Le théâtre doit nous effrayer et nous faire ressentir la douleur.
Dmitri Tcherniakov
Quelques rappels historiques
La trame de Giulio Cesare in Egitto se réfère aux épisodes des guerres civiles qui opposèrent César et Pompée, en 48 av. J.C. après la défaite de Pompée à la bataille de Pharsale (en Thessalie, au nord de la Grèce). Après bien des hésitations il décida de se réfugier en Égypte car en 55, il avait rétabli sur le trône le roi Ptolémée XII, père du jeune Ptolémée XIII, âgé de treize ans (qui lui devait donc son trône) et aux mains de ses conseillers dont Achillas, l’un des personnages de l’opéra. Plutarque raconte qu’il fut assassiné entre autres par Achillas sur la plage même de son débarquement (Pelusa).
Le calcul était aussi simple qu’erroné. En assassinant Pompée, les conseillers et le roi pensaient se concilier César, s’en faire un allié, consolider la position du royaume et éviter une conquête éventuelle. Mais Plutarque raconte que César fut horrifié du procédé, entra dans une folle colère, et organisa des funérailles en remettant les cendres de Pompée à son veuve (sa cinquième épouse) Cornelia, autre personnage de l’opéra.
César avait compris à la fois ce qu’il pouvait tirer en termes politiques d’un traitement posthume de Pompée qui avait de nombreux partisans à Rome, mais aussi quel nœud de vipères était le royaume d’Égypte, où l’on se permettait d’assassiner un général romain, qu’on appelait le Grand Pompée (par allusion à Alexandre le Grand) et qui jouissait d’un immense prestige, malgré sa défaite.
Cependant, la position de César à Alexandrie restait fragile. Les troupes romaines étaient en effet très inférieures en nombre, et César ne pouvait attaquer l’armée égyptienne puissante, ni sur terre ni sur mer. Il demanda des renforts, mais dans l’attente, les égyptiens (commandés par les assassins de Pompée dont Achillas, bientôt assassiné) autour de Ptolémée XIII en profitèrent et c’est une guerre difficile qui s’engagea, qui alla même jusqu’à contraindre César à fuir, en abandonnant son manteau pourpre d’imperator, lors d’une bataille autour de l’île de Pharos (le fameux Phare, l’une des sept merveilles du monde) ce qui laissa penser qu’il avait disparu. Mais les renforts arrivèrent et la bataille décisive fut victorieuse, Ptolémée XIII fut tué, et César mit sur le trône sa sœur de 22 ans Cléopâtre de qui entre temps il était tombé amoureux.
Les sources de cette histoire outre Plutarque sont le De Bello alexandrino qu’on a longtemps attribué à César, mais par erreur et on discute d’ailleurs encore de l’attribution. Il reste que la guerre d’Alexandrie fut un moment difficile de la vie de César où il faillit perdre la vie et que les égyptiens y sont fortement dénigrés : « quiconque a une fois pratiqué cette nation ne peut douter que ce ne soit l’espèce d’hommes la plus portée à la trahison ». Dans la geste des conquêtes romaines, il fallait construire des figures positives (César) et d’autres négatives, ainsi se construit la légende de Rome, exalter la vertu (de Rome) face aux vices (des autres).
C’est de manière concentrée, cette histoire qui se déroule entre 48 et 47 que la trame de l’opéra de Haendel raconte et elle a une visée morale. Il s’agit de montrer la victoire de la vertu contre la trahison.
Giulio Cesare in Egitto : Livret et analyse
Le Festival de Salzbourg a depuis quelques années programmé plusieurs opéras de Haendel, Il trionfo del tempo e del disinganno (2021), Alcina (2019), Ariodante (2017), Giulio Cesare in Egitto (2012) qui sont des productions du Festival de Pentecôte dirigé par Cecilia Bartoli. Seules deux productions sont du festival d’été, en 2009, Theodora et en 1984, Jephta (repris d’ailleurs jusqu’en 1986) en version scénique dans la Universitätskirche.
Giulio Cesare in Egitto est le premier opéra de Haendel qui bénéficie d’une seconde production, et qui est produit par le Festival d’été depuis Theodora en 2009. C’est donc en soi un événement.
La trame présente tous les personnages dont nous avons parlé plus haut, Giulio Cesare, Cleopatra, Tolomeo (Ptolémée), Achilla (Achillas), mais aussi la veuve de Pompée, Cornelia et son (beau-)fils Sesto. Et les trois premières scènes présentent parfaitement la situation : Cornelia et Sesto implorent la pitié de César, qu’il est prêt à accorder (Sc.II) au nom du respect de Pompée, mais dès la scène III, la tête de Pompée lui est présentée sur un plat par les égyptiens. D’un côté les romains, vertus et dignité, et de l’autre les égyptiens, assassins qui se nourrissent de trahison. C’est la première donnée de l’œuvre et on n’en sortira pas.
Dans la perspective de la lecture de Dmitri Tcherniakov, il me paraît utile de revenir dans le détail sur le livret de Haym.
Acte I
Devant l’assassinat de Pompée, Cesare est horrifié, Cornelia désespérée et Sesto son fils désireux de vengeance. Pendant que Tolomeo s’agite inutilement, Achilla lui propose d’assassiner César et en échange lui demande la main de Cornelia qui lui est accordée.
Cleopatra, de son côté déguisée en servante (Lidia), approche César aussitôt séduit. Cleopatra heureuse de sa manœuvre croise Cornelia et Sesto. Elle met Nireno son confident à leur disposition, pour les aider à se venger et les gagner à sa propre cause.
Prévenu par Cleopatra-Lidia de se méfier, César rencontre Tolomeo mais reste sur ses gardes, tandis que Cornelia et Sesto sont présentés par Achilla à Tolomeo qui les arrête à cause de la provocation en duel de Sesto. Achilla se propose en secret de les libérer si Cornelia se donne à lui. Elle refuse horrifiée.
Acte II
Guidé par Nireno, Cesare va rencontrer Cleopatra-Lidia et est complètement tombé sous le charme. Cornelia de son côté est l’objet des propositions insistantes de Tolomeo et Achilla, devenus rivaux tandis que Nireno propose son aide à Sesto pour se venger.
Cleopatra est tombée elle aussi amoureuse de Cesare, elle lui dévoile son identité véritable et Cesare, dopé par cette révélation va partir au combat, tandis que Cleopatra invoque le secours des dieux.
Acte III
Tolomeo veut se garder Cornelia, alors Achilla trahi veut rejoindre Cleopatra ; de son côté, cette dernière est vaincue sur le champ de bataille par Tolomeo et Cesare a disparu. La situation est désespérée. Mais alors qu’on le croit mort, Cesare est seul, abandonné mais vivant.
Il surprend Achilla mortellement blessé au combat contre Tolomeo qui donne à Nireno et Sesto un sceau qui leur permettra de s’assurer de l’armée qui attaquera le palais. Cesare s’empare du sceau et part au combat tandis que Sesto tue enfin Tolomeo.
Cesare est vainqueur, il installe Cleopatra sur le trône, ils chantent leur amour, tout est bien qui finit bien.
Comme on le voit, l’histoire est violente, entre agressions sexuelles, trahisons, assassinats mais elle est aussi une allégorie de la victoire de la vertu sur les traîtres et les vicieux. En cela, le livret de Nicola Francesco Haym est conforme à tout ce qu’on transmettait sur l’histoire romaine d’une Rome vertueuse et régulatrice : le fameux de viris illustribus… de l’Abbé Lhomond date du XVIIIe (1775) et a été enseigné en France jusqu’aux années 1970 dans les classes de latin – j’en suis encore un vivant témoin. Et c’est un défilé des vertus romaines incarnées par les histoires héroïques à répétition. Si Giulio Cesare date de 1724 avec un livret qui se fonde sur celui de Giulio Cesare in Egitto représenté à Venise en 1675 sur un texte de Giacomo Francesco Bussani (musique d'Antonio Sartorio), la vision des romains comme modèle est un topos intellectuel encore antérieur, et qui court toute notre histoire même récente, Dix ans après Giulio Cesare in Egitto paraît en France le célèbre essai de Montesquieu Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et par ailleurs il n’est pas interdit de penser que l’œuvre même de Haendel soit à mettre en relation, par sa glorification des vertus, par le rôle pacificateur de César qui installe finalement Cléopâtre sur le trône, à la situation de la monarchie anglaise assez affaiblie, puisqu’en 1724 régnait George 1er, premier de la dynastie des Hanovre qui laissait ses ministres gouverner en interne et passa beaucoup de temps dans son Hanovre natal.
Il y a incontestablement une visée morale et politique dans l’œuvre qu’il ne faut pas négliger.
Mais pour exalter la vertu romaine, il faut lui opposer les égyptiens, conformément à ce qu’en disait le De Bello alexandrino : traitres, assassins, violeurs. César vient y remettre l’ordre, et Cléopâtre l’égyptienne, en quelque sorte bonifiée par l’amour, achève le grand œuvre en régnant finalement sur l’Égypte.
Cléopâtre (que la propagande augustéenne trainera ensuite dans la boue pour ses amours avec Marc-Antoine et son opposition à Auguste) est donc dans cet opéra en quelque sorte touchée par la « grâce » de César, l’amour aidant à acquérir la vertu.
Il faut donc retenir un livret aux prétentions morales et politiques, sur le « bon » et le « mauvais » pouvoir.
L’œuvre contient des personnages amoraux et immoraux qui sont au bord de la victoire, car il ne faut jamais oublier un élément qui apparaît incidemment dans l’œuvre, seulement au troisième acte : la guerre.
Il y a une guerre alexandrine, qui consiste pour les égyptiens à se débarrasser de César (le vice chassant la vertu, en quelque sorte) et César a effectivement failli y laisser la vie… Ce n’est donc pas une petite affaire, c’est l’un des moments où César fut en réelle difficulté.
Pour Cléopâtre, jouer César, ce n’est ni parier sur l’amour ou la vertu, mais parier sur le vainqueur probable, et donc le calcul politique n’est jamais absent de cet orient déjà « compliqué » à l’époque.
Il y a donc, en dehors de Cornelia et Sesto, victimes et enjeux et des relations des méchants entre eux, peu de grandes vertus dans cette œuvre.
Pas plus qu’on en fait avec de la littérature, on ne fait pas de bons opéras avec de bons sentiments, et quand les assassins sont lointains, dans une sorte d’Orient rêvé (L’Égypte a toujours fait rêver), c’est encore mieux, on peut les parer de toutes les horreurs.
César terrassant le vice, et inondant de son regard d’amour une Cléopâtre à sauver, voilà l’histoire de Giulio Cesare in Egitto.
César a finalement écrasé le nœud de vipères mais celui-ci a prospéré tout au long de l’opéra. Que faut-il en retenir, sous les palmiers d’Alexandrie et à l’ombre du Pharos ? Guerre, prospérité du vice et évidemment faux triomphe final, parce que d’un côté se venger des assassins de Pompée ne rend pas Pompée, et de l’autre César le triomphateur est assassiné trois ans plus tard, Cléopâtre meurt vaincue plus avant, 17 ans plus tard dans les conditions que l’on sait. C’est en réalité une histoire bien sombre : et c’est de ce caractère que part Tcherniakov pour sa production.

Quelques mots sur l’univers de Tcherniakov
Je voudrais encore une fois revenir sur ce qui fait la spécificité de l’approche de Tcherniakov qui n’est jamais de suivre un livret littéralement, mais de tirer de lui le matériel d’une histoire qui ne le contredit jamais, mais qui va jusqu’au bout de ses possibles. Il ne s’agit jamais de trahir le livret, mais d’en « dire le vrai », à travers une histoire qui va en révéler les vérités profondes. Jamais je n’ai vu « trahir » un livret dans aucune production vue, même les moins réussies.
Il s’agit d’une lecture à deux niveaux, parce que Tcherniakov est d’abord le griot des histoires qu’il se raconte, et qui rencontrent ensuite la vérité d’une œuvre ou d’un livret.
Pour comprendre ce processus singulier, il faut plonger dans la tradition russe, dans l’éducation, dans les contes qui sont fondamentaux dans la tradition russe. Tout étudiant français (et pas seulement) en littérature s’est un jour plongé dans le livre de Vladimir Propp, Morphologie du conte (Морфология сказки, Leningrad 1928) fondamental pour en comprendre les lois et mécanismes et Propp est un formaliste du folklore.
Bien des récits de Pouchkine sont des contes ou des récits qui s’en approchent, et à l’opéra, il suffit de se plonger dans Rimski-Korsakov pour comprendre quelle importance le conte peut avoir dans la tradition russe…
Une production fondamentale de Dmitri Tcherniakov est à cet égard pour moi Sadko, pour le Bolchoi en 2019–2020, dont nous avons rendu compte. Sadko est un conte et il en fait un conte à la puissance deux, un conte dans le conte, sans jamais en trahir l’univers. Fascinant.
Il faut entendre conte au sens large, de récit, quelquefois édifiant, quelquefois démonstratif, quelquefois très proche du livret, quelquefois très éloigné, mais l’histoire que Tcherniakov nous raconte nous conduit directement au cœur de la question, au cœur de la plaie qui purule, au cœur de la larme qui coule.
Le deuxième « fondamental » d’un travail de Tcherniakov, notamment dans les histoires sombres est la présence permanente en sous-texte de Dostoïevski. Et là encore, le passage par Dostoïevski est déterminant pour tout lecteur de littérature occidentale, mais pour un russe Dostoïevski est partout, en littérature, mais aussi en psychologie, mais aussi en politique par ses positions profondément nationalistes, il est partout, et il fascine. Pour tous Dostoïevski secoue. Il est le dérangeur formidable, l’élément perturbateur par essence.
Troisième élément, qu’on retrouve chez d’autres metteurs en scène, mais pas si nombreux : au-delà des productions, il y a dans ces lectures scéniques, dans les choix des récits, dans les histoires racontées quelque chose de très intime, de très personnel, de très profond et sensible, à la limite d’autofictionnel, et qui apparaît lacérant dans certains motifs qui se répètent, dans certains regards sur les personnages, ou sur les mises en espace des situations : il n’y a aucun hasard si Dmitri Tcherniakov crée pour ses récits son propre espace et qu’il est son propre décorateur.
C’est un créateur d’univers, et c’est souvent l’univers qui donne d’abord la clef du regard.
Deux éléments dans ses productions m’apparaissent essentiels :
- Les troubles de l’esprit humain, qu’on retrouve par exemple dans Die tote Stadt, dans le Ring, dans Elektra, dans Salomé, dans Le conte du tsar Saltan, dans Carmen ou Cosi fan tutte, dans Der fliegende Holländer jusqu’à la violence et la destruction ou l’autodestruction…
– La guerre et la violence qu’elle produit sur les individus, dans Iphigénie en Aulide-Tauride, Ariadne auf Naxos, Les Troyens, Cosi fan tutte (d'une certaine manière), et évidemment Guerre et Paix.
Dans Giulio Cesare in Egitto, il y a les deux.
Giulio Cesare in Egitto, vu par Tcherniakov
Ce à quoi nous allons assister, ce n’est pas Giulio Cesare in Egitto, conformément à l’horizon d’attente, c’est-à-dire à un drame sanglant sous le soleil d’Alexandrie dans les corridors du palais des Ptolémées, avec tout ce que cela peut laisser supposer comme imaginaire à savoir, au-delà de Cléopâtre arrivant roulée dans un tapis sous les pieds de César, l’Orient, ses merveilles et ses horreurs, une sorte de topos qui pourrait fortement rappeler les merveilles architecturales du sérail de Topkapi à Istanbul et les crimes et révolutions de palais qui s’y sont succédé, ou la cité Interdite de Pékin face aux supplices chinois…
C’est un imaginaire moins littéraire et plus sombre qui nous attend, qui va partir du bilan du livret de Giulio Cesare (et non de nos rêves et projections), une Guerre, des assassinats, un coup d’état, des viols ou tentatives de viol. Bref, un Enfer. C’est un choc auquel peu sont préparés : Tcherniakov casse nos attentes.
Et l’imaginaire fonctionne d’autant plus que l’opéra baroque est à la fois plus codifié et plus élastique, plus loin de nous, plus spectaculaire aussi que la plupart des opéras du XIXe. L’Opéra baroque a une valence spectaculaire à laquelle on s’attend, et qui ici est totalement étranglée.
Quand on entre dans la salle, comme toujours chez Tcherniakov (c’est pareil avec Warlikowski) le décor s’impose à vue. Cependant, à la différence de celui de la trilogie Strauss à Hambourg, il n’est pas éclairé, il est dans l’ombre, à peine perceptible. Ce qu’on en perçoit ce sont des espaces, devinés, sombres, clos, et un haut mur écrasant qui couvre toute l’ouverture scénique au-dessus, ce qu’on perçoit, à vue, dès la première seconde, c’est un espace étouffé.
Cette vision c’est déjà un viol d’imaginaire, au sens où ce qu’on va voir fait violence à l’attente, et peut-être aux espoirs.
Tout commence par des sirènes, bruits de bombes, avertissements demandant à tous de courir aux abris, nous sommes au cœur de la Guerre, et le théâtre s’éclaire en trois espaces bétonnés, séparés par du grillage, étroits, assez étouffants, qui forment l’espace de survie d’un abri, d’un bunker, où tout est à vue.
Cet espace qui est une sorte de grande scène de crimes m’a fait penser à un monde à la fois enfoui et réel qui est celui de la Domus aurea de Rome, avec ses corridors souterrains, ses pièces enchevêtrées, ces lieux d’où l’on peut tout voir sans être vu et qui évidemment parlent à l’imaginaire dans la mesure où c’était le palais de Néron qu’on imagine aussi palais des crimes, différent de Topkapi évoqué plus haut, parce que la Domus Aurea (aujourd’hui) est enfouie sous des décombres, un espace nocturne, un sous-sol. Ainsi, dès que le théâtre apparaît, se réveille en moi un autre imaginaire bien plus proche du monde de Tcherniakov que tous les décors baroques du monde. Lieu de mort, de crime, de violence, et de trahison.

Les espaces sont séparés et la géométrie des scènes en destinera un à César (puis Cléopâtre), à jardin, à cour, celui de Tolomeo et des « égyptiens » – on s’imagine l’espace le plus violent et criminel, et au centre, l’espace des rencontres, croisements et passages.
Dans cet univers, le chœur est dissimulé (dans la fosse) et on comprend dès lors qu’il ne s’agira pas de « spectacle » : le chœur accompagne (presque) toujours à l’opéra le spectaculaire et d’ailleurs le décor est conçu pour des individus, non pour un collectif car l’espace scénique est très réduit.

Et les personnages apparaissent dans des costumes contemporains, assez communs, pour certains (Cornelia) volontairement laids – un tailleur du type de ceux que le cinéma soviétique des années 60 nous gratifiait (et que Tcherniakov a déjà évoqués dans son Ring) conçus comme des remèdes au désir, ou à la séduction… Mais dans l'ensemble ils respectent le statut "social" des personnages.
Ces personnages apparaissent comme individus, et non comme « statuts ». Peut-être sont-ils les responsables de la guerre du dessus, mais ce n'est pas si important. On a vu des Giulio Cesare en costumes contemporains où Cesare était en uniforme par exemple. Les costumes de Tcherniakov écrasent les statuts sociaux, les représentations du pouvoir : ce que nous allons voir, ce sont des individus ordinaires dans un espace clos, guerre au-dessus du bunker, et sa conséquence en-dessous. Un jeu de massacre en quelque sorte, pour survivre.
Comment ne pas induire ce jeu de massacre quand presque aussitôt apparaît dans ce bunker, quelques minutes après les premiers mots de l’opéra, un premier cadavre (Pompée) qui va rester suffisamment longtemps en scène (le figurant René Keller) pour commencer manifestement à puer. Littéralement et métaphoriquement, ça sent la mort.
Tcherniakov le dit clairement dans le programme de salle : « Tous les personnages de cette histoire sont en quelque sorte dans le même bateau, face au même défi : une lutte sans merci et sans règles, une lutte pour la survie. »
Avant même que les personnages n’agissent, par les bruits de la guerre et les sirènes, on peut déjà comprendre des fils qui se tressent entre des ambiances. Titov dans « Trois Sœurs » montre un monde déjà écroulé, un monde détruit dans les ruines duquel on circule, un monde de catastrophe échue. Tcherniakov nous montre l’instant d’avant, celui où tout va s’écrouler. Les ruines s’accumulent au-dessus, mais en-dessous les hommes vont s’entretuer. Titov montrait des personnages qui rêvaient malgré la ruine, et les impossibles rêves, Tcherniakov nous montre qui crée la ruine, parce qu’il nous en montre les mécanismes très humains. En ce sens, placer tout en sous-sol, c’est aussi symboliquement place l’action là où sont les racines des choses. Les racines, ce sont les esprits humains en déshérence, on est (déjà) dans Dostoïevski. Et on ne peut non plus s’empêcher de penser que dans cette programmation salzbourgeoise d’été, entre le premier spectacle (Giulio Cesare in Egitto) et le second (One morning turns into an eternity signé Peter Sellars) et le troisième (Trois sœurs), il y a quelque chose d’une construction dramaturgique.
Il y a dans ces premiers moments quelque chose de très dérangeant parce que si l’on a vu des opéras baroques faits en costumes contemporains (c’est assez commun pour, dit-on « actualiser »), ils ne sont jamais vraiment dérangeants – nous verrons plus loin le rôle « lénifiant » de la musique dans ce processus – , ils actualisent, mais dans la similitude.
Ici il n’y a plus de similitude et le sol se dérobe.
Tcherniakov, pour son premier opéra baroque et son entrée au Festival de Salzbourg, donne un coup de pied dans la fourmilière de l’attente, et nous dit ce qu’est pour lui « son » Giulio Cesare in Egitto, un concentré de drames, de calculs, de violence, de meurtres, un concentré d’une humanité sans espoir détruite par les guerres, par les pouvoirs, mais aussi par ses désirs. Dans le monde de Tcherniakov ici, il n’y a plus d’espoir possible, mais seulement un désir à assouvir après l’autre : nous sommes dans un monde sans jour (éclairé au néon), et donc sans soleil, mais nous ne sommes pas non plus dans le monde nocturne, mais un monde uniformisé par la même lumière, où les jours et les nuits se succèdent sans qu’on ne les distingue, où l’on donc ne va pas voir le temps défiler, un monde où seul va compter l’instant, l’immédiat. Dans ce monde aussi, il n’y a plus d’après. Quand il n’y a plus d’après, seul le maintenant compte, d’où cette impression de certains spectateurs que l’action ne progresse pas, que les personnages n’évoluent pas, qu’il n’y a plus d’intrigue, mais une succession d’instants à combler, presque sans liens, une succession de « je veux-je fais » avec sa conséquence inéluctable qui est l’explosion de la violence.
Dans cet espace contraint, où Tcherniakov à plaisir montre des matelas qu’on étale, une cuisine où l’on prépare quelques aliments de réserve, ces tables quelconques, on ne peut non plus échapper à la situation du spectateur qui est ici plus voyeur que spectateur de ce bocal presque expérimental tel que ce qu’on voit dans les émissions de télé-réalité : des humains animalisés en cage sous le regard de tous et qui répondent à des questions qui ne se posent pas. Cette vision proche de la télé-réalité, qui n’est d’ailleurs pas plus réelle que tout le reste, mais qui fait spectacle et tourne quelquefois au jeu de massacre (en ligne notamment…) est en même temps un spectacle du vide, effrayant, qui saisit l’humain, et l’intrigue de Giulio Cesare, de mort en mort, de calcul en calcul, a quelque chose de ce vertige d’une humanité évidée de son humanité.
Alors effectivement, le spectacle est effrayant par l’impression de répétition, par ce sentiment de tourner en rond, mais aussi par l’exacerbation de tous les sentiments dans un espace clos où le moindre mouvement fait rencontrer l’autre, et où l’autre est une menace avant d’être un soutien, et où toutes les frontières de la bienséance finissent par exploser.
Et à ceux qui nous diraient que tout cela est un peu noir et exagéré, nous répondons : Pompée, assassiné, Ptolémée (Tolomeo), assassiné, Achillas (Achilla) assassiné, César, assassiné, Cléopâtre, vaincue, se suicide pour ne pas être prise par Octave, sans oublier Sextus (Sesto) qui n’est pas le fils de Cornelia mais son beau-fils (il est le fils de la troisième épouse de Pompée Mucia Tertia), périra assassiné par les sbires de Marc-Antoine en 35 avt. J.C. Seule du lot, Cornelia meurt de sa belle mort en Italie… Sinon, tous les protagonistes de l’histoire meurent de mort violente avant, pendant ou après l’opéra.Joli bilan…
On ne peut faire abstraction de cette réalité historique face à un opéra qui semble, nous l’avons souligné, être une allégorie des victoires de la vertu (romaine) sur le vice (égyptien) et qui semble anesthésier cette histoire-là en 40 merveilleux airs : Haym et Bussani d’une certaine manière maquillent l’histoire pour nous ensorceler à coup de musique : Tcherniakov ramène tout cela au charnier qui nous en reste.
Tcherniakov ne trahit pas « l’esprit » des personnages : Cesare est « humanisé », aussi proche du Capitole que de la Roche Tarpéienne, c’est un Cesare en trouble, en crise, traversé par l’amour mais aussi par le doute, il n’est pas un Cesare raffiné, élégant (comme naguère le magnifique Carlo Vistoli à Monte-Carlo), il a un côté à la fois brutal et calculateur mais aussi tendre. L’Opéra vise à montrer que tous doivent se ranger sous les vertus romaines et vise à montrer l’aimantation qu’elles procurent. Mais derrière, il y a les calculs. Dans le sauve-qui peut général de cet univers clos où sa peau compte plus que tout le reste, – comme dans la télé-réalité, il faut faire des alliances, il faut comploter, il faut aussi chercher à éliminer. Cesare est tout à la fois : on aimerait le voir en héros positif, mais il n’est pas toujours un héros et pas toujours positif. Son intérêt, s’en sortir et survivre comme les autres, à tout prix et c’est moins un chef qu’un carrefour de réseau d’alliances, Cornelia, Sesto, puis Cleopatra, mais il n’est pas le personnage solide, l’étai de tous les autres : il est aussi faiblesse et Christophe Dumaux est extraordinaire dans cette ambiguïté-là
Il y a deux figures féminines dans Giulio Cesare, à la fois alliées objectives autour de la figure de Cesare et antagonistes par leur allure dans la mise en scène de Tcherniakov. Un des enjeux de cette mise en scène est aussi le regard porté sur les femmes, ou putes ou soumises pourrait-on dire. C’est au moins la donnée de départ. Cleopatra, sous les traits de Lidia, apparaît outrageusement déguisée, maquillée sinon en prostituée, du moins en objet sexuel, longs cheveux roses, allure aguichante : elle arrive pour séduire (c’est dans le livret) et Tcherniakov lui en donne les attributs outrageusement caricaturaux, et puis, elle devient elle-même avec une coiffure discrètement (très discrètement) Cléopâtrée… Toutes les Cléopâtre de théâtre aujourd’hui procèdent plus ou moins de la figure d’Elizabeth Taylor dans le film de Mankiewicz – et elle affiche une chevelure brune moins apprêtée mais très identifiable. Elle est femme de désir, mais, comme femme de calcul elle cherche elle-aussi à sauver sa peau, et tirer son épingle du jeu.
Même le livret de Haym/Bussani laisse cette ambiguité : l’amour c’est surtout beau lorsqu’il sert aussi des intérêts bien compris. Les personnages sont peut-être sincèrement amoureux, mais ils ne perdent jamais de vue l’objectif (pour César, s’assurer en l’Égypte un soutien et une base arrière pour ses projets politiques romains : il ne faut jamais oublier l’importance de l’Égypte dans le monde économique méditerranéen, un grenier à blé, et pour Cléopâtre s’assurer le trône pour préserver l’indépendance (un bien grand mot…) de son pays. N’oublions pas que l’Égypte après Cléopâtre devient une Province à statut spécial « Aegyptus seposita » selon l’historien Tacite, une sorte de domaine direct de l’Empereur qui y prend les caractères pharaoniques et ce statut spécial durera jusqu’à Dioclétien.
Nous avons écrit que de tous, Cornelia est la seule qui va mourir de sa belle mort en terre italienne, mais Tcherniakov en fait une figure très particulière, une sorte d’opposée de Cléopâtre : il se sert de sa vocalité (voix de contralto) pour en faire une figure presque repoussoir, hommasse, engoncée dans un tailleur improbable, – j’ai évoqué la référence à l’élégance soviétique année 1970, pensée pour éviter toute élégance et tout regard concupiscent.
En opposant ces deux types féminins , la « pute » et « le remède contre l’amour », Tcherniakov montre en même temps jusqu’où va la violence de ce sous-sol, de ce bunker, en empruntant visiblement au discours du narrateur dans Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, qu’il a déjà utilisé pour décrire la morbidité des sentiments de Paul, le héros de Die Tote Stadt, sa précédente mise en scène en avril dernier à l’Opéra de Zurich, dont la structure du décor peut d’ailleurs faire penser à celui de Giulio Cesare par certains aspects. Par cette référence, nous prolongeons encore plus profond dans un enfer mental, le mépris des femmes, voire la haine qu’elles provoquent. Et le fait que Tolomeo cherche à violer Cornelia en une scène terrible accentue encore cet enfer mental : on viole l’indésirable, celle qui est l’animal-repoussoir, qui ne mérite que le chevauchement…

Avec elle, Sesto, est vu comme un adolescent attardé (la voix de sopraniste de Federico Florio et son agitation scénique facilitent évidemment cette incarnation).
SESTO : Madre !
CORNELIA Mia vita !
SESTO Addio !
(mentre le guardie vogliono condur via Sesto, Cornelia corre a ritenerlo per un braccio)
CORNELIA Dove, dove, inumani
l'anima mia guidate ? empi, lasciate,
che al mio core, al mio bene
io porga almen gl'ultimi baci. Ahi pene !
Insieme
CORNELIA Son nata a lagrimar,
e il dolce mio conforto,
ah sempre piangerò :
se il fato ci tradì,
sereno e lieto dì
mai più sperar potrò.
SESTO Son nato a sospirar,
e il dolce mio conforto,
ah sempre piangerò :
se il fato ci tradì,
sereno e lieto dì
mai più sperar potrò.
SESTO : Mère !
CORNELIA Ma vie !
SESTO Adieu !
(Alors que les gardes veulent emmener Sesto, Cornelia court le retenir par le bras)
CORNELIA Où, où, inhumains
conduisez-vous mon âme ? Impies, laissez-moi
au moins donner à mon cœur, à mon bien
mes derniers baisers. Ah, quelle douleur !
Ensemble
CORNELIA Je suis née pour pleurer,
et mon doux réconfort,
ah, je pleurerai toujours :
si le destin nous a trahis,
je ne pourrai plus jamais espérer
des jours sereins et heureux.
SESTO Je suis né pour soupirer,
et mon doux réconfort,
ah, je pleurerai toujours :
si le destin nous a trahis,
je ne pourrai plus jamais espérer
des jours sereins et heureux.
Certains ont relevé quelques gestes incestueux entre Cornelia et lui, illustration de la disparition de toute règle, mais aussi du désespoir sentimental dans ce monde infernal, mais deux remarques : d’une part Cornelia est la belle-mère de Sesto (comme Phèdre et Hippolyte) et non sa mère, et l’inceste est plus « moral » qu’effectif, tandis que Cléopâtre est l’épouse de Ptolémée (Tolomeo), qui en bonne tradition pharaonique égyptienne, est aussi son frère… Et là c’est du vrai de vrai.
Tout cela fait éclater toutes les règles de bienséance d’un regard moderne et en même temps fait de ces personnages des figures particulières, sorties de toute tradition, mais en même temps cohérentes avec le propos de la mise en scène.
Sesto dans son agitation extrême et son obsession de vengeance est à la fois un exalté, un excité, un souffre-douleur de Tolomeo et Achilla qu’il attaque frontalement, et en même temps à la fin, il devient fou dans une scène étourdissante ou presque littéralement, il grimpe au plafond devant la vengeance assouvie et la joie retrouvée…

Et dans ce désastre humain, les deux seuls qui sont à peu près conforme à l’opéra, c’est d’un côté Tolomeo (Ptolémée), nettement plus vieux que ses 13 ans officiels, pervers, déglingué, lamentable (remarquable Yuriy Mynenko) et Achilla (Achillas), calculateur, comploteur, mauvais conseiller, et qui prétend lui aussi à Cornelia, jusqu’à ce que Tolomeo ne la veuille. On peut se demander pourquoi ces deux-là tiennent tant à cette Cornelia vertueuse et repoussoir : c’est simple, dans le petit groupe en survie dans le bunker, c’est la seule disponible…

Alors à la fin, tout ce petit monde est mort ou agonise, à l’exception de Cesare et Cleopatra et surtout de Cornelia et Sesto, assis au bord de la scène, regardant dans le lointain, comme interdits, suspendus, tandis que les notes du triomphe final chanté par le chœur
Ritorni omai nel nostro core
la bella gioia ed il piacer ;
sgombrato è il sen d'ogni dolor,
ciascun ritorni ora a goder.
Que reviennent dans nos cœurs
la joie et le plaisir ;
le cœur est désormais libéré de toute douleur,
que chacun revienne maintenant à la joie.
sont suivies d’une ultime explosion. Tous foutus.
Ce que montre Tcherniakov, c’est effectivement un désastre humain, conséquence de guerres, de situations extrêmes, et lecture effilée et jusqu’au-boutiste d’un livret qui ne dit pas autre chose, – mais dans la bienséance et le style. Tcherniakov insiste beaucoup dans son dialogue du programme de salle sur sa totale ignorance de ce répertoire, et sur son univers théâtral qui le porte à des œuvres bien plus avant dans l’histoire de la musique. Il ne saurait être en effet le metteur en scène des toiles peintes et d’une Égypte de pacotille ou de cartes postales, il est le metteur en scène des conflits, des lacérations, des séparations, des meurtres aussi. Son Elektra mettait en scène un Oreste recherché par toutes les polices, tueur en série, qui aurait bien trouvé sa place dans le zoo humain de ce bunker ou dans un roman de Dostoïevski.
Il faut en effet comprendre à mon avis ce symbole du sous-sol qui est plaie ouverte en Russie aujourd’hui : dans un pays (quel qu’il soit) où les libertés sont bridées, où les minorités sexuelles ou autres sont poursuivies, où l’humain ne peut être soi dans des valeurs « humaines » disons, procédant des Lumières, il y a forcément une vie en surface et une vie en sous-sol. Et alors, la vie du sous-sol ne peut qu’être un Enfer. Dostoïevski, encore lui a aussi écrit Souvenirs de la Maison des Morts, autre enfer, autre sous-sol d’une certaine manière d’une humanité confinée et les Carnets du sous-sol mettent en scène un personnage qui affirme son droit à la liberté face à l’humanité qu’il déteste, une détestation qu’il cristallise sur les femmes. Il y a quelque chose de ce regard dans cette mise en scène, qui fait du livret de Haym/Bussani non plus une succession d’anecdotes historiques de meurtre en meurtre et de trahison en trahison dans une lutte éperdue pour sa propre sauvegarde, mais une sorte d’allégorie de la condition humaine. Quand Tcherniakov affirme qu’il ne croit pas en une fin heureuse, il ne parle pas d’opéra, il parle de tragique humain :
J’ai une grosse faiblesse. Je ne crois pas au « happy end », je ne crois pas au « lieto fine ». Plus je réfléchis à la nature humaine, plus je deviens mélancolique. L'hostilité est innée chez l'être humain. Aucune expérience, aucun degré de civilisation ne peut y remédier. Ce trait de caractère ne disparaît pas. Il est tout au plus légèrement voilé. Très légèrement.

Alors, évidemment, à ce point de la réflexion, on peut comprendre le recul de ceux qui s’attendaient à Giulio Cesare in Egitto et se retrouvent devant une sorte d’Enfer dantesque que la tradition, la musique ne disent pas vraiment. Comme je l’ai écrit plus haut, ce travail procède de deux sources que sont le livret de l’opéra qui n’est pas vraiment souriant dans ses péripéties et dans le destin de presque tous ses personnages, même s’il épouse une « légende historique » bien connue, et un metteur en scène qui plus que d’autres investit fortement quelque chose de lui dans ses travaux, il y a quelque chose d’autofictionnel dans chacune de ses mises en scènes. La surprise vient qu’on lit plus ses déchirures dans un travail comme Guerre et Paix ou même les Iphigénie d’Aix, voire de son Cosi fan tutte où il a quelque chose de Don Alfonso, que dans ce livret de 1724, si éloigné par la forme de ce à quoi il nous a habitués.
C’est ce choc inattendu entre une musique et des formes qui ont déterminé malgré tout une tradition scénique déjà bien installée depuis une trentaine d’années et cette vision terriblement dérangeante, voire destructrice, qui ont jeté certains spectateurs dans le doute, voire le rejet.
Et pourtant, au-delà des beautés musicales, au-delà de telle ou telle interprétation du texte Haendélien, il faut reconnaître que ce spectacle n’actualise pas, ne « modernise » pas Giulio Cesare à la manière de Moshe Leiser et Patrice Caurier jadis, ou Livermore récemment (je fais volontairement allusion aux productions où a brillé Cecilia Bartoli qui reste pour moi la Cleopatra de référence).
Ce spectacle casse notre confort, parce qu’il va ailleurs, fouiller les extrêmes possibles du livret, mais aussi de l’histoire, de la tradition et plonge dans notre mental. Ainsi il nous livre toute la crudité cachée, toute la cruauté et quelquefois même tout ce que nous n’aimons pas (trop) voir. Qui aurait cru un jour qu’on rapprocherait Haendel de Dostoïevski ?
Les voix
Il fallait pour défendre ce projet, un investissement remarquable des chanteurs et une vraie complicité avec la cheffe Emmanuelle Haïm, on peut même dire un sacré courage. Alors, même si tout peut se discuter, y compris musicalement, il faut saluer ce courage et saluer aussi Salzbourg qui, comme un vrai Festival, nous propose un horizon nouveau, un ailleurs baroque qu’on ne risque pas à cause de sa radicalité de trouver justement « ailleurs ».
Malgré sa diversité, le répertoire baroque est le plus souvent proposé scéniquement selon des canons qui tiennent compte de ses spécificités a priori, chœurs, récitatifs, airs, qui mettent les voix en représentation, avec un souci « esthétique » ou esthétisant quelquefois marqué, que ce soit aux premiers temps de la baroque-renaissance (Ponnelle, Pizzi) ou aujourd’hui sous d’autres modes (appel à des chorégraphes par exemple). La question de la représentation du baroque se pose à nous systématiquement dans la mesure où la représentation théâtrale aux XVIIe et au XVIIIe devient un spectacle quelquefois même pyrotechnique, que les relations au public sont différentes, que la relation aux œuvres est radicalement autre dans la mesure où à chaque lieu ou chaque théâtre, l’œuvre se pare différemment, selon les chanteurs, les traditions locales, et donc il y a une instabilité de l’œuvre, une élasticité qui aujourd’hui, où l’œuvre est « sacralisée » a totalement disparu. Nous avons une représentation du baroque inspirée des gravures, des toiles peintes, des costumes qui nous sont parvenus très marquée par l’historicité, à commencer par la musique et la relecture des œuvres à l’aune du mouvement « HIP ». Aujourd’hui cette question ne se pose plus musicalement, les interprétations des œuvres du XVIIIe (jusqu’à Mozart inclus et même après) avec des ensembles d’instruments d’époque s’est totalement banalisée, mais les mises en scènes « disruptives » d’œuvres du XVIIIe font encore grincer : il suffit de rappeler Le Nozze di Figaro signées Martin Kušej à Salzbourg, le Cosi fan tutte du même Tcherniakov à Aix qui montre que même Mozart est aujourd’hui un problème sur les scènes.
Paradoxalement les œuvres plus anciennes – essentiellement de Monteverdi, ont fait l’objet d’expériences scéniques plus ouvertes (on pense à l’Incoronazione di Poppea de Marthaler à Bâle ou dans la mise en scène de Warlikowski à Madrid) pour une raison assez simple : ce sont des œuvres à la dramaturgie bien plus aventureuse, bien plus libre, bien plus inventive que ce qui se fera à peine plus tard, et ensuite, le théâtre va rentrer, au moins dramaturgiquement dans une sorte de moule qui se cassera lors de la réforme de Gluck. Il y a une sorte de modèle dramaturgique assez fixe où seule la qualité musicale fait la vraie différence. Giulio Cesare in Egitto en est un exemple, le livret de Haym (1724) est repris à un livret vénitien de 1685 de Giacomo Francesco Bussani, pour un compositeur oublié Antonio Sartorio, alors qu’Haendel est devenu notre seule référence.
C’est pourquoi, sur un livret somme toute de facture traditionnelle, Tcherniakov conçoit un spectacle totalement hors des clous, y compris hors des clous du jeu traditionnel des opéras baroques (même dans des productions pourtant souvent très affutées d’un Claus Guth ou de Katie Mitchell).
Il n’est pas étonnant qu’on trouve dans la distribution Olga Kulchynska et Andrej Zhilokhovsky, puisque tous deux ont été les vedettes de sa production de Guerre et Paix, elle en Natascha Rostova, lui en prince Andrej Bolkonski. Tcherniakov aime travailler avec des artistes qui connaissent sa manière de faire, et je me souviens aussi qu’il avait demandé à Zhilikhovsky de participer à sa Rusalka napolitaine, même dans un tout petit rôle.. Si l’on excepte Lucile Richardot, tous les autres sont des contreténors rompus à un répertoire que Tcherniakov aborde pour la première fois… Il avait besoin de ces artistes qu’il connaît et qui sont pour lui des repères.
C’est dire aussi quel travail a accompli l’ensemble du cast, avec un metteur en scène si soucieux du travail d’acteur, précis, millimétré et si soucieux de l’expression des émotions par le corps et le geste, et les jeux de regard. Cela aussi, c’est exceptionnel car avec une quarantaine d’airs qui demandent concentration et effort, l’œuvre est aussi un défi théâtral et Tcherniakov la conçoit comme telle et ainsi il utilise les da capo, les vocalises, pour en faire des moments d’expression théâtrale, et l’œuvre est traversée de cris, mais aussi de petits rires, dans une manière de faire qui m’a fait lointainement penser à ce que faisait Sellars des vocalises de Donna Anna dans son Don Giovanni fondateur des années 1980, comme des réactions à l’héroïne dont elle se piquait. Tout doit faire théâtre, et l’air n’est pas forcément un arrêt sur image, ce qui tranche aussi dans nos habitudes de l’opera seria.
Le baryton Robert Raso, membre du Young Singers Project était Curio, le tribun romain proche de César, à la voix robuste et le contreténor Jake Ingbar était Nireno, un peu plus important, confident de Cleopatra (et de Tolomeo), et un peu le go-between entre Cornelia et Sesto et Cleopatra. Il s'en sort avec les honneurs : la qualité des seconds rôles confirme l’incroyable niveau de l’ensemble.
Andrey Zhilikhovsky est un Achilla solide, au timbre chaud, très expressif, très engagé dans le jeu, son agonie infinie est un beau moment, et ses changements d’expression qu’il serve Tolomeo aveuglément puis qu’il le trahisse parce qu’Il a été lui-même trahi sont vraiment remarquables : voilà un chanteur à la voix magnifiquement projetée, particulièrement engagé et qui s’impose en scène. C’est d’ailleurs intéressant qu’il chante face au Tolomeo déglingué de Yuriy Mynenko, la ligne de chant maîtrisée et superbe de Zhilikhovsky s’oppose au contreténor flanqué d’une longue mèche blonde de Mynenko, qui pousse sa voix dans tous les retranchements possibles de la caricature, donnant au personnage de Tolomeo encore plus de noirceur, en faisant un danger, un objet de méfiance encore plus grand. D’un côté Zhilikhovsky soldat loyal de l’autre Mynenko à la limite de la psychose. La voix de Mynenko qui n’est pas une voix de contreténor d’une qualité égale, sert le personnage et en fait une sorte de monstre, et c’est saisissant.

Face à eux, le souffre-douleur Sesto, sopraniste, mobile, assoiffé de vengeance et en même temps bravache et imprudent, d’une jeunesse presque écervelée (alors que dans la réalité, Sextus Pompée n’est pas si jeune à cette époque) comme vivant une post-adolescence à la fois virevoltante et désespérée, avec ce qu’il faut de force dramatique.

Son étourdissant ballet de joie final est aussi à la limite du ridicule, donnant au personnage une sorte de fragilité intrinsèque. Une belle incarnation, accentuée par une voix de sopraniste qui fait un peu « enfant fou » en incroyable contraste avec sa mère, à la voix de contralto presque caverneuse, que Lucile Richardot pousse elle aussi au maximum de ses possibilités expressives, dans une incarnation impressionnante et presque inquiétante.
Cette Cornelia, qui par son nom devrait être une incarnation de la dignité et des vertus romaines, est ici poussée aux limites de la douleur et de la désespérance, maltraitée, violée, mais elle aussi manœuvrière. Elle chante le rôle avec une expressivité incroyable, un volume presque sauvage, se riant des lignes, se riant des styles et toute en incarnation du personnage voulu par la mise en scène, dans son horrible tailleur. J’ai parlé de repoussoir physique et elle joue aussi quelquefois le repoussoir vocal, presque à la limite de l’animalité et c’est absolument magistral. C’est l’exemple même d’une voix qui épouse une mise en scène, une âme qui inaugure une forme.

En Cleopatra, Olga Kulchynska prend soin de donner à chacun de ses airs une couleur différente, la séductrice, la reine manœuvrière, l’amoureuse, le personnage est déroutant au départ, avec des moments ouverts et souriants (V’adoro pupille au deuxième acte) et d’autres marqués d’intériorité qui étreignent (piangero la sorte mia, bouleversant au troisième acte), il y a chez elle un personnage jeune et déjà roué, mais qui aussi se laisse aller, dont on devine toujours les intentions, le côté cérébral. Il y a chez cette artiste un vrai sens de l’interprétation, un véritable engagement : on se souvient de sa déchirante Natascha, mais elle est aussi aujourd’hui la seule Susanna « vraie » qu’on puisse voir une scène aujourd’hui dans Le nozze di Figaro et il y a au fond de cette Cleopatra une Susanna assoiffée de jeunesse et de vie, et en même temps « une femme qui sait ce qu’elle veut » et qui sait ce qu’elle chante, maîtrisant les pièges techniques et toujours soucieuse de la ligne.

Christophe Dumaux est un Cesare étonnant qui s’impose physiquement, et la voix de contreténor fait évidemment contraste avec le physique relativement planté. Il fut naguère un Tolomeo d’exception, il est aujourd’hui un Cesare d’exception. D’abord parce qu’il est totalement engagé dans la mise en scène qui exige beaucoup de lui, et puis parce que chaque air chanté, par exemple au premier acte, montre un sens de l’interprétation avec des couleurs différentes, l’émotion notamment devant Pompée (Alma del gran Pompeo). Il sait aussi être dédaigneux ou ironique face à Tolomeo, fondre d’amour devant Lidia-Cleopatra. À chaque fois, il décline une facette différente, sans jamais renoncer à une technique de fer, à la ligne, à la qualité de l’émission qui montre une voix au sommet de ses moyens, complètement dominée. Le duo final avec Cleopatra, les élans lyriques sont des moments étonnants aussi par leur variété et l’incroyable virtuosité. Il est un personnage, un vrai profil qu’on voit aussi au troisième acte, éperdu, un peu désespéré. Un Cesare doué d’une humanité à fleur de peau. Absolument magnifique.
A tous ces solistes s’ajoute la prestation notable du Bachchor de Salzbourg, dirigé par Michael Scheider, ombre portée émergeant de la fosse, comme un instrument supplémentaire de l’orchestre.
Toutes ces prestations musicalement impeccables sont aussi stimulées par les efforts demandés par la mise en scène, il y a là chez tous une sorte de défi, ce qui rend le moment exceptionnel.
La direction musicale
Il est particulièrement intéressant de se livrer au jeu des comparaisons. Il n’y a pas si longtemps, on entendait à Monte-Carlo Gianluca Capuano et son orchestre virtuose, les Musiciens du Prince-Monaco, dans un Giulio Cesare situé à l’opposé du spectre. Tout en saluant la rigueur d’approche nous avions souligné il sait aussi libérer une fantaisie, une imagination, une liberté de ton qui offre à l’orchestre une présence souvent plus marquée, avec des couleurs très recherchées, des sons particulièrement travaillés dans l’épaisseur orchestrale qu’on n’a pas toujours l’occasion d’entendre dans les formations sur instruments anciens, et dans ce répertoire.
Emmanuelle Haïm privilégie autre chose : elle privilégie non la fantaisie des couleurs mais le drame et l’accompagnement précis des mouvements scéniques (elle connaît le travail de Tcherniakov pour avoir travaillé à Aix sur les deux Iphigénie de Gluck) et donc aussi une relative sécheresse, préférant à un kaléidoscope une ligne dramatique appuyée, aiguisée, sans rondeurs. Alors cela peut sembler à certains monotone, tout comme ont semblé tourner en rond les personnages de Tcherniakov. Le son est particulièrement clair, effilé, ne dédaignant pas non plus l’ironie, mais donnant d’abord une cohérence dramatique à l’ensemble, privilégiant le théâtre, et proposant avec Tcherniakov une véritable Gesamtkunswerk. Alors on n’y entend pas valorisée l’instrumentation (théorbes par exemple) dans son foisonnement, ni une chair orchestrale marquée, mais plutôt une ligne d’ensemble, fortement énergétique, vive, et même quelquefois grêle, une peinture au dessin plutôt qu’à la couleur avec son orchestre, Le Concert d’Astrée qui la suit avec brio avec une qualité enviable des pupitres. Un vrai travail fusionnel avec une mise en scène si particulière, qui montre que ce qui a orchestré ce projet, c’est d’abord l’intelligence.

Voilà un voyage étrange et étonnant, une plongée dans un monde glauque auquel l’opera seria ne nous a pas habitués, une expérience inattendue et cohérente parce qu’elle correspond à une vision du monde. Ici les formes explosent, pour s’ouvrir à la vision : c’est peut-être, diraient les italiens, une « forzatura », un peu forcé », un peu excessif, mais c’est une vision, comme une peinture de Goya ou les errances de l’Enfer dantesque, il a là une patte, une déchirure, une lecture et du grand art. Et ce type d’expérience, seuls des lieux comme Salzbourg peuvent l’offrir au débat. Ce fut un moment fort, un de ceux pour lesquels l’opéra nous dit des choses qu’aucun autre art ne peut nous dire.
Toute la distribution, la cheffe et l’orchestre se sont pliés à cette vision du monde, sans rémission, un monde vu du sous-sol par ceux qui ne peuvent plus le respirer. Un monde qui pue comme le cadavre de Pompée.