On trouvera une analyse très précise de la mise en scène dans cet article du Blog du Wanderer :
https://blogduwanderer.com/2014/01/05/bayerische-staatsoper-2013–2014-eugene-oneguine-de-p-i-tchaikovski-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-krzysztof-warlikowski/
Je ne reviens pas sur les remarques émises alors car pour la troisième fois que je vois ce spectacle régulièrement repris à la Bayerische Staatsoper de Munich, je reste encore frappé par sa pertinence et sa justesse, sans qu’il ait pris une ride.
Certes, il s’appuyait à la création en 2007 sur une actualité différente : en 2005 était sorti le film « Brokeback Mountain » de Ang Lee, l’histoire d’un amour homosexuel dans l’Amérique profonde des années 1960 et de deux cow-boys, Jack et Ennis, déchirés entre leur passion et les choix sociaux qu’ils devaient assumer (mariage d’Ennis qui a deux filles, mais qui se délite), et l’histoire se terminait tragiquement, entre meurtre homophobe de l’un et isolement social et suicide de l’autre.
Warlikowski reprend de cette histoire le contexte, transposant l’histoire de la Russie du XIXe à l’Amérique du XXe, où les cow-boys sont un symbole mâle affirmé, ici détourné dans une société traversée par les questions d’identité sexuelle, du cow-boy aux Chippendales.
Ce que Warlikowski raconte, c’est l’histoire d’un Onéguine qui passe le jour pour un homme à femmes et qui la nuit vit sa vie dans les cercles gays. C’est l’histoire de ces doubles vies gâchées par la convention sociale, transposée dans une Amérique mythique qui ferme les yeux pour mieux fusiller quand elle les ouvre.
Évidemment, il s’appuie sur la vie d’un Tchaïkovski lui-même homosexuel et déchiré entre son être profond et son être au monde social, d’autant qu’Eugène Onéguine ouvre, en 1879 la série de ses grands opéras ; et que son écriture est traversée par son mariage malheureux avec Antonina Milukova et la révélation à lui-même de sa propre homosexualité.
On a toujours beaucoup glosé sur la relation profonde entre Lenski et Onéguine, sur la question de la solitude des trois personnages principaux, entre une Tatiana amoureuse et repoussée, et les deux amis qui s’entretuent inutilement en duel.
Warlikowski tire la ficelle et déroule une trame qui s’intéresse vraiment à Onéguine et à sa personnalité. Curieusement, peu de mises en scène approfondissent le personnage, et c’est souvent Lenski qui intéresse plus, par sa fragilité, sa sensibilité, son excès même, ainsi évidemment que Tatiana, pour son parcours de jeune fille rêveuse à femme mûre. On préfère toujours lire une sorte de romantisme dans ce drame, pour éviter de poser les vraies questions.
D’Onéguine le plus souvent on se limite à voir le séducteur invétéré puni de sa superbe au troisième acte, sans jamais approfondir les motifs de son attitude, sans jamais le fouiller psychologiquement.
Il est vrai aussi que Tchaïkovski y aide beaucoup : avant le dernier acte, Onéguine n’a de présence qu’épisodique, vu par les autres et leurs projections sur lui. C’est le cas de Tatiana, dont la fête anniversaire est l’occasion de le montrer destructeur de toutes ses relations amicales et amoureuses sans qu’on n’en perçoive les motifs et sans que la plupart des mises en scènes ne fassent autre chose que de l’illustration de sa « méchanceté gratuite ».
En fouillant vraiment le personnage d’Onéguine et en le peignant en homosexuel réprimé qui va jusqu’à tout détruire des fragiles équilibres de sa vie (et de celle de ses plus proches), Warlikowski pose d’une part la relation entre l’homme Tchaïkovski et son œuvre et analyse d’autre part les mécanismes psychologiques qui peuvent conduire au drame.
Warlikowski s’interroge sur les motifs d’un comportement en s’appuyant sur celui de certains êtres qui pour masquer un secret profondément enfoui en eux, surjouent l’opposé de ce qu’ils sont. Ainsi le contexte américain né de Brokeback Mountain lui en offre t‑il l’occasion. Une société superficielle, noyée dans les fêtes où tout semble apparemment possible, mais qui s’affiche comme ce qu’elle n’est pas, en un jeu sur l’être et l’apparence au bord du volcan. Car pour mieux ménager ses effets, la mise en scène accentue la force du contexte, décor à la Hopper, costumes fin années 1960 ; peace love and sex avec pantalons pattes d’éléphant et télévision qui retransmet les premiers pas sur la lune. Tout cela n’est évidemment qu’anecdote et habillage d’une société américaine (mais sans doute pas seulement) plus coincée qu’elle n’en laisse paraître dans une fête de Tatiana où l’alcool coule à flot, où Triquet est plus ambigu que nature et où des danseurs version Chippendales exhibent leurs pectoraux. C’est l’évocation d’un passé de libération sexuelle qui est ici évoqué, plus qu’une époque précise (on pourrait aussi penser aux Village People de la fin des années 1970), l’idée de Warlikowski est de montrer que dans la société russe des années 1870 comme dans la société américaine un siècle plus tard, les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets.
Warlikowski accompagne parfaitement la trame du livret qui pendant le premier acte actes pose les personnages et notamment Tatiana, sans vraiment trop insister sur Onéguine et Lenski. Tout le premier acte montre avec tout autant d’acuité un monde de femmes, avec ses rêves, ses fantasmes, et aussi ses regrets : Warlikowski joue Olga/Tatiana face à Larina/Filipewna, en un « être et avoir été « qui montre des destins de femmes pas vraiment accomplis et des jeux de couples qui ne sont que des jeux, montrant aussi sans ambiguité les désirs féminins. Cette peinture du monde de femmes auquel fera pendant un monde d’hommes dans la scène du duel et la Polonaise du début du troisième acte jette aussi un regard assez cru sur la vérité des êtres et le monde des apparences, là encore.
La scène maîtresse, souverainement réglée est au deuxième acte la fête anniversaire de Tatiana, qui commence très gentiment et traditionnellement et qui s’achève en danse de folie et de mort. C’est un vrai chef d’œuvre de mise en scène (le cadeau du pingouin en peluche que nous décrivons dans le blog…), avec un sens des oppositions entre groupe et personnages singuliers, avec un suivi dans la foule un peu bigarrée des attitudes des uns et des autres, la manière que Tatiana a de se fondre dans la foule, ou la manière dont la fête évolue avec les cow-boys en exposition charnelle, qui annoncent (un peu) la suite.
Onéguine qui cherche à faire quelque chose, parce qu’il ne supporte pas de voir le couple Lenski/Olga et qui choisit de séduire Olga, pour rendre Lenski jaloux, pour l’obliger à souffrir comme il souffre. De fait, on voit Lenski de plus en plus perturbé de l’attitude d’Onéguine plus que de celle de la coquette Olga. Jeu de couples, échange de partenaires, solitudes croisées jusqu’à l’espace d’un instant Oneguine et Lenski dansant ensemble, premier « signe », de ce que le spectateur va découvrir dans la scène suivante. L’idée souveraine de cette scène, c’est de glisser de la vision traditionnelle de la jalousie croisée de couples hétéro en un règlement de compte de couple homo, ce qui éclaire et justifie alors de manière bien plus juste l’issue tragique qui va suivre, bien plus que dans les visions ordinaires.
La scène du duel qui intervient après l’entracte va donner une toute autre couleur à toute la deuxième partie : après la lumière, la nuit.
C’est un moment puissant, sortant totalement des canons habituels, puisque le lieu du « duel » est un grand lit central où dort Onéguine, pendant que Lenski médite, la dernière nuit avant la fin du couple, une fin voulue et écrite, la fin d’une relation impossible. Le spectateur découvre à la fin du deuxième acte la clef de la mise en scène, et une des clefs possibles de l’œuvre. Cela s’appelle un coup de théâtre.
C’est dans cet esprit que Lenski chante son Kuda Kuda (sublime). Veillant sur le couple, le personnage de Saretzki (témoin du duel dans la trame habituelle) ici chanté par le même interprète que Gremine, Gremine étant dans cette vision un autre membre de cette communauté homosexuelle plus ou moins clandestine. Le moment décrit est celui du constat d’une aporie, qui sanctionne l’impossibilité de la survie du couple Onéguine/Lenski : il n’y a pas de duel, mais un meurtre/suicide de Lenski qui ouvre son torse au revolver (unique) tenu par Onéguine, comme si il fallait que l’un ou l’autre disparaisse. Mais le coup de génie de Warlikowski, d’une infinie tendresse et d’une terrible cruauté, c’est de faire de l’élan de Lenski vers Onéguine un dernier élan d’amour et en même temps un élan suicidaire. Onéguine tente d’ailleurs de se suicider après, sans solution de rupture entre deuxième et troisième acte, puisque désormais, c’est la logique de la vérité des êtres qui est mise en lumière.
Toute la scène initiale du troisième acte avec la fameuse Polonaise, morceau de bravoure initial devient un cauchemar fantasmatique d’Onéguine, balloté entre la fin de Lenski, son secret, et la croyance que Tatiana peut le sauver de sa situation. Warlikowski joue sarcastiquement avec la vision de ces cow-boys érotisés qui tournent comme un vertige cauchemardesque autour d’Onéguine.
Les retrouvailles avec Gremine ont ce côté un peu gêné mais affectueux de retrouvailles avec un lointain passé intime où il apparaît que Gremine a réussi à se ranger, à sauver les apparences en épousant Tatiana, décidément égérie des gays comme une femme vouée aux renoncements, dans une sorte d’énergie du désespoir. La tendresse des retrouvailles entre Gremine et Onéguine est sans ambiguité : ils savent d’où ils viennent. Une fois encore par un jeu de microgestes Warlikowski dit la vérité des êtres.
Tout le troisième acte devient donc une sorte de révélation tout à la fois des vérités et des faux semblants. Onéguine tentant désespérément de conquérir Tatiana qui a fait un autre choix, de raison et en même temps de renonciation ce qui donne à leur dernière scène une violence et une urgence inouïes, bien plus forte que dans la vision « habituelle » car l’impossibilité est double, celle d’Onéguine de croire qu’avec Tatiana il se sauvera de sa vérité et Tatiana qui aime en Onéguine l’amour impossible. La force de Warlikowski est de montrer dans l’œuvre tous les ressorts secrets possibles et le jeu de dupes qui la sous-tend, aucun des personnages sinon Tatiana au début dans sa lettre, n’étant capable de vivre sa « vraie » vie, choisie et assumée. Et même Tatiana, après sa lettre et la réponse terrible d’Onéguine, choisit d’enfouir son âme et de la couvrir de cendres.
La force intacte de ce spectacle réside dans une vision qui s’appuie sur la vérité de Tchaïkovski, (qui l’a mené au suicide), sans en faire une vision historiée et lourde, mais qui au contraire traverse les époques, montrant que même aujourd’hui encore, l’idée qu’on a de soi-même, la vision de soi au miroir, peut conduire à la destruction totale, plus peut-être que les interdits sociaux.
Onéguine, homosexuel qui se cache derrière un goût effréné de la séduction, voit dans cette posture un masque qui préserve son ego, l’image qu’il a de lui-même, au prix de détruire tout ce qui l’entoure pour se sauver, y compris celui qu’il aime, parce qu’il ne supporte pas l’idée même qu’il l’aime. Mais derrière les masques, quand tout est détruit, la maquillage finit par fondre. Visconti dans Mort à Venise montrait un Aschenbach qui ainsi se fissurait de la même manière (le film remonte d’ailleurs à la même période que celle décrite dans la production munichoise– 1971)
Dans ce travail encore aujourd’hui exceptionnel, Warlikowski se montre un chirurgien impitoyable des âmes, se servant de cette Amérique aux cow-boys ambigus comme une sorte d’anesthésiant, tout comme Tchaïkovski dissimulait par le spectacle (fête de Tatiana, puis polonaise) la plongée dans la vérité des âmes.
Il a bien réussi parce que peu de mises en scène de l’opéra essaient encore aujourd’hui de plonger dans cette vérité, choisissant au mieux de laisser planer des doutes sur chacun : Warlikowski préfère la chirurgie à la chirurgie esthétique.
Aussi remarquable la grande tenue musicale de l’ensemble, malgré un système de répertoire qui ne laisse que peu de temps aux répétitions où seuls Larissa Diadkova, Günther Groissböck et Kevin Conners avaient déjà chanté dans cette production.
L’ensemble de la distribution pour l’essentiel renouvelée est non seulement équilibré, mais montre aussi un engagement vocal et scénique notable.
Dans les rôles de complément, Madame Larina est une bonne Lindsay Ammann, membre de la troupe, tandis que Filipevna est tenue par l’inusable et encore étonnante Larissa Diadkova, remarquable d’accents et de présence vocale… une sorte de légende.
Aleksey Kursanov et Nikita Volkov complètent une palette de petits rôles très homogène et sans aucun accroc.
Olga est la très fraîche et très juste Victoria Karkacheva, qui offre vraiment une très jolie prestation, pendant léger de la plus rêveuse Tatiana tandis que Monsieur Triquet est un autre habitué, membre historique de la troupe, Kevin Conners, vocalement intéressant parce qu’il use de sa voix actuelle (un peu fatiguée) pour composer un personnage aux accents vraiment justes, à la fois caricatural et émouvant. Très belle composition.
Avec Günther Groissböck en Gremine, on est en terrain connu et le triomphe du chanteur est immédiat. Non seulement il est le personnage voulu par la mise en scène, mais il chante aussi avec ses qualités habituelles de diction et d’accents, avec une voix qui reste puissante et très affirmée.
Mais la question est celle du timbre, qui n’est pas celui d’un Gremine : il faut une basse plus profonde, plus sonore aussi, et Groissböck malgré ses qualités éminentes qui emportent l’adhésion du public reste en deçà du format vocal requis. Ce qui fait Gremine, c’est plus la profondeur que les aigus, et dans ce personnage, il lui manque d’une certaine manière, la voix de l’imaginaire : il est trop direct, trop immédiat et son air du troisième acte techniquement impeccable manque une cible, celle de la vérité.
Bogdan Volkov en Lenski porte en lui de manière innée la voix de l’imaginaire… Avec un phrasé impeccable et une diction de rêve, en posant une voix qu’on pourrait estimer trop « petite » pour le rôle, il stupéfie, son air Kuda Kuda est œuvre d’art, avec les accents, avec un contrôle de chaque nuance, avec un sens du texte admirable. Tout le personnage est dessiné, dans sa violence rentrée, dans sa sensibilité exacerbée, dans son incapacité au contraire d’Onéguine, à dissimuler ses blessures. Il est littéralement bouleversant. Un sommet du genre qui confirme quelle place cet artiste est en train de conquérir sur les scènes.
Elena Guseva que Serge Dorny avait déjà sollicitée à Lyon dans Tosca et dans L’Enchanteresse est une Tatiana vibrante, qui remporte auprès du public un très grand succès. L’air de la lettre est conduit avec une grande intensité, une grande sensibilité, et le personnage est bien conduit, notamment dans un troisième acte qui lui va mieux encore. Il manque peut-être à ce personnage un tout petit degré pour atteindre les Tatiana de légende : elle a l’intensité, elle sait aussi chanter la fraicheur et l’espoir, pourtant, on n’entend pas toujours dans cette voix des échos plus profonds, plus personnels, un univers déchiré qui se dessinerait. Mais c’est bien peu de choses face à une très belle performance.
Roman Burdenko en Onéguine ne pose pas de problèmes vocaux, mais son interprétation reste assez routinière et sans couleur. Autant le personnage est sculpté par la mise en scène qui le fouille jusqu’au sang, autant on trouve ici une interprétation propre mais sans grand engagement, à la limite indifférente, un Onéguine parmi d’autres qu’il pourrait chanter dans n’importe quelle autre production, alors qu’il devrait être plus déchiré, plus engagé, plus charnel. Comme si la productionil le désarçonnait un peu. C’est dans cette distribution un maillon un peu en deçà des exigences de mise en scène, qui auraient dû exacerber ce chant.
Bonne performance du chœur préparé par Stellario Fagone : il est vrai aussi qu’il a cette production en mémoire. La scène de la fête de Tatiana garde toujours beaucoup de relief.
Timur Zangiev fait partie de cette nouvelle génération de chefs plutôt intéressants et lui confier cette reprise était pleinement justifié. Dans une représentation de répertoire, il y a peu de répétitions d’orchestre, et surtout la découverte d’une production avec ses rythmes propres peut aussi perturber l’approche. Mise en scène et direction doivent fonctionner ensemble pour faire respirer le spectacle : le concept de Gesamtkunstwerk ne vaut pas seulement pour Wagner. Il faut reconnaître que Zangiev a su épouser la production, et surtout il a su travailler avec les nuances voulues, réussissant à obtenir de l’orchestre des pianissimi étonnants, et une très grande subtilité. Le son est transparent, fluide, le plus souvent élégant et il a réussi à faire de cette première fois dans la fosse munichoise une vraie promesse. Certes, on ne peut attendre un travail totalement ciselé qui montre une osmose absolue entre production et direction, mais en cette dernière représentation de la série, on a noté un véritable engagement et une direction qui réussit à homogénéiser avec grande efficacité l’ensemble, avec un Bayerisches Staatsorchester dont les qualités ne sont plus à prouver et qui reste le sang et la sève de ce théâtre.
Il en résulte un Eugène Onéguine qui garde sa force première, qui sait résister à toutes les distributions, et celle-ci est l’une des meilleures. Cette production reste après tant d’années, une des productions maîtresses de cette maison : quelle joie, en quelques jours de voir la première mise en scène de Warlikowski à Munich, et sa toute dernière (Didon et Enée/Erwartung que nous évoquerons sous peu) et quelle émotion d’entendre vibrer Tchaïkovski toujours avec la même urgence.
Rappel :
Article du Blog du Wanderer sur cette production paru en 2014
https://blogduwanderer.com/2014/01/05/bayerische-staatsoper-2013–2014-eugene-oneguine-de-p-i-tchaikovski-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-krzysztof-warlikowski/