité de l'écriture, la partition n'est pas exempte de tunnels, traduisant par moment la tendance croissante à un humour vulgaire et bon marché si typique de ce tournant des années 60 et début des années 70. Paradoxalement peu sollicités par une mise en scène jouant les intervalles, ces passages concentrent dans le seul énoncé textuel leur potentiel de provocation comme les vocalises nymphomanes de Lucy chevauchant sa baudruche géante ou bien le duo entre Larry et la soprano solo (Mélanie Boisvert) dans I have seen the pleated gazelle où il est question tout à trac de tritons, chiens, gazelles, soupe avec débris de saucisses, fil dentaire et boîte en carton avec une peinture de nonne sur chaque côté… La musique striée et les fanfares Stravinsky ouvrent sur l'iconique Magic 10 fingers, avec arc-en-ciel de gammes par ton et fracas de cuivres – moment magistral et halluciné où Dominic Gould quitte son déguisement de Frank Zappa, allusion à la démission du guitariste Jeff Simmons, sous le regard de Lucy (ange de la bonne conscience) et Rance (Guillaume Dussau), démon de la mauvaise conscience qui l'exhorte comme Simmons dans la véritable histoire à relâcher la pression et arrêter de jouer "cette musique de comique". Témoignage du haut degré de délire, le livret traduit les effets improbables d'une écriture sous acide quand il s'agit de décrire les vertus du mystérieux élixir de Frank Zappa : "mettez-le sur vos steacks, utilisez-le pour laver la piscine, faites tremper vos dents dedans, vendez-le comme kit de teinture, laissez-le jouer du piano, essayez-le sur votre ameublement, il rend la voix plus aiguë, mettez-le sur votre pizza, utilisez-le pour masser, attachez votre femme avec".

Délirante et étonnante soirée avec de purs moments de musique symphonique avec un solo de violon subtilement tuilé avec l'intervention à la guitare électrique du leader des Headshakers… enchaînant sans transition avec une interminable glose sur la défense et illustration de la dimension du pénis. "Que Dieu aide les poivrots et les junkies, les tarés et toutes les pauvres âmes qui dérivent dans la tourmente" reprend le chœur tandis que retentit la morale de cette fable inclassable qui clignote au même moment sur l'écran : Help everybody sot hey all get some action some love on the week-end, some real satisfaction (Aidez-les tous pour qu'ils puissent baiser, faire l'amour le week-end et connaître de vraies satisfactions).

à revoir dans la version captée en 2018 à la Philharmonie de Paris :

https://philharmoniedeparis.fr/fr/live/concert/1087903-frank-zappa-200-motels-suites-leo-warynski-antoine-gindt

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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