Lorsque l’on écoute Radamisto pour la première fois, on peut se dire qu’il y manque l’abondance de pyrotechnie, de tragique, de dieux et de surnaturel qui peuplait les œuvres précédentes de Haendel – Rinaldo, Teseo, Amadigi : ni deus ex machina, ni furies, ni démons, ni île enchantée ne viennent sauver et tourmenter les personnages, et l’intrigue peut sembler somme toute prosaïque tant elle est bien tenue et concentrée autour d’un nombre restreint de protagonistes, humains et seulement humains. L’œuvre se situe davantage dans la lignée des opéras politiques de Haendel, tels Rodrigo et Agrippina, mais sans avoir pour autant leur violence et leur complexité dramatique : l’intérêt de Radamisto vient justement de cette relative économie, de cette concentration de l’action et de la musique ; la contrepartie étant la nécessité de trouver des interprètes assez habités pour faire surgir l’intensité des situations et des sentiments, sans quoi l’œuvre peut tomber un peu à plat.
En réunissant Philippe Jaroussky, Marie-Nicole Lemieux et Anna Bonitatibus, le Théâtre des Champs-Elysées s’assurait d’emblée des chanteurs experts dans ce répertoire et chez lesquels le théâtre a semblé ici une seconde nature. On reste assez émerveillée par la prestation de Marie-Nicole Lemieux en Zenobia, tant la voix est riche et le grave superbe (dans « Son contenta di morire » tout particulièrement). La chanteuse possède une force expressive qui impressionne d’autant plus dans une version de concert : elle parvient à faire oublier ce qu’il y a d’artificiel dans cet exercice de chanter derrière un pupitre, face au public, tant elle incarne le rôle et le nourrit de l’intérieur. Son « Empio, empio, perverso cor », avec ses changements soudains de sentiment, est suffisamment incarné pour qu’il semble l’expression spontanée du personnage et non un simple effet dramatique. C’est sans doute même là que s’exprime le mieux le talent de Marie-Nicole Lemieux pour ce répertoire : vocalement elle y est exemplaire, on le sait depuis longtemps, mais savoir s’approprier à ce point la partition pour que les conventions musicales et théâtrales disparaissent derrière une apparence de naturel, c’est un véritable défi que peu sont capables de relever aussi bien.
Au-delà du seul personnage de Zenobia, c’est aussi le couple formé avec le Radamisto de Philippe Jaroussky qui est très beau. On sait que les deux interprètes ont déjà eu l’occasion de chanter ensemble ; mais au-delà du fait de se connaître, c’est cette alliance de deux personnalités vocales et musicales tout à fait différentes qui donne sa force au couple. On pourrait croire que face à une Zenobia aussi affirmée il faudrait un Radamisto tout en puissance et en rayonnement : mais le contraste est tellement plus intéressant lorsque l’on entend la délicatesse de Philippe Jaroussky, sa remarquable musicalité, le raffinement de l’expression. Très attendu sur « Ombra cara », il y déploie toutes ces qualités ainsi que dans l’air « Cara sposa, amato bene » où, accompagné du seul continuo, il doit faire preuve d’autant plus de lyrisme et de phrasé. Son « Vanne, sorella » fait entendre également sa vélocité et lui permet de donner d’autres couleurs à la voix et au personnage, d’autant plus que Philippe Jaroussky a face à lui une partenaire à laquelle s’adresser.
Les interprètes ont fait le choix en effet de sortir de scène lorsqu’ils ne chantent pas. On le comprend évidemment – à la fois pour donner du rythme au concert, et pour ne pas rester immobile et muet durant les airs des autres – mais cela pose quand même problème lorsqu’un personnage quitte le plateau tandis qu’un autre lui adresse la parole. C’est certes le jeu de la version de concert, mais cela retirait tout de même aux interprètes un soutien expressif important : celui de pouvoir regarder son partenaire, et de casser un peu l’inévitable face public qui peut être si contraignant pour le chanteur.
Tout cela reste encore de l’ordre du détail et a peu d’importance avec une chanteuse de la stature d’Anna Bonitatibus. En Tigrane, la mezzo-soprano a fort à faire en ce qui concerne la vocalisation mais s’en acquitte avec une précision impeccable, y compris dans son premier air que le chef Francesco Corti a pourtant abordé avec un tempo musclé. Mais au-delà des difficultés techniques, Anna Bonitatibus possède aussi une expressivité dans les récitatifs et un naturel dans l’émission qui convainquent sans réserve, et donnent une présence à un personnage dont le librettiste a assez peu fouillé la psychologie.
Dans le rôle du « méchant », le ténor Zachary Wilder semble à première vue un peu léger pour être véritablement menaçant ; mais il donne malgré tout à Tiridate un caractère décidé qui permet qu’on y croie, dans les récitatifs, mais aussi dans son air de bravoure « Alzo al volo di mia fama » accompagné des cors remarquablement précis d’Il Pomo d’Oro. Si le revirement final de Tiridate, qui retourne sans grand courage dans les bras de sa femme Polissena, a prêté à rire dans la salle, Haendel réserve en revanche à l’épouse du tyran un rôle intense et complexe. Emöke Baráth y est formidable, gagnant au fil des airs une force dramatique qu’on ne retrouve pas toujours chez ce personnage. La voix est corsée, l’aigu percutant ; et les deux derniers airs montrent une Polissena d’une noblesse et d’un tempérament tragique extrêmement efficaces pour maintenir la tension de l’intrigue jusqu’au bout. Dans des rôles plus secondaires enfin, Alicia Amo est un Fraarte tout en musicalité, au medium riche et à l’assise solide, tandis que Renato Dolcini prête un timbre superbe à Farasme, ainsi qu’une autorité qui lui permet d’aborder les rôles de pères sans en avoir l’âge.
Une distribution assez idéale donc pour ce Radamisto dirigé par Francesco Corti à la tête de l’ensemble Il Pomo d’Oro. Si l’orchestre est de dimensions réduites, les musiciens le compensent par une grande homogénéité. Les cordes jouent comme un seul homme, et si l’on n’aurait pas été contre davantage de diversité dans les timbres, ou davantage de couleurs, on apprécie que l’ensemble soit un soutien aussi solide pour les chanteurs et qu’il maintienne une tension dramatique et musicale d’un bout à l’autre de l’ouvrage. On a déjà évoqué la belle prestation des cornistes de l’orchestre ; il convient également de souligner le superbe solo de violon dans le « Sposo ingrato » de Polissena, interprété par Zefira Valova. L’intensité fut donc là pour donner toute sa noblesse à la partition de Radamisto qui, même sans recours à une mise en scène, a tenu ses promesses d’expressivité et de force dramatique.