« Amica Agrippina, sed magis amica veritas »((J'aime Agtippine, mais j'aime plus la vérité : jeu sur la célèbre citation d'Aristote dans l'Ethique à Nicomaque : Amicus Plato, sed magis amica veritas/Φίλος μεν Πλάτων, φιλoτέρα δε ἀλήθεια))
Le personnage vénéneux d’Agrippine (15–59 après JC), épouse de Claude et mère de Néron, stratège faite femme, aussi séduisante que machiavélique, ne pouvait échapper à Händel qui en fit l’héroïne de son 6ème opéra, créé à Venise en 1709 et situé entre Rodrigo et Rinaldo. Avec l’aide de l’influent librettiste Vincenzo Grimani, Händel qui n’a pas encore 25 ans, élabore à partir d’un tissu historique – celui de la cour romaine et de sa décadence – une étourdissante comédie de mœurs où d’authentiques personnages luttent inlassablement pour le pouvoir, qu’il soit politique ou sexuel. La cupidité, la jalousie, la fourberie, la soif inextinguible d’ambition et la quête de puissance sont ainsi les maîtres-mots de cette intrigue diabolique conduite par Agrippine, la plus grande conspiratrice de son temps. Quatrième épouse de l’Empereur Claude, sœur de Caligula, cette femme de grand talent n’eut d’autre projet que de placer son fils Néron, né d’un précédent mariage, sur le trône. Aussi complota-t-elle sans limites pour mener à bien son entreprise, trompant son entourage, discréditant ses proches, déformant la réalité à ses risques et périls puisque son propre fils n’hésitera pas à la faire disparaître, peu de temps après son accession au pouvoir…
Si Agrippina n’atteint pas encore la perfection d’Alcina, d’Orlando ou d’Ariodante, œuvres de la maturité, elle n’en possède pas moins de grandes qualités. La fougue avec laquelle son auteur achève sa composition, en trois semaines seulement, témoigne d’un enthousiasme éclatant qui se ressent à chaque instant. Sous la satire dépeinte avec vivacité, se dégage un traitement musical constamment inventif où les caractères de chaque personnage sont dessinés avec la plus grande précision et laissent échapper une large palette d’émotions. Comme l’intrigue, librement inspirée des récits de Tacite et de Suétone, la partition puise sans complexe parmi le vaste corpus écrit par Händel pendant les trois années passées en Italie ; plusieurs airs sont repris ou remaniés d’après diverses cantates romaines et d’oratorios tels que Aci, Galatea e Polifemo, Il trionfo del tempo e del disinganno ou La Resurrezione, une pratique très largement répandue à l’époque. En écoutant attentivement cette version de studio enregistrée en mai 2019, préparée avec le plus grand soin par David Vickers et Peter Jones, d’un niveau artistique extrêmement soutenu, on comprend facilement ce qui a pu intéresser ses protagonistes et en premier lieu l’admirable Joyce DiDonato, qui succède à la non moins grande Anna Caterina Antonacci qui s’était illustrée dans le rôle-titre, notamment en 2003, au Théâtre des Champs-Elysées, sous la baguette de René Jacobs et dans une mise en scène par David McVicar, pur joyau de cette intégrale. Mère abusive à l’ambition sans limite, pour elle et son fils, séductrice née grisée par le pouvoir, immorale et corrompue, maladivement narcissique, Agrippina semble avoir été écrite pour la cantatrice américaine, tant celle-ci fait corps avec elle. Cette manipulatrice hors norme, dangereusement belle, est un rôle en or pour la musicienne qui s’approprie chaque linéament de cette troublante personnalité. Derrière les volutes de son timbre ambré se cachent les plus grandes ruses, ses discours à la diction ondulante et raffinée ne sont que mensonges, ses jubilantes envolées de bonheur faisant toujours craindre le pire. Hier intrépide chevalier Ariodante ou Radamisto (avec Alan Curtis), DiDonato, plus soprano que mezzo, est une véritable magicienne, dont l’aisance vocale, le tempérament, l’intuition et le dramatisme transportent l’auditeur, comme dans l’air « L’alma mia fra le tempeste » d’une virtuosité peu commune, avant de couper le souffle pendant la scène 13 du second acte où Agrippina commence à douter de sa machination, le fameux « Pensieri voi mi tormentate » lui inspirant les plus vertigineuses variations. Un sommet que de nombreux mélomanes ont pu entendre en direct la saison dernière lors d’une tournée européenne (Barcelone, Madrid et Londres) et à Paris le 29 mai, au TCE, mais sous la conduite d’Harry Bickett, puis il y a quelques semaines au MET dans la production de McVicar citée plus haut.
Androgyne de timbre et vocalisant comme une femme, Franco Fagioli n’a pas été choisi au hasard pour incarner Nerone, d’abord docile puis prenant de l’assurance face à cette mère dépravée au comportement incestueux ; tourmenté, éconduit, il suit le sens de l’histoire et finit par s’imposer dans ce monde hostile, ce qu’accréditent chacune de ses interventions de plus en plus denses et difficiles à mesure que son règne arrive et que traduit merveilleusement la musique de Handel, notamment dans l’air de bravoure du 3ème acte « Come nube che fugge dal vento », abordé avec l’éclat demandé et plus encore.
Second contre-ténor, plus juvénile et éthéré,Jakub Józef Orliński sait lui aussi intelligemment faire évoluer le personnage d’Ottone que son délicat phrasé et la couleur mélancolique de sa voix mettent en relief. S’il abuse parfois de sons fixes et blancs dans « Voi che udite il mio lamento » à l’acte 2, sa fragilité s’anime dès lors qu’il doit se battre pour gagner l’amour de la belle Poppea. Celle-ci interprétée par Elsa Benoit, parfaitement appariée à l’instrument d’Orliński, capte l’attention et son ambition se dévoile au moment du célèbre « Bel piacere », brillant et superficiel comme il doit être, pris ici dans un tempo sec et énergique particulièrement approprié, la garce sachant accepter la main d’Ottone avant de se glisser dans le lit de Nerone…
Dans un mauvais jour, que l’on souhaite passager, Luca Pisaroni plus basse que baryton semble courir après sa voix, bien instable, vocalise lourdement et manque de stature pour rendre totalement crédible l’empereur Claudio, annoncé mort avant de réapparaitre miraculeusement sauvé des eaux par Ottone, non sans avoir au préalable conquis la Britanie.
Andrea Mastroni est un très honorable Pallante, à l’image du Narciso de Carlo Vistoli et du Lesbo de Biagio Pizzuti, tandis que Giunone, apparaissant à la fin de l’ouvrage en Deux ex machina pour célébrer l’union de Poppea et d’Ottone, en même temps que la montée sur le trône de Nerone, trouve en Marie-Nicole Lemieux une interprète soignée.
Maxim Emelyanychev confirme une nouvelle fois ses affinités avec Händel dont il ressent intimement, physiquement et spirituellement la musique. Dirigeant avec enthousiasme et limpidité cette abondante partition qui sous sa conduite parait courte (elle compte pourtant 37 arie, 2 ariette, 2 ariosi et 2 cori répartis en 3 actes !), tout en assurant un continuo vif argent, chaque membre de sa formation se plait à sertir chaque note pour accompagner et soutenir les solistes réunis pour cette Agrippina qui après celles de Mac Gegan (1992), Gardiner (1997), Malgoire (2004) et Jacobs (2010), se présente déjà comme une incontournable référence.