La saison lyrique du Bolchoï affiche souvent des titres traditionnels du répertoire russe, et affiche cette saison deux nouvelles productions de Rimsky-Korsakov, au début de la saison Le conte du tsar Saltan dans la deuxième salle, et en février dernier Sadko. Deux productions aux approches résolument différentes, nous le verrons.
Le retour de Tcherniakov au Bolchoï
Sadko a été confié à Dmitry Tcherniakov , qui revient au Bolchoï après un Eugène Onéguine très critiqué et son Don Giovanni coproduit avec Aix en Provence qui fit tant polémique en France il y a une dizaine d’années, tout comme Rouslan et Ludmila en 2011, mal accueilli aussi. Le metteur en scène moscovite a depuis fait florès dans les théâtres de l’ouest européen où il est considéré comme l’un des phares de la mise en scène. Mais si la Russie a fourni à l’histoire du théâtre des théoriciens qui marquèrent profondément le XXe comme Stanislavski ou Meyerhold, les années staliniennes et plus généralement soviétiques ont un peu asséché les recherches sur la mise en scène (malgré des noms comme Youri Lioubimov qui gêna le pouvoir finissant de l’URSS) et promu un théâtre réaliste, imitatif, qui a laissé des traces profondes dans les programmes des théâtres aujourd’hui, malgré une volonté des grands théâtres d’ouvrir la manière de représenter le répertoire. La réflexion sur l’art en Russie au début du XXème siècle était très avancée (Formalisme etc…), le totalitarisme stalinien a tout étouffé, tout comme en Allemagne la richesse d’invention de la République de Weimar a été tuée par la nazisme. Les totalitarismes ne sont pas les amis de l’invention artistique.
Et pourtant, la Russie est encore un territoire béni du théâtre et de l’opéra, où le public afflue, où chaque ville entretient une institution théâtrale (la plupart du temps dans un système de répertoire avec des troupes nombreuses), ce qui rend la Russie l’un des réservoirs les plus importants d’artistes lyriques de qualité, et le niveau musical exceptionnel de cette représentation de Sadko en est l’indice.
Dmitry Tcherniakov n’est donc pas (ou plus) tout à fait prophète en son pays, où il a produit beaucoup au début de sa carrière, et plus rarement ces derniers temps. Mais en Russie comme en Europe occidentale, ses productions sont régulièrement objet de polémiques (citons pour mémoire sa Traviata milanaise, pourtant si juste et si intelligente, qui est restée en travers de la gorge du public milanais, dont on connaît le conservatisme).
En revanche, ses lectures des opéras de Rimsky-Korsakov ont été accueillies avec grand succès et grande faveur du public, son récent Conte du Tsar Saltan de Bruxelles a fait l’unanimité, tout comme sa Fille de Neige de Paris (Snegourotchka), en revanche sa Fiancée du Tsar (Berlin, Milan) a été un peu plus contestée. Mais le public accueille les mises en scène d'œuvres moins connues du répertoire de manière plus indulgente que des mises en scènes « modernes » d'œuvres consacrées dont il a une représentation bien installée. Gare à toucher à Traviata ! Mais toucher à La fiancée du Tsar…
Sadko est un opéra encore beaucoup moins connu, et pas monté en Europe occidentale. La curiosité était donc grande de découvrir la production d’une œuvre qu’on ne connaît qu’au disque. C’est une œuvre monumentale (un mastodonte, disent les russes) qui est particulièrement idiomatique, très liée à l’histoire des contes et de la poésie russes, mais surtout liée à un territoire et aux traditions particulières de la ville de Novgorod.
Sadko fait référence à des notions, une histoire, une littérature très spécifique, très peu connue en dehors de la Russie. C’est peut-être là l’obstacle qui empêche l’œuvre de s’exporter, même si on sait qu’en général les opéras du répertoire russe (Tchaikovsky et Moussorgsky exceptés) restent aux marges des répertoires des théâtres occidentaux.
Sadko et Novgorod
L’histoire de Sadko en elle-même est un récit assez facile à résumer, l’histoire d’un chanteur de Novgorod marié et installé, mais insatisfait et qui s’en va, tombe amoureux de la fille du Tsar des Océans, et qui finit par revenir « vivre entre ses parents le reste de son âge ».
Comme tous les contes et légendes, Sadko est une parabole, non pas divisé en actes, mais en sept tableaux tel un parcours de vie, où l’on va jusqu’au bout de ses illusions, pour retomber ensuite dans la normalité. La nature du texte original, les circonstances, les contextes méritent d’être approfondis pour mieux saisir ce qui fait l’importance et la singularité de cette histoire.
Il faut rapidement revenir sur les origines géographiques de l’histoire de Sadko, liée à la ville de Novgorod (qui contrairement à ce que pourrait faire croire son nom qui signifie « nouvelle ville », est la plus ancienne capitale de Russie), qui connut la fortune au Moyen âge, comme capitale de la République de Novgorod, un État qui s’étendait à jusqu’à l’Oural.
Novgorod doit sa fortune au commerce, sur la route commerciale dite « des varègues aux grecs », les varègues étant le nom donné aux vikings suédois, une route commerciale qui lie par la voie terrestre la plus rapide le nord au sud et qui donc ouvre vers l’Asie mineure, les « grecs » étant à l’époque la ville de Byzance, porte de l’Orient, ouvrant ensuite vers la Perse et l’Inde. Novgorod fait partie des villes hanséatiques, influencée aussi bien par l’espace viking que l’espace germanique (ou teutonique). Alexandre Nevski fut prince de Novgorod et vainquit aussi bien les suédois (bataille de la Neva) que les chevaliers teutoniques (bataille du lac Peïpous), à une époque où au Nord, Novgorod et au Sud Kiev se partageaient grosso modo les vastes territoires russes.
Mais à la différence de Kiev, qui est une principauté aristocratique, Novgorod est une république bourgeoise aux institutions originales qui tire sa richesse du commerce avec le nord et les vikings et du passage des marchands et denrées qui relient le nord et le sud.
Il y a donc à Novgorod une tradition culturelle originale et des légendes spécifiques dont Sadko est la principale, narrée dans des poésies appelées Bylines, chants historiques ou épopées mythiques liées aux régions du nord de la Russie, les bylines de Novgorod racontent essentiellement l’histoire du marchand Sadko, et s’enracinent dans cette culture commerciale qui fit la fortune de la République de Novgorod.
C’est ainsi qu’on trouve dans Sadko lors de la fête du tableau IV les airs successifs du marchand varègue, du marchand indien, et du marchand vénitien, signe de la situation carrefour de la ville de Novgorod, de ses relations avec le monde et de sa culture commerciale et ouverte.
Sadko n’est pas un prince ou un chevalier comme dans les épopées traditionnelles, mais un chanteur, puis à la faveur d’une pêche miraculeuse, il devient un riche marchand qui partage largement sa richesse (il a péché rien moins que des poissons aux écailles d’or qui se muent en lingots) avec ses collègues. L’épopée des marchands, c’est assez original dans un opéra (si l’on excepte Meistersinger, qui chante aussi la bourgeoisie industrieuse).
Dans une Russie qui dans l’imaginaire européen est faite de cosaques, de nobles, de tsars, plus rarement de serfs, il est intéressant de constater qu’il y eut à l’orée de la constitution du pays une république commerciale, au maître élu et pris dans la bourgeoisie dominante un peu à l’instar de Venise …
Seul problème, Novgorod n’est pas une ville maritime. Et on sait Rimsky-Korsakov, officier de marine, fasciné par les mers. Or Novgorod est à 180km au sud de Saint Petersbourg, et donc du golfe de Finlande, et la culture née de l’eau n’y peut être présente qu'à cause du lac Ilmen (Озеро Ильмень). Ce lac assez vaste (35km km de long pour 45 km de large), est un réservoir de légendes aquatiques dont celle de Volkhova, fille du roi des Océans, qui donne son nom au fleuve (né justement de la légende de Sadko) qui relie Novgorod à l’immense lac Ladoga au nord (à 220 km environ), puis à la mer via la Neva.
On retrouve donc dans Sadko des légendes qui en rappellent d’autres : le roi des mers entretenant une armée de cygnes sur le lac qui sont autant de jeunes filles dont Volkhova est le joyau, peut-être une imprégnation teutonique, où le cygne joue un rôle non indifférent (cf son exploitation chez Wagner ou même le livret du Lac des cygnes, venu de légendes allemandes). Bref, se plonger dans Sadko, c’est découvrir un monde multiple, ouvert, découvrir comment l’Europe médiévale était traversée de grandes routes commerciales sud-nord et est-ouest, avec de surprenantes liaisons qu’on a du mal à imaginer tant l’histoire que nous apprenons est ethnocentrée.
Un opéra qui plonge dans les traditions littéraires et aussi musicales de la Russie
Il y a plusieurs lignes de forces dans les thématiques de la musique russe. Et le XIXe qui voit naître une littérature nationale et donc un opéra national reflète ces lignes de force. Rappelons qu’un des signes de la constitution des nations d’Europe centrale et orientale à la faveur des défaites napoléoniennes et conséquemment du congrès de Vienne et des révolutions de 1848 fut au XIXe la naissance d’opéras nationaux, en Hongrie, dans l’espace tchèque, en Russie.
En Russie, l’opéra existait au XVIIIe, porté par des compositeurs importés d’Europe, d’Allemagne ou d’Italie, tout comme l’art et l’architecture : il y eut des artistes, et architectes français ou italiens, inconnus dans leur pays, qui firent de grandes carrières à Saint Petersbourg comme Auguste Ricard de Montferrand, architecte de Saint Isaac, ou Rastrelli pour le Palais Catherine de Tsarskoie Selo.
Avec Pouchkine naît une littérature russe nationale, et la carrière littéraire si courte de Pouchkine toucha à l’histoire de la Russie et à ses légendes offrant aux librettistes d’opéra un vaste choix de sujets, dont Boris Godunov, Rouslan et Ludmila, Le prisonnier du Caucase, Tsar Saltan, Le convive de pierre, Eugène Onéguine, Mozart et Salieri etc… Une liste loin d’être exhaustive.
Pouchkine traverse ces lignes de force de l’opéra que sont la grande histoire russe, avec notamment Moussorgski (Boris Godunov, La Khovantchina) mais aussi Tchaikovski (Mazeppa, inspiré de Poltava de Pouchkine), la littérature (Tchaikovski toujours avec La Dame de Pique ou Eugène Onéguine), et enfin les légendes et les mythes que Rimski-Korsakov exaltera aussi bien d’ailleurs dans ses œuvres symphoniques que ses opéras.
Ces trois lignes, on va les retrouver chez d’autres compositeurs russes, dont Prokofiev (qui dans Guerre et Paix croise littérature et histoire, mais à qui l’ont doit aussi les cantates (Ivan le terrible, Alexandre Nevsky) et des opéras inspirés de la littérature (L’idiot, L’ange de feu) ou Stravinsky (L’Oiseau de Feu né d’un conte russe, ou ce tableau de la Russie païenne qu’est Le sacre du Printemps), voire Rachmaninov avec Aleko, d’après Les Tsiganes de Pouchkine.
Rimsky-Korsakov se trouve, à la fin du XIXe, au centre du réseau de compositeurs qui ont fait la musique russe du siècle, au premier rang desquels Moussorgski avec qui il a travaillé étroitement, et indirectement cause de la distance avec laquelle on a tendance à le considérer aujourd'hui. Rimsky-Korsakov était un observateur attentif de la musique européenne, tout en connaissant de manière approfondie les sources musicales spécifiques à la Russie et il a essayé de mixer les codes de la musique européenne aux traditions de la musique russe. Jusqu’en 1975, voire plus tard encore, les versions représentées de Khovantchina et de Boris Godunov étaient celles orchestrées par Rimsky-Korsakov. Quand on a commencé à jouer les versions originales de Moussorgski, il fut de bon ton et il l’est souvent encore de mépriser le travail de Rimsky-Korsakov, mépris qui s’est étendu à ses propres œuvres lyriques, qu’on ne connaissait pas, mais qu’on considérait à l’aune de son travail sur Moussorgski.
Or, une des qualités de Rimsky-Korsakov était sa science aboutie de l’orchestration, qui fait de ses œuvres lyriques de merveilleuses partitions, charnues, colorées, variées, et Sadko en est un magnifique exemple. Les opéras de Rimsky-Korsakov reviennent bien heureusement peu à peu sur les scènes (on a besoin d’élargir les répertoires) et on est en train d’en redécouvrir l’étonnante richesse, née d’une grande connaissance de la musique du XIXe par exemple de Wagner, dont il a appris les leçons mélodiques (il y a des citations de Rheingold dans la partition, notamment au moment de la rencontre avec Volkhova) et les leçons de composition (Wagner est inévitable…) et une profonde sensibilité à la musique populaire russe. Mais on pourrait dire la même chose ici du livret qui fait penser à Tannhäuser, et à d'autres opéras wagnériens
Proposer à Tcherniakov de mettre en scène un opéra qui plonge si profond dans la tradition historique et littéraire russe, et dans son imaginaire, c’est en quelque sorte introduire le loup dans la bergerie, et l’accueil a été par la presse russe un peu mitigé.
Une production polysémique, ancrée dans l'histoire de l'opéra russe
Dmitry Tcherniakov est un artiste fin et intelligent, et il propose une production à plusieurs entrées, susceptible de plaire à un public plus traditionaliste…Pour cette œuvre mastodonte, il propose une grosse production, qui se déploie sur la vaste scène du Bolchoï, avec changements de décors monumentaux, avec d’énormes chœurs, avec des éclairages complexes, des décors manipulés sans cesse, qui peut satisfaire le goût du faste qui sied à un grand spectacle.
Mais le tout évidemment au second degré… Tcherniakov oblige, qui imagine un grand spectacle au second degré, un grand spectacle de rêve dans l’esprit insécure d’un personnage d’aujourd’hui confiant à la caméra ses angoisses, et ses désirs d'échapper au monde réel pour être un héros de contes.
Il y a des permanences dans les travaux de Tcherniakov qui fait quelquefois surgir l’opéra du mental du héros, ou qui fait de la trame de l’opéra un jeu à son service. C’était le défi entre autres de la Carmen d’Aix-en-Provence, où la trame s’enfermait dans le hall clos d’une clinique psychiatrique. C’est un peu aussi le principe de l’Affaire Makropoulos à Zurich où l’histoire est en fait un reality-show. C’est dans Sadko le principe appliqué, où toute la trame essaie de résoudre un problème psychologique du personnage principal, frustré, profondément persuadé d’avoir raté sa vie qui restera toujours, indépendamment de ce qui lui arrive, extérieur à la trame par son costume (chemise et jean), tout en restant le protagoniste.
Tcherniakov refuse l’idée que Sadko soit plus qu’un autre un opéra aux références telles qu’elles puissent exclure un public non russe sous prétexte que le public est sensé connaître les racines de cette histoire et de cette musique. Il travaille à faire du récit qu’il raconte un objet qui puisse être saisi par tous.
Le public non russe aime cependant cette étrangeté du répertoire russe lorsqu’il va au Mariinsky ou au Bolchoï chercher un certain exotisme en voulant voir les œuvres russes qu’on ne voit pas ailleurs. Tcherniakov dans sa mise en scène de Sadko sert alors ce goût de l’exotisme ou du folklorique, s’enracine profondément dans l’histoire des représentations de Sadko, mais en la déviant.
Tout commence par trois vidéos, l’une d’un quidam assez ordinaire qui exprime une certaine frustration de ne s’être pas réalisé ou de ne pas avoir réalisé ses rêves, l’autre d’une businesswoman en grande réussite qui voudrait revivre une vraie passion, la troisième une femme abandonnée.
Alors, tous vont se retrouver vivant l'expérience d'une autre vie, dans un parc à thème de type Disneyland, le « Parc des vœux » où ils vont revivre les contes de Novgorod : le parc à thème figurant une sorte de réalité recomposée (elle pourrait être virtuelle) qui va satisfaire un imaginaire en panne : c'est du pur Tcherniakov d’origine contrôlée.
Un grand spectacle, très référencé et… Un peu dévié
L’espace totalement vide d’abord se remplit donc d’un décor évoquant la vieille ville de Novgorod et ses toits particuliers, dans une salle colorée pleine de marchands et de bourgeois fêtant leur ville et leur histoire, tous barbus, tous uniformément blonds, tous coiffés indistinctement de la même façon, dans des costumes superbes d’Elena Zaitseva (630 costumes pour la production). Évidemment, avec un gros brin de fantaisie et d’ironie. Cette uniformité des personnages renvoie à un univers de rêve où ce ne sont pas les individus qui émergent, mais le groupe, mais l’ambiance, mais une sorte d’uniformité joyeuse où tous ces gens du nord (proches des vikings avec qui ils commercent activement) sont blonds platinés. Nous sommes dans l’univers de la représentation mentale voire de l’imaginaire collectif. Le jeune homme qui figure Sadko ne cesse au milieu de ce peuple qui festoie chante et danse, d’encourager, de stimuler, de diriger le mouvement.
L’idée de Tcherniakov est bien de figurer ce monde de la tradition, ces beaux décors, ces foules bigarrées : il fonde son décor sur tous les décors ou projets de décor qui ont été conçus pour Sadko depuis la création et cette production est donc d’abord évocation d'une histoire. La ville de Novgorod est directement inspirée du décor de Konstantin Korovine ((Peintre post impressionniste, très impliqué dans la décoration théâtrale, qui mourut à Paris en 1939)) pour la production du Bolchoï de 1905,
mais aussi d’autres productions comme le monde de la mer (sixième tableau) vu par Vladimir Egorov pour une production de l’opéra privé Zimine de Moscou (qui avait pris la succession de l’opéra de Mamontov, où avait été créé Sadko et qui avait fait faillite), la mer de Fedor Fedorovitch (production de 1949), et des esquisses et projets de Roerich, ou les décors d’Apollinaire Vasnetsov pour les grandes salles de réunion (dont on voit les pilastres typiques)((Toutes ces esquisses et tous ces projets sont l’objet d’une très belle exposition dans les foyers du théâtre)) : il nous rappelle ainsi que ces productions notamment dans les théâtres privé de Moscou, faisaient appel à des peintres en vue de l’époque ou des artistes émergents et Diaghilev en continuera d’ailleurs la tradition avec les Ballets russes. Tcherniakov inscrit donc sa production dans l’histoire du théâtre et de l’opéra russe, et notamment celle de Sadko. Le retour de l’enfant prodigue au Bolchoï s’inscrit donc volontairement dans une longue histoire. Mais cette tradition, réveillée par le « Parc des rêves » a quelque chose de fossile, ce qu’essaie de montrer ce Sadko moderne voulu par Tcherniakov face au chanteur de Kiev Nezhata (Нежата) (un contreténor dans cette production alors que le rôle fut habituellement joué par un travesti) qui chante les vieilles histoires ; et Sadko intervient pour interrompre le chant et accuser l’assistance de glorifier vainement la tradition (C’est ce qui a fait dire que Sadko était une sorte de Tannhäuser russe) . Et c’est bien à mon avis ce qui est aussi au centre de la production, plus peut-être que le personnage de Sadko, et son aventure fantasmatique.
La question est de s’interroger sur le regard qu’on porte sur la tradition et l’histoire culturelle, qui doit s’inscrire dans une modernité et non dans une pâle imitation-répétition, un regard vers l'avenir et non vers le passé.
Bien sûr, et je l’ai signalé, d’autres mises en scène de Tcherniakov ciblent des fake-mondes pour personnages problématiques. Si ce n’était que cela, la mise en scène de ce Sadko serait plutôt répétitive, à la fois pauvre et évidente, du genre, « je satisfais le modernisme par ma représentation de Sadko » d’un côté, mais de l’autre, « je satisfais la tradition par ma représentation de Novgorod ».
La représentation de Sadko et de son épouse Lubava Buslaevna (Любава Буслаевна) montre volontairement la crise d’un couple d’aujourd’hui, la femme délaissée au foyer, le mari désireux d’autres horizons, l’ennui, le mortel ennui. Sadko, en permanence un peu agité, dans une sorte d’optimisme agité, souriant sans cesse, même à la toute fin quand il faut s’en remettre à la réalité dont décidément on ne veut pas, avec tous ces ouvriers redevenus des employés ordinaires du parc aux rêves remisés au magasin des accessoire.
Plus intéressant est le travail sur l’ambiance et le cadre de ce « Parc à thèmes » et notamment le décor dû comme toujours à Tcherniakov.
Tout commence donc, nous l'avons vu, par une scène vide, l’immense plateau du Bolchoï, et peu à peu des morceaux de décor apparaissent à vue, ou manipulés par des machinistes : nous sommes au théâtre et le décor est bien une « représentation » d’une Novgorod rêvée, fondée sur les décors anciens, mais avec des couleurs plus vives, des éléments imitatifs un peu décalés, un décor qui remplit la scène à vue pour que nous voyions clairement qu’il n’y faut pas croire. Il n’y rien là d’un effort de « réalisme » ou d’imitation mais au contraire d’une représentation distanciée. Jamais durant toute la représentation le décor même lorsqu’il est impressionnant et tape à l’œil (le royaume des mers) n’est réaliste ou imitatif. La couverture du programme de salle (luxueux) représente un écran informatique et un programme d’architecture de type autoCAD montrant le projet de décor, manière de montrer comment on sait fabriquer aujourd’hui du faux vieux.
Car c’est là aussi le projet de Tcherniakov. Il connaît parfaitement l’histoire des représentations de Sadko, l’usage qu’en a fait le stalinisme, la dernière production de Boris Pokrovsky (qui avait signé déjà celle de 1949) de 1976 à 1986 (étincelante distribution de 1976, Atlantov, Milachkina, Arkhipova, Ognitsev, Mazurok…un rêve) et retirée du répertoire. Il sait qu’on ne joue plus Sadko depuis 36 ans, il sait aussi l’usage qu’on en a fait en Russie, comme opéra russo-identitaire. Il sait enfin l’usage politique et idéologique qu’on peut faire du « roman national russe », de la Russie éternelle etc…
Se distancier de ce monde-là en le détournant est pour Tcherniakov une nécessité. Or on fait en Russie, y compris dans l’architecture d’aujourd’hui un usage assez développé de l’imitation de l’ancien. On voit dans la banlieue moscovite et petersbourgeoise des bâtiments, des immeubles, des hôtels qui évoquent ou imitent l’ancien voire le médiéval.
Un seul exemple très étonnant : la deuxième scène du Bolchoï, construite entre 1998 et 2003, est non pas une salle « contemporaine », mais un théâtre à l’italienne qui aurait pu être construit à la fin du XVIIIe. Il y a une volonté de se lier à l’ancien, à l’antique, à l’histoire. Et c’est évidemment un choix politique (tout choix architectural est politique).
Ainsi Tcherniakov veut-il non critiquer la tradition, l’histoire de son pays (il la connaît profondément), mais l’usage idéologique qu’on peut en faire et la manière dont on voudrait « diriger » l’imaginaire. Cette Novgorod qu’il nous propose, c’est avec ses marchands et ses populations est une Novgorod de carton-pâte, une sorte de Disneyland à usage des nostalgiques, comme ces figurants en costume XVIIIe qui se font photographier avec les visiteurs dans la grande salle du Palais Catherine à Tsarskoie Selo, d’autant plus piégeuse qu’elle se fonde sur les souvenirs réels de productions passées. Et cet usage du passé, qui cultive les nostalgies et les identités rêvées, est un process idéologique bien connu, qu’on ne rencontre pas qu’en Russie d’ailleurs. Il s’agit donc de s’en distancier, de le regarder avec une discrète ironie, tout en faisant de son Sadko moderne une sorte de victime de ce rêve-fantasme.
Alors évidemment, il va aussi faire de l’aspect le plus féerique de l’opéra, le royaume du Tsar de la mer, un épisode d’un clinquant presque caricatural, avec apparitions d’animaux marins fantasmagoriques (les costumes de Elena Zaytseva sont vraiment extraordinaire) de lumières dignes de l’escalier des Folies Bergères ou du Casino de Paris, satisfaisant les spectateurs assoiffés de tape à l’œil les plus exigeants. Tout doit être en toc, et en même temps faire plaisir, ravir les yeux, faire (faussement) rêver comme un piège à public, un piège à la tradition, non pour la mépriser, bien au contraire, mais lui donner une valence qui ne soit pas une fausse valeur. Ainsi il utilise la modernité (l’éclairage au Led par exemple) pour transformer en clinquant un décor ancien et assez fascinant dessiné par Vladimir Egorov, en montrant de la sorte comment l'original (ci-dessous) peut être trafiqué à la mode du jour.
Certains critiques russes ont été en malaise, parce qu’ils ont senti la distance et l’ironie, mais il n’ont pas toujours saisi l’arrière-plan très politique de Tcherniakov qui veut rompre les faux charmes, en cela il reste cohérent avec sa Carmen ou sa Traviata.
En introduisant un Sadko d’aujourd’hui, une Vokhova d’aujourd’hui, et une Lubava d'aujourd'hui, il montre simplement qu’il est possible de sortir l’œuvre de Rimsky-Korsakov de sa momification, d’en faire une œuvre prête à s’exporter, qui peut dire des choses d’aujourd’hui (même banales, car l’idée du fantasme est banale, et utilisée souvent – voir Valentin Schwarz dans sa Turandot à Darmstadt- qui procède un peu du même principe), pour n’importe quel public.
En introduisant l’idée du parc à thème, il souligne aussi une mode d’aujourd’hui qui est d’installer l’individu dans une virtualité, dans un cadre rêvé, dans le monde conformiste du fantasme collectif (typique des univers de Walt Disney) ou mieux, de montrer comment on construit une (fausse) identité collective à usage totalitaire. Car c’est bien là le sous-jacent. Sadko, utilisé par le stalinisme et opéra-tradition par excellence, devait être sorti de sa « gangue identitaire » pour cette nouvelle production, et Tcherniakov y réussit.
Enfin, il y a dans tout ce spectacle un élément profondément émouvant que j’ai ressenti comme autobiographique : j’ai senti dans ce Sadko un peu fou, qui s’exclut lui-même des fausses traditions, qui reproche au chanteur initial son conformisme, qui va explorer d’autres mondes, y compris plus fantasmagoriques, qui quitte son univers personnel et familial pour naviguer sur toutes les mers, une image de Tcherniakov lui-même, un Tannhäuser d’aujourd’hui, qui n’est pas tout à fait prophète en son pays, mais qui y revient, à la fin, comme l’enfant du pays devant ce peuple d’ouvriers du parc. Il retrouve son épouse et une certaine normalité, quand le rêve s’est épuisé, quand la magie s’estompe, quand la scène est redevenue vaste espace désert mais malgré tout qui ne se résout jamais à la norme, prêt à repartir.
Il y a quelque chose de très personnel là-dedans, c’est le retour de l’enfant prodigue, qui montre sa connaissance profonde de la culture, de l’histoire culturelle de son pays, de l’histoire du théâtre, et donc son appartenance irréductible au monde russe, mais en même temps quelqu’un qui ne peut s'en contenter et s’arrêter d’avancer et d’aller au-delà. Il a donné au public du Bolchoï sa lecture de Sadko, en dénonçant ironiquement la fonction que cette œuvre pouvait avoir par le passé, mais en s’impliquant, tel un voleur de feu russe à montrer qu’il faut dépasser ce constat et lire l’œuvre à l’aune d’autre chose. C’est cette dialectique entre le très personnel et le plus collectif qui procure l’émotion singulière de cette production.
Musicalement incontestable et puissant
La première remarque, qui semblerait incongrue dans un contexte d'opéra plus connu est de souligner que Sadko est un grand chef d'oeuvre à tous points de vue, et qu'il serait essentiel d'en proposer des productions sur les grandes scènes d'Europe (seul l'Opéra des Flandres en avait proposé une production en 2017 dont Wanderer a rendu compte sous la plume de David Verdier – voir ci-dessous), c'est à mon avis une des plus belles partitions de la musique d'opéra. Et dans ce contexte, la réalisation musicale de cette production est incontestable ; elle affiche la santé insolente des forces artistiques russes, à tous niveaux, qui ne laisse pas de stupéfier, tant tous les rôles sont parfaitement distribués et tenus, y compris dans la deuxième distribution, qui chantait le soir où nous avons assisté au spectacle.
Tout le plateau serait donc à citer. Certains rôles plus réduits sont tenus par des chanteurs de haute réputation en Europe, comme Stanislav Trofimov ou Mikhail Petrenko. Les voix sont bien projetées, puissantes et on ne dénote aucune faiblesse notable.
L’un des moments les plus étonnants est la fête du quatrième tableau et les trois airs des trois marchands, chacun magnifiquement chanté par Stanislav Trofimov (Marchand varègue ; basse) particulièrement et fort justement applaudi, Alexey Nekludov (marchand indien, ténor), au souffle impressionnant qui permet de tenir les notes de manière étonnante et Andrey Kimach (marchand vénitien, baryton) particulièrement élégant et ciselé : on le remarque, pour des airs qui sont très démonstratifs, qui demandent des aigus, une grande souplesse vocale et une émission parfaite les trois types de voix mâles sont représentés : Rimski-Korsakov savait faire spectacle. Les trois sont vraiment remarquables, et c’est d’autant plus sensible que chaque rôle est tenu par un chanteur différent selon la distribution A ou B, qui ne concerne donc pas les seuls rôles principaux. C’est dire aussi les réserves vocales des théâtres russes.
Mikhail Petrenko et Andrei Popov (Hérode exceptionnel dans la Salomé Pétersbourgeoise) composent le couple de caractère (« Sifflet » et « fifre »), mais il faudrait citer tous les participants qui brièvement et toujours impeccablement interviennent, par exemple le vieux soldat (le vétéran) habillé en mendiant interprété par la basse bien connue Sergeï Murzaev et le voivode de Novgrorod, par le ténor Sergei Radchenko. Comme on le voit, Rimski-Korsakov compose vraiment une palette vocale très élargie, les voix caractérisant chaque personnage de manière très précise.
Parmi les caractères principaux, signalons l’aède (?) de Kiev, qui chante des chants traditionnels accompagné à la cithare, normalement confié à un mezzosoprano et ici à un contreténor, Vadim Volkov, assez désopilant par sa raideur apparente, à la voix impeccablement contrôlée, tout en voix de tête, mais vraiment puissant, très applaudi pour la composition.
Solide tsar des eaux (Nikolaï Didenko) à la projection claire, au volume puissant, qui domine le tableau fantasmagorique que nous avons évoqué plus haut.
C’est Ksenia Dudnikova qui est l’épouse délaissée de Sadko, habillée en costume moderne (corsage blanc et pantalon), avec sa voix solide, bien connue ((elle chantait Carmen à Vérone dont nous avons rendu compte)), au registre central large, au volume puissant, aux aigus maîtrisés et à la voix très homogène. Le personnage est bien campé, et l’interprétation très maîtrisée de la femme délaissée, tantôt désespérée, tantôt rassurée. Le chant coloré, la belle présence scénique justifient le beau succès obtenu.
Le vrai phare de la soirée, c’est Nadezhda Pavlova. Nous l’avions remarquée à Lucerne dans les Mozart dirigés par Currentzis en septembre dernier notamment dans une magnifique Donna Anna. Elle confirme cette impression dans une Princesse Volkhova exemplaire, maîtrisant tout le spectre, avec une voix contrôlée, très expressive, des aigus splendides, et une interprétation scénique d’une grande justesse, à la fois émouvante et juvénile. La voix est puissante, sans faille. Nadezhda Pavlova n’a pas une voix légère, mais bien assise, au timbre plus charnu qu’attendu. une voix assez rare par les temps qui courent, vraiment remarquable.
Et puis ce soir, Sadko, c’était Ivan Gynzagov. Le rôle est celui d’un ténor à voix large et aigus puissants de type Hermann de La Dame de pique. Ivan Gynzagov qui chante essentiellement au Théâtre Helikon de Moscou, a un physique juvénile, une voix claire, très sollicitée, mais pas d’une puissance marquée. Son jeu est plutôt sympathique et vital même si quelquefois un peu répétitif (mais je pense que c’est voulu par Tcherniakov). Du point de vue vocal, la voix n’a peut-être pas la largeur voulue, mais elle est résistante et endurante et il conduit la représentation avec vaillance jusqu’à la fin. C’est justement à la fin (le rôle est lourd, épuisant, l’opéra est long) que l’artiste accuse un peu de fatigue, mais l’ensemble est plutôt valeureux.
Le tout couronné par un chef remarquable
Particulièrement sollicité le chœur du Bolchoï (dirigé et préparé par Valery Borisov) est conforme à sa réputation et emporte l’adhésion sur l’ensemble de la représentation (la dernière de la première série et donc l’ensemble des forces est désormais sans doute bien « calé ».
C’est le cas de l’orchestre vraiment très clair, brillant, mais aussi lyrique, charnu, précis. Timur Zangiev en anime la direction avec ardeur, et aussi beaucoup de délicatesse (les premières mesures sont magnifique à cet égard). C’est un jeune chef qui dirige essentiellement au Stanislavsky de Moscou, mais aussi au Mariinsky et bien sûr au Bolchoï. Son répertoire est large (La Bohème, Don Giovanni, Orfeo e Euridice etc..) et inclut aussi les canons du répertoire russe. Sa direction est particulièrement sensible, donnant à cette musique l’éclat et la brillance qu’elle possède, mais dirigeant avec grande sensibilité aussi les parties plus lyriques, plus vibrantes et accompagnant parfaitement les chanteurs sans jamais les couvrir. Voilà un chef qu’on ne connaissait pas, et qui confirme la qualité des forces musicales russes, également dans les jeunes générations (comme Pavel Smelkov qu’on a écouté dans Guerre et Paix de Prokofiev au Mariinsky). C'est un nom à retenir qui va sans doute rapidement s’exporter.
Une très grande soirée. Tcherniakov chez lui, dans un opéra plus qu’un autre idiomatique, qui affiche un message très fortement enraciné dans sa culture, et en même temps très affirmé dans la nécessité d’en sortir, de donner une autre respiration à un répertoire trop souvent considéré comme « folklorique ». La découverte musicale de Sadko élargit immédiatement les possibilités offertes au répertoire de tous les théâtres. En ces temps où en Europe occidentale tous sont fermés, prenez le temps de découvrir ce merveilleux spectacle sur Mezzo.tv dans les jours qui viennent.
Diffusion du spectacle sur Mezzo (distribution A) :
- Vendredi 20 mars à 2:00 sur Mezzo Live HD
- Mercredi 25 mars à 06:00 sur Mezzo Live HD
- Jeudi 26 mars à 13:00 sur Mezzo Live HD
- Vendredi 27 mars à 21:00 sur Mezzo Live HD
- Dimanche 29 mars à 01:00 sur Mezzo Live HD
- Mardi 31 mars à 17:00 sur Mezzo Live HD