Franco Alfano est aujourd'hui connu de la plupart des gens presque exclusivement pour l'achèvement de la Turandot de Puccini, qui lui a été demandé par l'éditeur Ricordi et qui ne représente certainement pas sa véritable personnalité artistique, car il a dû s'appuyer sur les esquisses d'un compositeur très différent de lui et essayer d'imiter son style. Il n'est donc pas superflu de se rappeler que le véritable Alfano est tout autre.
Né à Naples en 1875, il est l'un des cinq musiciens de la génération dite "des années 80", qui souhaite renouveler la musique italienne, en retard sur le reste de l'Europe en raison de la prédominance absolue du mélodrame. En réalité, même ces cinq jeunes compositeurs (outre Alfano, il y avait Respighi, Pizzetti, Malipiero et Casella) ont fini par écrire des opéras, en essayant d'échapper à l’étouffante tradition mélodramatique italienne et en suivant leur propre voie, certains se tournant vers Monteverdi, d'autres vers l'opera buffa napolitain, et d'autres s'inspirant plutôt de l'opéra contemporain français et allemand.
Alfano est l'un de ces derniers, bien qu'il soit parfois considéré comme le compositeur de la "génération des années 80" plus liée au passé, puisque, étant le plus âgé, on peut encore reconnaître quelques traces de la "Giovane Scuola", au moins dans Risurrezione, qui fut son premier opéra, à part quelques tentatives remontant encore à la période de ses études. Mais il est juste de se focaliser sur la nouveauté de Risurrezione plutôt que sur ses similitudes superficielles avec le passé.
On parle déjà beaucoup de la volonté d'Alfano de se donner une formation cosmopolite. Il commence ses études au Conservatoire de Naples, sa ville natale, où il compte parmi ses professeurs Paolo Serrao, qui est également le professeur de Giuseppe Martucci, Francesco Cilea et Umberto Giordano, ce qui donne une idée de la variété effervescente des tendances présentes dans le milieu musical napolitain de ces années-là. Très jeune, il s'installe à Leipzig puis à Berlin, où il termine ses études et compose ses deux premiers opéras, l'un jamais joué, l'autre joué en 1898 à Wroclaw avec un bon succès, mais jamais repris.
En 1899, il se rend à Paris, où il compose entre autres deux ballets pour les Folies Bergères (!). À Paris, il assiste également à l’adaptation théâtrale du roman de Tolstoï Résurrection d'Henri Bataille et s'enthousiasme tellement pour cette œuvre qu'il se met immédiatement au travail sur un opéra d’après le roman, sur un très modeste livret de Cesare Hanau, qu'il achève en quelques mois entre Paris, Berlin, Moscou et Naples. La première représentation a eu lieu à Turin en 1904 avec un grand succès, à tel point qu'en 1951, Risurrezione a atteint et dépassé le chiffre aujourd'hui inimaginable de mille représentations, mais c'est juste à ce moment que la chance a commencé à tourner rapidement. Au cours des dernières années, l’œuvre est revenue sur scène à quelques rares reprises : on se souvient des reprises de Vérone (1981), Palerme (1990) et Montpellier (2001, en version concertante), puis de celle de 2017 au festival de Wexford, dans la même mise en scène que celle proposée à Florence.
Il est consternant qu'à l'occasion de ces deux dernières reprises une partie de la critique ait considéré Alfano comme un compositeur vériste et, sur la base de cette hypothèse totalement erronée, ait cherché dans Risurrezione exactement ce qu'Alfano avait voulu éviter, jugeant qu'elle était du coup privée de la puissance théâtrale immédiate et gesticulante de Cavalleria rusticana et manquait de ces amples mélodies "à l'italienne" qui restent gravées de façon indélébile dans la mémoire. Mais Alfano n'est pas du tout vériste. Il suffirait de lire ce qu'il a écrit en 1896 sur sa première tentative d'opéra, Miranda : "Influences ? Ni de Puccini ni de Mascagni, mais de Grieg et de Massenet".
Une telle affirmation d'un artiste de vingt et un ans peut sembler un peu naïve, mais Alfano n'était pas naïf du tout. Au cours de ses voyages, il avait découvert la musique de Richard Strauss, Claude Debussy et Nikolaï Rimsky-Kosakov et était fermement déterminé à échapper à l'influence non seulement de Puccini et de Mascagni, mais aussi de tous les mélodrames italiens. Le choix du roman de Tolstoï est déjà un indice très significatif, même si beaucoup l'ont sous-estimé, en soutenant qu'Umberto Giordano avait déjà choisi des sujets russes avant lui : mais Fedora est en fait tirée d'un drame du français Victorien Sardou, l'auteur préféré des librettistes italiens de l'époque, et Siberia est elle aussi de conception plutôt traditionnelle et ne pouvait en tout cas pas influencer Alfano, car elle a été créée en décembre 1903, alors que Risurrezione était déjà pratiquement terminée.
La nouveauté fondamentale de Risurrezione est le livret en prose – ce n'était pas la première fois, mais c'était un choix novateur – et c'est symptomatique du désir d'Alfano de renoncer aux larges formes mélodiques de la tradition italienne en faveur d'un flux musical et dramatique continu : la voix passe sans césures d'un declamato très ductile à de courtes tonalités cantabile, avec une adhésion subtile et pénétrante à la psychologie des personnages. Impossible d'interrompre par les applaudissements du public !
Le langage harmonique est totalement nouveau pour l'époque, du moins en Italie. "Les altérations dans la partition semblent indiquer une tonalité – comme nous l'a confié le chef d'orchestre Francesco Lanzillotta – mais souvent l'accord tonique qui confirmerait la tonalité n'arrive jamais, ou seulement à la fin du segment musical, créant ainsi un sentiment de suspension tonale". Ajoutez à cela l'utilisation des échelles modales et hexatoniques et vous obtenez l'image d'une harmonie extrêmement moderne pour 1904.
L'orchestre n'a plus "rien à voir avec les façons récurrentes d'accompagner les voix" mais joue "un véritable commentaire, proche de la vocalité et qui conserve son propre rôle indépendant" (Emilia Zanetti). Cet orchestre crée des situations et des décors à la saveur résolument moderne, tels que l'angoisse de la protagoniste qui attend en vain son bien-aimé ou la violence et la vulgarité de la vie en prison : ces moments, qui correspondent respectivement au deuxième et au troisième des quatre actes plutôt courts de Risurrezione, sont sans doute les plus innovants de l'opéra, en raison de la modernité de l'idée théâtrale et surtout de la réalisation musicale.
Le deuxième acte se déroule à l'extérieur d'une petite gare, au cours d’une froide nuit russe. Il commence par une introduction symphonique sombre et menaçante et l'orchestre reste décisif, à tel point qu'on pourrait facilement imaginer d'éliminer les voix et transformer cet acte en une pièce symphonique. Sur scène, Katiusha domine (les interventions de la vieille paysanne Anna sont absolument marginales) et l'acte est presque entièrement son propre monologue intérieur, alors qu'elle attend dans la plus terrible agitation Dimitri, l'homme qu'elle n'a jamais revu après leur unique nuit d'amour et dont elle attend un enfant : mais elle ne pourra le voir que de loin, alors qu'elle monte dans le train en compagnie d'une autre femme. À souligner une courte et belle parenthèse lyrique, au ton très intime, presque chambriste, qui suffirait à réfuter la faiblesse et la banalité dont on a accusé les mélodies d'Alfano.
L’analyse psychologique subtile du deuxième acte est mise en contraste dans le troisième acte avec la forte vulgarité et la violence sous-jacente qui dominent la salle de prison, où vivent les détenues, dont la protagoniste elle-même. Du temps s'est écoulé depuis l'acte précédent, Katiusha a été contrainte de se prostituer pour vivre, ce qui l'a changée et endurcie au point qu'elle n'a plus rien de l'héroïne traditionnelle de l'opéra et ne se distingue presque plus de ses compagnes d'infortune : l'emprisonnement l'a réduite à un état primaire, dont le seul désir se limite à un peu de vodka pour s'assommer.
C'est une scène très forte, qui n'a rien à voir avec le troisième acte de Manon Lescaut de Puccini, bien que les deux situations présentent quelques analogies superficielles, et qui prélude à des scènes de prison postérieures, comme celle de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch. On change de registre dans la dernière partie de l'acte, lorsque le prince Dimitri rend visite à Katiusha en prison pour lui demander pardon et l'emmener avec lui.
Cette situation pourrait donner lieu à un traitement plus traditionnellement mélodramatique, mais au lieu de cela elle vire à bien autre chose, car la réaction de la protagoniste est cohérente avec les changements que nous avons vus en elle dans la première partie de l'acte : Dimitri est incapable de réveiller en elle l'amour et la femme n’est plus sensible à ses sentiments et encore moins à son remords éperdu, mais elle l'insulte et se moque de lui, comme si elle était ivre ou folle, pour finalement tomber dans une hallucination dans laquelle elle revit les moments heureux.
Ce sont les deux actes pour lesquels Risurrezione mérite aujourd'hui d'être écoutée attentivement, tandis que le premier acte est un prologue nécessaire mais plutôt anonyme et que le quatrième est un épilogue d'une valeur musicale considérable mais dramaturgiquement faible : il peut sembler peu généreux de rejeter la faute sur Tolstoï, mais les utopies sociales et les idéaux religieux spirituels qui imprègnent la dernière partie de son roman sont très inadaptés au théâtre.
Cette différence de niveau entre les actes centraux et les deux autres est accentuée à Florence par la mise en scène de Rosetta Cucchi, sans fioritures et tout à fait adaptée aux situations théâtrales et musicales des scènes de gare et de prison, alors qu'elle est banalement traditionnelle et surtout générique et déroutante dans les deux autres actes. Similaire le langage des décors réduits à l’essentiel de Tiziano Santi et des costumes anonymes (même si ce n'est pas toujours un défaut) de Claudia Pernigotti. Très bien dosées en revanche les lumières de Ginevra Lombardo sur le projet de celles créées par D.M. Wood pour le festival de Wexford, dont – comme déjà mentionné – cette mise en scène est issue.
La faiblesse de la mise en scène a été en quelque sorte rachetée par la direction de Francesco Lanzillotta, qui a saisi avec perspicacité et sensibilité la modernité non seulement de l'orchestration mais de la fonction même de l'orchestre dans Risurrezione. Sa direction attentive et précise a magnifiquement mis en valeur les moments de plus grand raffinement dans l'écriture d'Alfano et a également clarifié les moments où l'orchestre tend à être trop dense, obtenant une excellente réponse de l'Orchestre du Maggio Musicale Fiorentino et du chœur, préparé par Lorenzo Fratini.
Le protagoniste Katiusha est sur scène presque sans interruption pendant toute la durée de l'opéra et l'interprète non seulement n'a pas de répit mais doit faire face à des moments particulièrement exigeants sur le plan vocal. À tout cela s'ajoute la difficulté de se transformer vocalement pour interpréter chaque acte, en suivant le douloureux chemin existentiel de Katiusha. Au début, c'est une jeune fille naïve et amoureuse, puis elle devient une femme abandonnée et désespérée, puis elle se dégrade en prostituée et arrive enfin à la rédemption. Compte tenu de ces nombreuses difficultés, la performance du soprano français Anne Sophie Dupreis doit être évaluée plus que positivement : au-delà d'un timbre pas particulièrement captivant et de certaines inégalités de registre, il faut admirer son identification complète avec le personnage, grâce à un phrasé intense et émotionnel, auquel s'est ajouté l'apport fondamental de remarquables qualités d'actrice. Romina Tomasoni a joué son "acolyte" dans le double rôle de la gouvernante et d'Anna, tandis que le ténor Matthew Vickers et le baryton Leon Kim n'ont pas fait grand-chose pour mettre en valeur les deux autres protagonistes, Dimitri et Simonson, qui sont cependant deux figures plutôt pâles par rapport au personnage principal. Dans l'ensemble, les plus de vingt (!) personnages mineurs sont bien rendus.
Le public, qui était plutôt rare et froid lors de la première, était plus dense et surtout beaucoup plus chaleureux lors de la reprise du dimanche à laquelle nous avons assisté.