Peter Grimes
Opéra en un prologue et trois actes de Benjamin Britten (1913–1976)
Livret de Montagu Slater, d’après The Borough de George Crabbe
Créé à Londres le 7 juin 1945

Alexander Soddy (Direction musicale)
Deborah Warner (Mise en scène)

Michael Levine (Décors)
Luis F. Carvalho (Costumes)
Peter Mumford (Lumières)
Justin Nardella (Vidéo)
Kim Brandsturp (Collaborateur aux mouvements)
Ching-Lien Wu (Cheffe des chœurs)

Allan Clayton (Peter Grimes)
Maria Bengtsson (Ellen Orford)
Simon Keenlyside (Captain Balstrode)
Catherine Wyn-Rogers (Auntie)
Anna-Sophie Neher (First Niece)
Ilanah Lobel-Torres (Second Niece)
John Graham-Hall (Bob Boles)
Clive Bayley (Swallow)
Rosie Aldridge (Mrs. Sedley)
James Gilchrist (Reverend Horace Adams)
Jacques Imbrailo (Ned Keene)
Stephen Richardson (Hobson)

Orchestre de l’Opéra national de Paris
Chœur de l’Opéra national de Paris

Paris, Opéra Garnier, mercredi 26 janvier 2023 à 20h

Cela faisait bien longtemps que nous attendions le retour de Britten à l’Opéra de Paris et l’on ne peut que se réjouir d’assister à ce Peter Grimes mis en scène par Deborah Warner, coproduit avec le Teatro Real de Madrid et le Royal Opera House de Londres. Réussite théâtrale et musicale totale, emportée par un rôle-titre proprement grandiose, cette version du drame de George Crabbe mise en musique par Britten présentée au Palais Garnier jusqu’au 24 février est immanquable.

Allan Clayton (Peter Grimes), Maria Bengtsson (Ellen Orford)

À le voir échoué sur la rive tel un énorme cétacé pris dans des filets, ce Peter Grimes plus vrai que nature incarné par le ténor Allan Clayton, nous ferait presque penser à Falstaff plutôt qu’au pêcheur imaginé par George Crabbe dans The Borough. Rescapé des flots comme l’inénarrable séducteur après un plongeon forcé dans les eaux de la Tamise, Peter Grimes le paria, le solitaire, le déclassé, le mal-aimé, est ainsi présenté au public emmailloté tel un nouveau-né expulsé du ventre maternel. Une position fœtale comme un retour aux origines, dans laquelle on retrouvera ce corps à plusieurs reprises, imposant par son volume et sa rondeur. Mais à la différence du Falstaff shakespearien, authentique figure comique mise en musique par l’incorrigible Verdi, Peter Grimes de par son réalisme et son ancrage social est un drame à l’écrasante intensité, sans concession, qui prend le spectateur-auditeur à la gorge. On comprend dès lors aisément les raisons qui ont poussé l’exigeante metteuse en scène Deborah Warner à s’attaquer à cet ouvrage puissant de Britten (après avoir réglé Billy Budd en 2017) dont les thèmes n’en finissent pas de résonner avec ceux de notre actualité. Car si Peter Grimes est toujours contemporain c’est que son sujet a su conserver sa singularité et parce qu’il continu de parler à nos générations malgré ses soixante dix ans.

La force de ce drame est qu’il appartient à une catégorie plutôt rare à l’opéra : le fait divers. Son terrible propos touche d’autant plus le public qu’il traite du quotidien morne et banal d’un petit village de pêcheurs, dont la sombre monotonie va être mise à rude épreuve après la mort d’un petit apprenti parti en mer avec le taciturne Peter Grimes. Mis à l’index par cette micro-société qui voit d’un mauvais œil son comportement et le considère comme un marginal, Peter Grimes est le coupable idéal, celui qui, en refusant de s’intégrer au groupe, cristallise toutes les passions et pour finir les soupçons. Parce qu’il a choisi de vivre en marge, en solitaire, seulement soutenu par la compatissante Ellen Orford, l’institutrice par essence compréhensive, dont il pourrait s’il le souhaitait se rapprocher, Grimes, être plutôt têtu et taiseux va se retrouver, contre son gré, au centre d’une affaire sensible.

Au plateau Deborah Warner par son sens aigu du détail se plaît à ausculter chacun des treize personnages pour en révéler le moindre travers, la moindre faiblesse. Si individuellement certains demeurent compatissants et humains, l’effet de groupe les métamorphose en êtres néfastes. Grâce à une direction d’acteur très fine, aussi précise dans les moments intimes – comme dans l’émouvante scène ou Grimes de retour dans sa cabane prépare un peu brutalement son départ en mer avec son nouvel apprenti – ou dans les scènes de foule magnifiquement chorégraphiées – hallucinante scène du pub où les membres de la communauté entrent les uns après les autres en un vertigineux ballet – l’action se déroule sous nos yeux avec un intensité qui jamais ne retombe. A ce titre, le tableau de la débauche de l’acte III ou celui de la battue menée par une bande de hooligans pour mettre la main sur Grimes, le bouc émissaire par qui le scandale arrive, suivi par le tabassage d’un mannequin censé le représenter, glace les sangs.
Décors dépouillés de Michael Levine, costumes contemporains de Luis F. Carvalho et accessoires au réalisme cru, à l’exception de cette barque en lévitation et de ce matelot venu des airs et planant poétiquement au-dessus de ce marasme, participent de cette recherche d’authenticité et rendent à cette lecture âpre toute sa véracité, sous les beaux éclairages crépusculaires signés Peter Mumford.

Créé au Teatro Real de Madrid en 2021 et monté à Londres un an plus tard, ce spectacle coproduit avec l’Opéra National de Paris arrive donc au Palais Garnier pour neuf représentations. Dans le rôle-titre, que l’on pourrait croire composé pour lui, Allan Clayton est exceptionnel. Ce n’est plus un chanteur que l’on voit jouer ici, mais un interprète habité dont la voix, les inflexions, l’entièreté du corps et de l’âme se sont fondus jusqu’à la plus complète identification. Boule de nervosité, de détresse et de douleur, le ténor déclame, bouge, invective, suscitant le doute sur sa nature profonde, ou la pitié, échappant tout d’abord aux accusations avant d’être définitivement rejeté et contraint au suicide. Robuste et fragile, insaisissable et désespéré, son Grimes occupe l’espace par sa présence animale, ses sautes d’humeur et les accents de fauve blessé qui sortent de lui lorsqu’il se sent traqué et incompris. Inoubliable dans la scène finale où il se retrouve seul face à lui-même et hurle son nom dans le vide, il donne la chair de poule avant de rejoindre lentement son embarcation pour un ultime voyage comme le lui a conseillé Balstrode… Maria Bengtsson déjà présente à Madrid, trouve elle aussi en Ellen le juste équilibre entre un chant sobre, sous contrôle qui va à l’essentiel et un jeu très étudié, à l’image de celui de Simon Keenlyside Balstrode remarquable de simplicité et d’efficacité, dont le timbre n’a rien perdu de sa beauté et de sa richesse. Comme à Madrid Clive Bayley est un solide Swallow, Jacques Imbrailo (le Billy Budd de Deborah Warner à Madrid en 2017) un Ned Keene extrêmement physique, Catherine Wyn-Rogers se délectant du personnage haut en couleurs d’Auntie et Rosie Aldridge de celui de Mrs Sedley, sorte d’inspectrice menant l’enquête. Impeccables elles aussi les deux nièces d’Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres, excellentes dans le quatuor du second tableau du second acte, sans parler des chœurs extraordinaires, minutieusement préparés par Ching-Lien Wu.

Le chef Alexandre Soddy est lui aussi la révélation de cette production : quelle maitrise de la direction d’orchestre, quel style, quelle technique pour restituer avec précision la clarté de ces grands ensembles si difficiles à mettre en place, le tout baigné dans un grand lyrisme. On ne joue pas Britten sans aimer profondément sa musique, aussi complexe que raffinée, qu’il faut comprendre et pénétrer viscéralement pour pouvoir la partager à ce point avec le public. Un spectacle à ne surtout pas manquer.

Allan Clayton (Peter Grimes), Simon Keenlyside (Captain Balstrode)

 

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François Lesueur
Après avoir suivi des études de Cinéma et d'Audiovisuel, François Lesueur se dirige vers le milieu musical où il occupe plusieurs postes, dont celui de régisseur-plateau sur différentes productions d'opéra. Il choisit cependant la fonction publique et intègre la Direction des affaires culturelles, où il est successivement en charge des salles de concerts, des théâtres municipaux, des partenariats mis en place dans les musées de la Ville de Paris avant d’intégrer Paris Musées, où il est responsable des privatisations d’espaces.  Sa passion pour le journalisme et l'art lyrique le conduisent en parallèle à écrire très tôt pour de nombreuses revues musicales françaises et étrangères, qui l’amènent à collaborer notamment au mensuel culturel suisse Scènes magazine de 1993 à 2016 et à intégrer la rédaction d’Opéra Magazine en 2015. Il est également critique musical pour le site concertclassic.com depuis 2006. Il s’est associé au wanderesite.com dès son lancement

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