Henry Purcell (1659–1695)/Arnold Schönberg (1874–1951)
Dido and Aeneas/Erwartung (1688–89/1909–1924)
Livret de Nahum Tate/Marie Pappenheim
Interlude pour Dido and Aeneas-Erwartung composé par Pawel Mykietyn

Dido and Aeneas, opéra en trois actes,  créé à la Boarding School for Girls, Chelsea, Londres en décembre 1689
Erwartung, Monodrame en un acte,  créé au neues Deutsches Theater à Prague le 6 juin 1924 sous la direction d'Alexander Zemlinsky

Direction musicale : Andrew Manze
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Kamil Polak
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp/Katharina Ortmann

Dido/Eine Frau : Ausrine Stundyte
Aeneas : Günter Papendell
Belinda : Victoria Randem
Venus : Rinat Shaham
Sorceress : : Key'mon W. Murrah
First Witch : Elmira Karakhanova

Opernballett der Bayerischen Staatsopern :
Aaron Amoatey, Erica D’Amica, Ahta Yaw Ea, Amie Georgsson, Moe
Gotoda, João da Graca Santiago, Serhat Perhat, The Thien Nguyen

Bayerisches Staatsorchester
Continuo :
Jacopo Sabina Theorbe
Giulia Cantone Guitare baroque
Jakob Spahn Violoncelle
Patrick Milne Clavecin

Choeur supplétif de la Bayerische Staatsoper
Direction : Stellario Fagone

Interlude
Musique Paweł Mykietyn
Chant Maria Magdalena Gocał
Ingénieur du son et mixage : Jarosław Regulski

 

Munich, Nationaltheater, dimanche 29 janvier 2023, 17h (Première)

Pour Serge Dorny, qui aime ce type de projet, il y avait une sorte de défi à proposer une soirée composée de Dido and Aeneas et Erwartung, chaque œuvre située d’un bout du spectre lyrique à l’autre, l’une à la naissance du genre et l’autre au seuil d’un XXe siècle de bouleversements et pas seulement dans le domaine musical…
Conçue comme une œuvre unique, donnée sans entracte, la production pose évidemment des problèmes moins scéniques que logistiques (entre les deux œuvres, l’orchestre triple de volume et il faut bien installer les musiciens) et musicaux tant les deux univers semblent au départ irréconciliables. Il fallait donc penser l’ensemble et c’est ce à quoi s’est attelé Krzysztof Warlikowski, proposant une vision fascinante de bout en bout faite de sublimes images, qui a enthousiasmé le public munichois, mais posant aussi des questions existentielles sur la fonction du mythe, la mort, l’amour et la solitude. Mais il construit surtout une énième figure d’héroïne tragique, en lien avec d’autres qui peuplent le monde des tragédies, avec les mêmes constats et les mêmes obsessions comme si se tissait une famille implicite de destins détruits. Ainsi Warlikowski construit un parcours mortifère qui est en même temps autopsie, l’autopsie patiente, rigoureuse, pointilleuse et cruelle de l’héroïne tragique. C’est un chemin poétique, irrationnel et aussi très enneigé, de cette neige qui enveloppe le monde comme un linceul.
Alliant exigence, intelligence et imagination, il triomphe. 

 

Et c’était un enlisement, où machine et voitures allaient disparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le silence frissonnant de cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul.
Emile Zola, La Bête humaine.

 

La question n’est pas celle de Didon, du moins celle que nous transmet l’imaginaire de la légende, on est d’ailleurs loin de Carthage. Le décor unique de Malgorzata Szczęśniak a pour fond une forêt et au premier plan quelques arbres.
C’est ce cadre forestier qui détermine la couleur de l’ensemble, et la forêt, c’est à la fois un rêve d’héroïne tragique (Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts, Racine, Phèdre, Acte I, sc.I), mais c’est surtout le décor d’Erwartung… C’est donc Erwartung qui donne son sens à l’ensemble du spectacle, Erwartung, un monodrame dont le résumé dans Wikipedia commence ainsi : « Dans une forêt, une femme…».
Or Warlikowski a déjà travaillé sur un opéra dont l’héroïne est « une femme », c’est La voix humaine de Poulenc, au Palais Garnier en 2015, encore une histoire de femme abandonnée par son amant, une sorte d’Erwartung en plus policé.
Et La voix humaine fonctionnait alors en diptyque avec Le Château de Barbe Bleue de Bartók, l’histoire d’un homme et d’une femme sur fond de conte de Perrault, histoire d’interdit, de transgression, de passage d’un état à un autre, une histoire de mort aussi.
Comme dans le diptyque de 2015, on trouve donc ici une femme, anonyme, et une autre, nommée.  En 2015, Judit (avec toute la connotation biblique), et en 2023, c’est Didon (avec toute la connotation mythologique).

Du topos mythologique et opératique au projet warlikowskien

Ce qui intéresse ici c’est l’alliance d’une histoire de malheur anonyme de la femme ou d’une femme délaissée, dans un univers trouble (on dirait glauque aujourd’hui) sur les bords de la psychose et d’une histoire mythologique rebattue, sorte d’emblème de la femme abandonnée.

Andrea Sacchi, Didone abbandonata, vers 1640, Musée des Beaux Arts de Caen

Si on connaît de Purcell Dido and Aeneas, dès les débuts du genre lyrique c’est Didon abandonnée qui fait pleurer les foules (La Didone de Cavalli en 1641) et on compte une cinquantaine d’opéras du XVIIIe intitulés Didone Abbandonata qui utilisent le livret de Metastase de 1724. Derrière Didon, c’est le topos de la femme abandonnée qu’il faut reconnaître, un topos qui éclaire les tout débuts du genre lyrique, puisque Monteverdi avait composé un an après l’Orfeo un opéra L’Arianna dont il nous reste le lamento (1608), sorte de premier monologue de l’abandon.

La fonction du mythe est de fixer par une image mentale ou littéraire une situation d’une humanité au total ordinaire. Et Didon amoureuse éconduite, comme la femme de Cocteau et Poulenc ou celle de Marie Pappenheim et Schönberg ne seraient alors que des héroïnes ordinaires, comme l’innocente Ariane abandonnée par le volage Thésée (un motif habituel du héros très occupé qui part vers des exploits qu’on retrouve dans le motif du départ de Siegfried au lendemain de son union avec Brünnhilde ).
Avec Didon, si la tradition n’a gardé que le motif de la femme abandonnée, énième avatar de la fameuse défaite des femmes à l’opéra, on ne relève pas forcément une donnée supplémentaire, qui amène Dante à envoyer Didon dans son Enfer aux côtés de Paolo et Francesca (Chant V), qui est la culpabilité d’avoir , par son amour d’Énée, trahi son époux Sychée, auquel par-delà la mort elle avait juré fidélité.
Enfin, donnée ultime, l’amour de Didon est aussi intéressé, cet Énée héroïque étant un bras bien utile pour défendre la jeune Carthage contre les hordes ennemies.  Un peu comme Lohengrin uni à Elsa devenant bras armé du Brabant…
Le mythe est donc complexe, et donne l’occasion à Virgile de faire de ce séjour carthaginois d’Énée une sorte de délices de Capoue où le héros et ses hommes se laisseraient détourner du but ultime, l’Italie. Didon ne serait alors qu’une resucée de Circé ou de Calypso dans L’Odyssée. Mais personne n’a écrit au moins à ma connaissance d’opéras sur Circé ou Calypso abandonnées.
Didon est donc particulière : une figure féminine de pouvoir, ce qui est rare, une colonisatrice, ce qui l’est plus encore, une figure de veuve fidèle par-delà la mort, ce qui achève le tableau édifiant. Plus contemporain, ce que relève Warlikowski, c’est que, partie de Phénicie sur un esquif traversant ce bras de Méditerranée, elle débarque sur la rive africaine comme une réfugiée moderne, sans terre, sans maison, mais avec un passé. L’histoire et le passé, c’est ce qui reste aux réfugiés.
C’est beaucoup pour un seul mythe, un mythe qui laisse peu d’espace à Énée, arrivé là par hasard et au départ pas vraiment responsable de tout ce qu’on projette sur lui. D’ailleurs chez Purcell, c’est Didon, Belinda et les sorcières qui occupent l’essentiel de la pièce, et pas vraiment Énée. Énée, même chez Purcell est plus un objet de fantasme qu’un véritable héros, et même dans ses protestations d’amour, il reste vraiment fade.
Ainsi donc l’histoire de Didon est un haut lieu symbolique d’une femme à la psychè fragile, qui vit en quelque sorte l’abandon qu’elle a elle-même fait « vivre » à son mari mort : après tout, Sychée pourrait aussi être le héros d’Erwartung… L’homme trahi par-delà la mort, mais l’opéra ne s’intéresse pas à la défaite des hommes…

Didon abandonnée est d’abord Didon abandonnant sa patrie (elle quitte la Phénicie car elle se sent en danger) et son mari (qu’elle trahit en tombant amoureuse d’Énée).

La déprime : Ausriné Stundyté (Didon), Victoria Randem (Belinda reprise aussi en vidéo (avec lavabo et kitchenette)

Il y a effectivement de quoi déprimer et passer de la vie à la mort, et tisser à partir de cette trame un fil logique et historié de Didon à La femme d’Erwartung.
Ce qui rend passionnant le travail de Warlikowski, c’est justement la manière qu’il a de charger cette Didon, cette femme qui se met à aimer la mauvaise personne, le mauvais choix (non pas parce qu’Énée serait mauvais, mais il est être de passage), et qui comme toutes les héroïnes tragiques, essaie d’aller jusqu’au bout.

Warlikowski a naguère travaillé sur Phèdre, et sur Médée, qui sont aussi (pas seulement) des tragédies du mauvais choix.  Il y a d’ailleurs dans cette image de Didon isolée et enfermée quelque chose de la Phèdre de Racine, qui est enfermée et n’ose se présenter au Soleil, son aïeul.
N'allons point plus avant, demeurons chère Œnone,
Je ne me soutiens plus, mes forces m’abandonnent
Mes yeux sont éblouis du jour que je revois…
Racine, Phèdre, Acte I sc.I

La surprise qui nous est ménagée est donc cette Didon à l’abandon, la Didon enfermée que propose immédiatement Warlikowski. Pas la Didon abandonnée des opéras baroques, ou celle des tableaux aux yeux révulsés, pas celle majestueuse qui monte au bûcher chez Berlioz en chantant « Adieu, fière cité » mais une Didon déjà à la dérive, affalée sur son divan, pas trop bien habillée, ni trop bien coiffée, une Didon qui ne fait pas envie dès le lever de rideau.
On est loin de la Reine fière d’un pays émergeant. La Didon qui ici séjourne à l’orée de la forêt est déjà prête à faire le saut, dans cet espace d’isolement qu’est l’espace intérieur où elle attend on ne sait quoi.

Didon (Ausriné Stundyté) et l'extérieur coloré (ou menaçant en arrière-plan)

L’argument très bref du programme de salle affirme clairement que tous ces êtres sont des réfugiés, des êtres de passage alors l’espace est à la fois impressionnant et fragile.
Cet espace conçu par la géniale Malgorzata Szczęśniak est unique et multiple, augmenté par la vidéo, c’est une sorte de grande caravane ou un wagon sans roues, perdue dans une forêt comme pour un voyage immobile, divisée en un salon  (lieu de réception et d’exposition) et une salle à manger flanquée d’une kitchenette et du traditionnel lavabo,  lieu emblématique de l’intimité warlikowskienne. Nous sommes dans un espace séparé du monde, mais pas clos (nombreuses fenêtres) un espace de la solitude mais vu de tous, une solitude en exposition renforcée par la vidéo en live très castorfienne. Face à cet intérieur, un extérieur forestier traversé d'abord de silhouettes et d'ombres (chasseurs ? poursuivants ? menaces ?), puis bientôt de personnages colorés, qui rappellent que l'œuvre de Purcell était aussi un divertissement.  Cet espace extérieur magnifiquement éclairé par Felice Ross semble modelé par Didon, une projection mentale d’un monde coloré là où elle vit une existence sans couleurs.
En fait au-delà des personnages et des interventions extérieures, nombreuses, Warlikowski laisse l’impression que Dido and Aeneas est un monologue entrecoupé, d’une sorte de mise en scène de la fin d’une femme. Alors le monde extérieur qui l’entoure ou l’étouffe semble vaguement agressif, elle ne peut s’y identifier ni y adhérer.

Le monde extérieur, vu par Didon

Un monde qui surtout semble s’amuser là où elle se morfond ; un monde de diversités où tous seraient des réfugiés, mais d’une certaine manière qu’importe : tout cela est flottant, fragile, éphémère, et irréel… C’est l’ailleurs, l’Autre. Ce qu’on refuse.
La Didon qui nous est proposée est une Didon rabat-joie, en malaise. Telle Phèdre, elle est déjà amoureuse, ravagée par la passion, et déjà en deuil d’elle-même. Elle est déjà coupable, et donc déjà condamnée, dès ses premières paroles :
Ah ! Belinda, I am prest
With torment not to be Confest, Peace and I are strangers grown. I languish till my grief is known, Yet would not have in guess'd
((Ah ! Belinda, je suis tenaillée
D'un tourment que je n'ose confesser
J'ai grandi sans connaître la Paix.
Je languirai tant que ma peine ne sera pas connue, Et cependant je ne voudrais point qu'on la devine.))

Warlikowski va donc au travers de ce destin de femme qui, dit-il ressasse de vieilles histoires, nous montrer un parcours suicidaire où la trame de Purcell est une sorte de danse macabre qu’elle va se jouer à elle-même. C’est pourquoi j’emploie le mot de monologue où chaque intervention extérieure, chaque dialogue est une sorte de coupure, de rupture, de break (j’emploie le mot à dessein car il a son importance dans la soirée). Dans son monde, Didon est absence. Alors le monde extérieur va être justement plus cru, plus fou, plus fantasmé : il ne pourra correspondre à ce que vit la femme et à ce qu’elle voudrait en faire…

Didon (Ausriné Stundyté), Énée (Günter Papendell)

En même temps, rien ne dit dans cette vision qu’Énée ou celui qui fait figure d’Enée, soit amoureux, ait même songé un instant à l’être, peut-être face à cette femme qui sombre donne-t-il simplement le change. Ce que nous montre Warlikowski c’est une montatura  (comme disent les italiens) à partir d’un fait de hasard. Didon s’est monté la tête, elle s’est raconté une histoire.
On a glosé sur cet Énée qui arrive dans une voiture collector.
Nous avons rappelé quel rôle réduit joue Énée dans l’opéra, et quelle place au contraire prend l’agitation mentale de Didon dans son dialogue avec Belinda. Cette agitation, on la note à nouveau dans son dialogue final avec Énée qu’elle pousse à partir, qu’elle chasse presque pour avoir l’espace d’un moment songé à la quitter.
Elle est passée de l’amour caché et coupable à l’exigence d’un amour absolu et soumis. Autrement dit une totale instabilité mentale, aux prises avec une passion presque hallucinatoire. Le monde autour ne prend plus sens, à supposer qu’il en ait eu.

Dans la forêt, les voitures peuvent tomber en panne

L’Énée de Warlikowski arrive au fond de la forêt dans cette voiture qui tombe en panne (c’est normal, une voiture de collection, c’est fragile, à moins que ce ne soit qu’une vieille voiture d’un pauvre errant, mais c’est tout aussi fragile) et Énée sort pour essayer de réparer il ouvre le capot regarde le châssis en dessous. Rien d’absurde, car dans la légende Énée arrive rejeté par les flots par hasard à Carthage, et c’est le hasard qui l’amène chez Didon, dans l’attente que tout se calme et qu’on reparte. Même hasard ici, cet Énée tombe chez cette femme qui va projeter sur lui un possible avenir, en tissant elle-même la toile d’araignée qui va la rendre prisonnière.

"Les perturbateurs": Key'mon W. Murrah (Sorcière) et Elmira Karakhanova (First witch/première sorcière)

Du même coup tous les personnages de l’opéra, Venus, ou les sorcières, prennent corps comme personnages maléfiques qui surgissent dans un espace mental, dans un univers rempli d’éléments perturbateurs, danseurs,  sortes de squatteurs qui s’installent dans ce coin de forêt (tables et chaises de camping…) comme ces gens de passage qui viennent troubler quiétude ou méditations, les emmerdeurs en somme, composant un monde qui dérange, d’où leur aspect fantaisiste, caricatural , totalement hors de propos pour Didon.
Même l’espace intime de Didon, cette caravane sans roue, cet Algeco aménagé, lui aussi sent le provisoire, le passage, mais en même temps avec ses fauteuils et ses divans à trois sous il a malgré tout quelque chose de pauvrement gemütlich diraient les allemands tout en respirant la fragilité et une certaine impersonnalité. On y voit Énée se laver au lavabo et se faire propre (après s’être sali à réparer le véhicule ?), on y voit aussi une Belinda vive, jeune, une sœur qui serait Didon en négatif et qui reste perplexe devant la situation de « la femme ». Belinda reste son seul lien avec l’extérieur qui dans le système de Didon, va la rendre  forcément la traitresse, parce qu’elle est la plus proche.

 

Déjà, Purcell…

Dido and Aeneas est un opéra en trois actes, chaque acte est très bref et on en arrive vite à la mort.
Au premier acte Didon, est murée dans son silence, poussée par Belinda vers l’amour :

BELINDA :
Pursue thy conquest, Love ; her eyes confess the flame her tongue denies.((Amour, poursuis ta conquête ; ses yeux
Avouent la flamme que sa langue dément.))
Au second, c’est le fameux épisode de la chasse (qui convient bien au décor de forêt) qui est la déclaration d’amour mutuelle et en même temps l’intervention des sorcières qui vont remettre Énée sur son chemin italien.
Didon a entraperçu la possibilité de l’amour, mais elle a aussi entraperçu qu’Énée était, l’espace d’un instant, décidé à partir. Alors l’acte III est celui des comptes : il n’y pas d’amour heureux, ni fiable, ni absolu. Et d’ailleurs, l’amour partagé existe-t-il ? Ce n’est qu’une maladie solitaire qui vous ronge. Mieux vaut mourir. Énée est poussé à partir, chassé même (on avait bien dit qu’il n’était pas le bon choix), et Didon meurt.
A‑t‑elle été vraiment abandonnée comme elle le dit elle-même,
And let forsaken Dido die.
((Et laissez mourir Didon abandonnée))

Warlikowski nous laisse comprendre qu’elle a construit son abandon, qu’elle l’a mis en scène. À supposer même qu’il y ait un amour naissant dans le couple, elle a fait en sorte depuis le début de le faire mourir. Elle construit son mythe de femme abandonnée, comme pour exister, face à elle-même, au miroir.
Didon est en quelque sorte la mort, dès le départ et Belinda est la vie, intermédiaire entre extérieur et intérieur. C’est pourquoi Didon va la voir comme celle qui la trahit avec Énée, qui lui vole sa propre vie, sa « possibilité d’une île ».
Dans le monde qu’elle est en train de vivre, il n’y a plus d’autre logique que sa propre déchéance, que sa propre solitude où tout ce qui n’est pas elle est un ennemi. Si Énée part, c’est forcément pour une autre, et forcément pour sa plus proche, Belinda : et ainsi se construit la logique qui préside à Erwartung.

Chaque paysage est un état d'âme : Venus (Rinat Shaham), Sorcière (Key'moon W.Murrah), Première sorcière (Elmira Karakhanova)

« Chaque paysage est un état d’âme » disait Henri-Frédéric Amiel au milieu du XIXe et c’est bien ce paysage là qu’a construit Malgorzata Szczęśniak , notamment avec l’utilisation progressive de la chute de neige, qui rappelle le dernier spectacle théâtral de l’équipe, L’Odyssée, une histoire pour Hollywood, vu l’an dernier à Paris et Clermont-Ferrand, dans la scène centrale et emblématique de l’entrevue entre Heidegger et Hannah Arendt, qui s’achevait par une chute de neige qui fixait à jamais le fossé entre les deux personnages.
Ici la neige tombe dans la première partie et enveloppe la forêt dans la seconde. La chute de neige (magnifique tableau métaphorique) est annonciatrice d’un monde qui va se fixer, c’est un mouvement vers l’arrêt qui va être comme on dit (voir la citation de Zola en exergue) un linceul.
Alors, Warlikowski va, à la suite de tant et tant de peintres, se donner le plaisir et le luxe de montrer sa propre Mort de Didon, dont la chute de neige est prémonitoire.  Toute cette première partie est un Chant du cygne, et pas seulement l’air fameux

When I am laid in earth, May my wrongs createNo trouble in thy breast ; Remember me, but ah ! forget my fate.((Lorsque je serai portée en terre,
Que mes torts ne créent pas
de tourments en ton sein ;
Souviens-toi de moi ! mais, ah ! oublie mon destin. ))

Didon (Ausriné Stundyté), Belinda (Victoria Randem)

Une mort d’autant plus emblématique qu’elle ne marque pas une fin, mais un passage et tout va être mis en scène pour nous montrer ce passage, qui est passage d’un état à un autre, d’une œuvre à une autre et aussi d’une langue à une autre.
Il y a dans ce moment quelque chose de hautement ritualisé où Warlikowski, qui n’a cessé jusqu’ici de faire de cette Didon une femme en marge et presque démythifiée, va reconstituer un rituel qui nous renvoie au monde des mythes.
Tout a du sens dans ce moment qui me semble l’un des sommets du spectacle et peut-être l’un des moins compris.
D’abord, ce moment a un motif technique, logistique : on va passer d’un opéra dont l’orchestre est réduit à vingt-cinq musiciens  (avec le chœur dans la fosse) à un orchestre de quatre-vingts, sans rupture, dans une solution de continuité puisque le spectacle est un et qu’il ne doit pas être visuellement interrompu. Cela suppose que l’installation de l’orchestre pour le Schönberg soit discrète et que l’œil du spectateur soit pris par ce qui se passe sur le plateau.
Après remember me de Didon qui est son Chant du cygne , son reste de chaleur tout prêt à s’exhaler ((Racine, Phèdre, acte I, sc.III )) qu’elle chante hors de son espace, dans cet extérieur qu’elle n’a cessé de fuir tout au long de cette première partie, Belinda la revêt d’un sac de couchage rouge, qui évidemment rappelle un sarcophage, d’autant qu’elle apparaît allongée, comme enveloppée dans ce « linceul rouge », de ce rouge d’une passion vécue, mais qui l’a rongée.

Breakdance et sarcophage

Qui dit sarcophage, dit rituel funéraire qui renvoie notamment à l’imaginaire égyptien.Ce qui rend cette scène passionnante c’est que plusieurs imaginaires vont se rencontrer et se superposer.
Dans l’imaginaire égyptien, la mort est un passage d’une rive à l’autre (du Nil) où le mort va vivre une autre vie.

 Départ vers "l'autre vie"

Tout le rituel funéraire consiste à préparer le mort à ce passage vers l’autre vie en accumulant dans sa tombe ce qui est nécessaire pour sa vie de l’au-delà, momification comprise, mais aussi décoration des tombes, textes sacrés etc… Les murs des tombes sont couverts de hiéroglyphes (mot à mot, écriture sacrée, graffiti sacré).
Et cela nous amène à l’autre imaginaire qui va nous être suggéré par la vidéo, ce qu’on raconte du passage de la vie à la mort, une sorte de tunnel avec un point lumineux au bout, qui va illustrer toute la scène.

Le tunnel… Ausriné Stundyté (Didon)

Ce tunnel, sorte de couloir est couvert de graffitis et conduit vers la lumière finale dans un mouvement à la fois répétitif et immobile (un peu comme la caravane sans roue où Didon vit prostrée) qui semble avancer et rester fixe (vidéo très réussie de Kamil Polak). D’un côté on pense aux corridors des tombes égyptiennes qui conduisent aux chambres funéraires avec leurs hiéroglyphes, mais aussi par les graffitis, à nos rues, aux murs de nos cités, un espace très actuel cette fois, en liaison avec la musique explosive qu’on entend.
Cette musique de Pawel Mykietyn, le compositeur habituel de Krzysztof Warlikowski notamment dans ses productions théâtrales, est répétitive, circulaire, telle la vidéo, elle est tout mouvement (accompagnée magnifiquement par les danseurs du corps de ballet) et n’avance pas (toujours cette idée d’un mouvement immobile), mais elle vibre, elle secoue, elle agace sans doute l’amateur de Purcell et de Schönberg, d’autant qu’elle ose sonner dans un lieu inadéquat et accompagner une troupe de danseurs (du Ballet de l’Opéra de Munich) qui font de la Breakdance.
Break-dance, littéralement, danse de coupure, d’interruption (on connaît l’expression faire un break). Ici il faut prendre à la fois break-dance dans son sens propre de moment de coupure, parce que c’en est un, et à tous les étages, stylistiques, technique, théâtral et musical mais aussi dans le sens habituel qu’on donne à cette danse née aux Etats-Unis depuis les années 1970 ou 1980, danse acrobatique populaire ( à lier avec les graffitis qu’on voit sur les murs dans la vidéo) et qui va se développer en Europe durant les années 1980.

Le volume de la musique de Pawel Mykietyn rend aussi discret que possible les changements de l’orchestre en fosse (on en revient au premier point logistique) mais en même temps Warlikowski réussit à créer le lien entre les deux parties du spectacle, en faisant appel à un triple imaginaire culturel, l’un, historique, des rituels funéraires de l’Égypte ancienne pour qui vie et mort sont deux vies parallèles de chaque côté d’un fleuve,  celui beaucoup plus récent des expériences de mort clinique dont certains sont revenus et qu’ils ont pu raconter et enfin le troisième, l’imaginaire de l’univers de la Breakdance, perturbateur en diable dans une salle d’opéra, mais dont la violence  illustre le momentum, comme un séisme avant un basculement.
De tous côtés, il y a voyage. Et en introduisant cet univers-là, Warlikowski crée les conditions d’une rupture, mais très subtilement Schönberg va apparaître après la Breakdance comme singulièrement conforme, classique, sage alors qu’il n’est pas encore toujours entré dans le quotidien de l’amateur d’opéra.

Mais d’une certaine manière, on a encore et toujours un voyage immobile, circulaire, mouvementé et fixe.

Mouvementé parce que ce tunnel du temps, ce tunnel de la mort qui ritualise le passage de Didon d’un côté à l’autre de la rive, avec un monde extérieur qui déjà vivait sans elle quand elle vivait (comme on l’a vu précédemment) continue d’exploser de vie (avec la danse, avec aussi Venus qui orchestre bruyamment le mouvement, pendant que l’amoureuse s’abstrait dans la mort, Venus orchestre la vie et l’amour des vivants…

Fixe, parce que le passage de Didon sur l’autre rive n’apaise rien, mais est pour elle continuation des souffrances (ou des fantasmes, ou des frustrations), fixe parce qu’aussi toujours seule, tandis que le monde continue sans elle…
Et ainsi, cette femme de Erwartung est Didon qui va dire ou chanter son Livre des morts.
Didon était vivante, mais morte au monde dans la première partie, elle va être morte, mais vivante dans la seconde, elle passe de vivante-morte à morte-vivante.

Et peu importe que ce qu’on voit ou qu’on va voir soit fantasme d’une âme perdue ou représentation post-mortem, la relation à la réalité est de toute manière celle du théâtre où tout est permis.

 

Du côté d'Erwartung

"De victimes moi-même à toute heure entourée", Ausriné Stundyté (Didon)

Une femme… La femme qu’on suit pendant ce spectacle d’1h45, qui traverse la première partie (Dido and Aeneas) et se cristallise en deuxième partie (Erwartung) va étrangement s’éveiller dans Erwartung, dans une intense vie post-mortem.
C’est le paradoxe de cette deuxième partie : notre Didon morte, qui s’affirme comme Didon (elle revêt une robe noire et dorée, assez monarchique), va être plus active dans les trente minutes de la seconde partie que dans l’heure de la première.
Nous avons dit plus haut que, comme les anciens égyptiens, cette Didon écrit à travers Erwartung son propre Livre des morts, c’est-à-dire sa propre recherche du point lumineux qui va donner sens à sa mort, laisser une trace, et donc donner aussi sens à sa vie, du moins le croit-elle.
La scène se disloque quelque peu puisque l’habitat se divise en deux parties et face à nous, ce qui était salon va s’affirmer lieu de rituel de mort. Car le premier acte de cette Didon new-look est d’abattre ceux par qui elle se croit trahie et une partie du monologue se passe entre les cadavres des deux amants qui me fait irrésistiblement penser à un autre vers de Phèdre :
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. (Acte I sc.III)

Le meurtre des deux a quelque chose de sacrificiel, c’est un rituel qu’elle doit à sa passion et à sa vie brisée, c’est tout aussi bien un banal crime passionnel, si l’on veut, mais vu la situation, quand on écrit son Livre des Morts, il faut garder sa grandeur, elle tue par-delà la mort comme la Didon vivante avait trahi Sychée par-delà la mort…
Les deux cadavres sont donc en exposition, face à nous, comme en vitrine dans cette niche telle qu’apparaît la maison du premier acte disloquée. La Didon blessée qui a décidé de mourir garde tout de même l’idée d’une vengeance post-mortem, ce qui dans les fantasmes comme dans les histoires mythologiques, est toujours possible.
Du même coup évidemment, le monologue de la femme éclaire ce qui précède d’une manière singulière. Cette Didon perdue dans la forêt cherche son amant, qu’elle a peut-être tuée, quand elle l’a surpris alors qu’il allait en voir une autre ; flagrant délit ; Crime passionnel. C’est terriblement banal. Et en même temps, il y a là quelque chose de grand.
Dans la forêt, après tout ce rituel de passage que nous avons décrit, et par rapport à la première partie, ce moment post-mortem gagne en singularité.
En effet le parcours de « La femme », de cette Didon meurtrie et meurtrière s’apparente aussi à la « vraie » Didon qui au départ d’Énée avait cherché à le poursuivre et à se venger.

Et Warlikowski va ordonner sa mise en scène comme une sorte de parcours qui va être retour à la normalité désolante, non sans une certaine cruauté.
Si le meurtre rituel se déroule dans une partie de la « caravane » ou de l’Algeco (soyons plus prosaïques), dans l’autre partie séparée, un jeune homme attend. La femme vivrait-elle alors sa « possibilité d’une île » ?
Tout le monologue est aussi conduit par le désir, un désir qui parcourt tout le corps, et matérialisé par l’image du jeune homme, assis à la table, comme l’indice du réveil du désir, d’une chair à laquelle elle aurait enfin droit.  Un désir renforcé par les visions de ces cerfs puissants dans la forêt, comme on va le voir…
Mais ce jeune homme (une infidélité ? un ancien amant ? un possible amant ? un impossible amant ?) lui aussi va perdre sa valeur projective.  De jeune homme qui serait projection d’un désir, il va simplement devenir le maître d’hôtel qui dresse une table, lentement, de manière qu’au fur et à mesure de l’avancée du monologue, on s’aperçoive que la table est une table élégamment dressée, et surtout pour deux…
Effet de théâtre, le spectateur se demande si le jeune homme sera le convive puisqu’il est hors de doute que Didon sera l’autre.
Or, dernière image, Didon est assise devant la table regardant dans le vague, tandis que les deux convives sont Belinda et Énée et que le fameux jeune homme est un simple serviteur. Encore une fois, un scénario d’un possible désir s’est écrasé, laissant la femme à sa solitude.
Tout ça pour ça, tout ça pour constater une fois encore et pour la dernière fois la déchéance.
Certes, tout cela était peut-être nous l’avons dit, construction mentale, un (des) abandon (s) qui n’a(ont) peut-être jamais existé que dans son âme perturbée. Ses dernières paroles commencent par :
Liebster, Liebster, der Morgen kommt…
Was soll ich allein hier tun ?
In diesem endlosen Leben…((Mon bien-aimé, le jour se lève…
Que vais-je faire seule ici ?
Dans cette vie sans fin…))

C’est bien ce que fixe la dernière image, une vie dans fin dans un regard vague et sans expression…

Cette scène terrible répond d’ailleurs à la dernière partie du monologue où l’abandonnée considère les amants : retournons à Phèdre, fantasmant sur le bonheur d’Hippolyte et Aricie :
Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !
(…)
Ils s'aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
(…)
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

"Dans le fond des forêts…" : Enée (Günter Papendell), Belinda (Victoria Randem)

Une fois encore, la forêt comme lieu caché de l’amour dans laquelle la femme cherche son passé, son amant son amour est ici présente chez l’héroïne racinienne. Il y a dans ces peintures tragiques des mal-aimées comme des universaux…

Un autre élément partagé, caractère typique de la mal-aimée, est l’absence de regard, dont le texte de Marie Pappenheim est rempli
Aber so seltsam ist dein Auge…Wohin schaust du?((Mais tes yeux sont si étranges…Où regardes-tu?))
Schau mich doch an… ((Regarde-moi donc…))
Et rappelons encore
Phèdre Acte II scène V
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder

La question du regard est fondamentale dans l’expression du ou de la mal-aimé(e). La mal aimée, c’est celle qui n’est pas regardée. Dans le texte de Pappenheim, elle considère le regarde vide de son amant (mort) et supplie d’être regardée, mais le jeune homme qu’on voit, celui que j’ai appelé sa « possibilité d’une île » et qui éveille le désir, et qu’elle croise, ne croise jamais son regard non plus, elle est définitivement la non-regardée. L’absence de regard, c’est le constat qu’il n’y a pas d’amour.
C’est pourquoi dans cette dernière image, les deux amants Belinda et Énée (on les appellera ainsi) se regardent, et Didon regarde ailleurs, dans le vide, assise à leur table mais tournée vers l’extérieur, d’ailleurs ils ne la voient pas, Didon est invisible comme elle l’a toujours été.

Pendant que Didon vit sa mort, la vie continue sans elle, son Livre des Morts va être enseveli comme le reste dans son linceul de neige.

 

Le décor-linceul

Was soll ich allein hier tun ?
In diesem endlosen Leben…
Que vais-je faire seule ici ?
Dans cette vie sans fin…

Au service de ce monologue qui aboutit au constat définitif de son erreur et de sa solitude le paysage de fond contrairement au texte (qui évoque la peur, l’angoisse) est un paysage apaisé fixé par la neige, une forêt dans son linceul (la neige a filé son linceul, dirait Zola) une sorte de nature morte traversée par la vie représentée par des cerfs majestueux, presque sortis d’un dessin animé, d’un rêve d’enfant (encore une vidéo particulièrement réussie), ou plus sûrement images de puissance qui sont aussi images du désir, et de son pouvoir, montées d’images mentales transmises par le paysage au moment où „la femme” traverse son passé, ses désirs et ses frustrations. Cette vidéo est toujours en mouvement, jamais fixe, et pourtant s’en dégage, avec les cerfs qui apparaissent de manière répétitive à la fois une vraie puissance, mais aussi un sentiment d’immobilité, de circularité :  on avance sans avancer, tout comme l’âme de Didon, définitivement enneigée dans cette vie sans fin…

Il n’y aura pas de fonte des neiges, de cette fonte des neiges dont il est question dans la métaphore citée dans la scène de L’Odyssée une histoire pour Hollywood, dont il était  question plus haut.

Homère pratique une sorte de métaphore filée. Dans un dialogue, Ulysse, déguisé en mendiant, raconte à Pénélope comment il a reçu son mari en Crète. En l’écoutant, elle pleure.
« Sur son beau visage ses larmes ruisselaient,
Comme la neige ruisselle sur les hauts sommets,
Après que Zéphyros l’a amoncelée
Et que l’Euros l’a fondue en torrents sinueux. » 

La neige ne ruissèlera jamais en larmes sur le visage de la Didon de Warlikowski…

L'accompagnement musical du projet

Beaucoup de pièges à déjouer également dans l’accompagnement musical, en premier lieu l’insertion de cette chose fragile qu’est Dido and Aeneas de Purcell, créé dans une école, qui se confronte au Nationaltheater, alors que le répertoire baroque se réfugie traditionnellement au Prinzregententheater quand ça n’est pas au Théâtre Cuvilliés, comme ce fut le cas pour Dido and Aeneas il y a deux décennies, alors apparié avec Acis and Galatea, plus conforme aux habitudes et donc plus rassurant.
On pouvait tout craindre, d’autant que la confrontation avec l’opulente Erwartung pouvait aussi déséquilibrer l’ensemble.
Il n’en a rien été.
Une fois encore, il faut le répéter, la soirée est une, tout en impliquant deux œuvres, voire trois. Et la mise en scène telle que nous avons essayé de la faire percevoir est l’élément unificateur, avec son récit, sa monumentalité, ses images.

Ici, Dido and Aeneas est le premier épisode musical d’un parcours en trois étapes (si l’on compte l’interlude).
Si on refuse cette donnée de base de la soirée, on est évidemment perdu, évidemment ailleurs. Ce projet qui rapproche deux œuvres en leur offrant un univers unique est aussi une manière de souligner que les œuvres racontent d’abord des histoires, des personnages, des couleurs qui se parlent et réussissent entre elles à se tisser, au-delà des styles, des périodes, de la connaissance de l’opéra et de ses lois, et au-delà des habitudes d’écoute , des cases et des œillères.
Et c’est bien ce qui arrive au spectateur qui entre dans le spectacle : pris par sa logique, par son sens , par les images, il ne se pose pas la question du style, de Purcell plutôt que Schönberg ; il est devant quelque chose d’unitaire qui parle au-delà du savoir opératique. Et parce que le projet est réussi et nous parle, tout le monde est à sa place. Aussi bien Ausriné Stundyté qui chante peu ou pas de baroque que le chef Andrew Manze plus connu pour ses interprétations baroques que par son Schönberg. Tout le monde est décalé, et tout le monde à sa place. Toujours ce mouvement immobile dont je ne cesse de parler.  Il faut entrer dans ce jeu-là, où la diversité devient unité pour jouir totalement du spectacle, dans sa musique et dans sa vision.

Andrew Manze et l'orchestre
Ainsi de la performance orchestrale, unifiée sous la direction du chef Andrew Manze. D’abord et c’est peut-être pour certains un objet d’étonnement, le Bayerisches Staatsorchester, l’un des meilleurs orchestres de fosse sinon le meilleur aujourd’hui, s’est bien plus souvent confronté au répertoire baroque qu’à Schönberg. Et d’ailleurs Erwartung est une entrée au répertoire de Munich.
Depuis plus de deux décennies, et notamment depuis le mandat de Sir Peter Jonas (de 1993 à 2006) qui avait fait de l’ouverture au répertoire baroque un des axes moteurs de sa politique artistique, les œuvres baroques sont régulièrement présentées à l’Opéra de Munich. Certes, pas toujours avec l’orchestre de l’Opéra, mais dans l’ensemble, il y a une fréquentation régulière de ces œuvres, même si elles dépendent étroitement de la disponibilité de salles plus adéquates par leur volume.
La soirée est aussi une preuve de la ductilité d’un orchestre dont la fonction est de s’adapter chaque soir à une œuvre différente (système de répertoire oblige) : en deux jours, le même orchestre (par forcément les mêmes musiciens) jouait Verdi, Purcell, Schönberg.
À cause du volume de la salle, à cause du projet et à cause de la production, il est clair que Dido and Aeneas ne pouvait sonner comme au Cuvilliés, même sous la baguette d’Andrew Manze, chef britannique bien plus connu au Royaume uni, en Allemagne (où il dirige l’Orchestre de la NDR à Hanovre) ou en Scandinavie qu’en France.
Son approche est très attentive à travailler sur la précision du son, dans une sorte de retenue qui, sans aplatir jamais l’interprétation, essaie d’harmoniser la lecture des deux œuvres. Il s’agit non de diriger Purcell comme Schönberg ou vice-versa, mais de travailler sur des échos de couleur, sur une palette où le spectateur fait sans cesse une sorte de tissage. Tout est subtil, tout est raffiné et pourrait sembler manquer un peu de personnalité, alors que Manze donne simplement corps musical à ce défi dont nous parlions au début de cet article. Ainsi dans Purcell, on ne renonce jamais à la couleur grâce à une lecture claire, jamais lourde, et qui garde ce côté incisif qui est marqué dans l’œuvre.  Il laisse entendre tous les instruments, et en même temps joue des équilibres dans un « rien de trop » d’une délicate mosaïque sonore qui semble être une des clefs de l’ensemble de la soirée.
Toute la carrière d’Andrew Manze est liée au répertoire baroque : il a étudié  le violon baroque dont il est l’un des plus grands virtuoses, et accompagné des ensembles comme leds Amsterdam baroque Orchestra, Academy of ancient Music,  The English Concert,  etc… En tant que britannique, il défend ici une œuvre née dans son pays, écrite dans sa langue, mais il le fait avec le souci du projet global.
Il était donc passionnant de l’entendre diriger une œuvre a priori totalement extérieure à son répertoire, et ce qui frappe d’abord c’est la totale cohérence de l’approche, dans ce même « rien de trop » qui frappait dans le Purcell. Son Purcell sacrifiait un peu l’intimité de la femme, marginalisée par la mise en scène qui favorise une vision d’ensemble, une vision fantasmée d’une âme en douleur, tout en brossant en même temps une fresque.
C’est dans Erwartung, avec ce gros orchestre, miroitant de couleurs soutenant une voix singulière, qu’on retrouve plus peut-être que dans Purcell, une sorte d’intimité irréductible, de délicatesse prudente, de fragilité, au rendu à la fois singulier et totalement cohérent avec le projet. Intensité, intimité, grandeur simple, et amertume : on entend tout cela dans la fosse, tout aussi claire et limpide, tout aussi précise dans ce Schönberg expressionniste que dans Purcell baroque.
Il ne fallait pas attendre deux œuvres exécutées en soi, mais l’une par rapport à l’autre : c’est ce qu’a réussi Andrew Manze, à la fois précis, rigoureux et particulièrement sensible aux expressions des couleurs, à  ce qui est incisif et tranchant mais aussi ce qui est plus intérieur, plus suave, plus intime..  C’est pourquoi il réussit parfaitement, lui qui garde une certaine distance par rapport au genre lyrique, à dessiner un grand arc d’ensemble, aidé aussi par la mise en scène. C’est bien, là un travail où musique et vision se renvoient l’une à l’autre. Impossible de juger séparément.

Le choeur et les solistes
Pour éviter de disperser les regards et créer une unité visuelle, le chœur a été placé dans la fosse et il sonne assez puissamment (préparation Stellario Fagone), le placer en scène aurait changé le rapport au plateau et peut-être fait trop « opéra », là on l’on voulait un parcours individuel et une psychè singulière. L’effet est réussi dans la mesure où ainsi comme l’orchestre, il accompagne la trame.

Et les chanteurs qui participent à ce projet montrent à leur niveau une excellence qui fait du défi une très grande réussite.
D’abord, la troupe des danseurs, chorégraphiés par Claude Bardouil, étourdissants dans l’épisode de Breakdance, qui contrastent par cette explosion vitale avec le parcours mortifère et mortuaire de Didon. Comme si tout au long de ce spectacle, la vie était partout, chez les danseurs qui s’éclatent, chez les chasseurs qui rôdent (ou les poursuivant à l’ombre des forêts) chez ces cerfs majestueux de Erwartung, chez ces « sorcières » vêtues comme dans une revue de Music-Hall, jusqu’à cet Énée si étrange et si ordinaire avec ses cheveux longs et son style années 1970. Car Warlikowski distancie cette histoire déjà lointaine (Virgile, XVIIe, début du XXe) et la situe dans un monde qui était en basculement (post 1968, mouvement hippie, naissance d’une jeunesse qui explose dans sa vitalité contre l’ordre établi), dans ce monde en mouvement, il y a une immobile, c’est Didon.

Günter Papendell (Énée)

Alors cet Énée a quelque chose de très ordinaire, pas vraiment héroïque, pas vraiment énergique, qui semble dans un « être-là », un peu victime de ce qu’on projette sur lui, un peu « étranger dans la forêt ». Günter Papendell est totalement en dehors de l’héroisme. Il est bien connu par ses multiples interprétations à la Komische Oper de Berlin, toujours remarquables, et qu’on a vu notamment au Nationaltheater dans Wiedehopf (La Huppe) des Oiseaux de Braunfels dans la mise en scène de Castorf  (production sacrifiée qu’on aimerait revoir reprogrammée…). Son timbre chaud, sa voix de bariton bien projetée qui sait sculpter les mots, très attentive à la couleur et à la diction, sonne ici volontairement neutre, presque absente quelquefois, et un peu étonnée. Remarquable interprétation d’un Énée étouffé sous les injonctions contradictoires…
Cet Énée présent-absent qui tente de vivre sa vie et non celle décrétée par une Didon enfermée, est un membre de ce monde extérieur qui vit sans elle.
L’espèce de joie démonstrative, qui fait de Venus et des sorcières des forces vitales et non des forces maléfiques ou négatives fait apparaître Didon comme une force à la dérive, qui d’une certaine manière porte quelque chose de négatif, voire de maléfique.
Du coup ces « forces de la joie » s’affichent effrontément, à commencer par la Venus (la seconde sorcière) solide et bien plantée de Rinat Shaham, à la voix de mezzo puissante, à la présence et à l’engagement fort.

Dans le livret, les sorcières forment une sorte de groupe compact qui s’oppose à l’amour d’Énée pour le contraindre à repartir pour l’Italie.  Choisir d’appeler Venus une des sorcières, c’est marquer (ou rappeler) aussi que Venus est la mère d’Énée et qu’elle a quelque intérêt à ce qu’il aille en Italie. La déesse de l’amour s’oppose à l’amour de Didon. Peut-on se fier à une femme qui a déjà trahi son premier amour, qui aime aussi peut-être par calcul et qui de plus est une « ennuyeuse » ?
Dans ce groupe, notons Elmira Karakhanova, membre du Studio (excellent) de la Bayerische Staatsoper qui chante une seconde sorcière, mais surtout le contre-ténor Key’moon W.Murrah qui en tant que sorcière/Esprit fait une entrée assez fracassante dans le monde des contre-ténors. Il est tout jeune et sort de différents concours, et il a peu d’expérience de la scène. Il a pourtant une incroyable présence et une voix qui remplit sans effort la vaste nef du Nationaltheater. Il obtient d’ailleurs un immense succès. A lui seul il symbolise (avec la Belinda de Victoria Randem) cette vie explosive que se refuse Didon, une sorte de joie irrésistible qui se traduit au niveau du chant par une incroyable précision, un phrasé impeccable et une expressivité pleine de couleurs étonnantes pour un chanteur d’aussi maigre expérience qui se libère d’un style « convenu » du contre-ténor traditionnel pour adhérer au style voulu par l’esprit de la production…
La fortune du répertoire baroque aujourd’hui suscite aujourd’hui une large palette de contre-ténors (la fonction crée l’organe): inscrivons celui-ci sur nos tablettes, il a de l’avenir.

Didon (Ausriné Stundyté), Énée (Günter Papendell), Belinda (Victoria Randem)

L’autre force vitale de ce spectacle, c’est la Belinda de Victoria Randem. Nous connaissons la chanteuse, un soprano clair, vital, vibrant, à la technique impeccable (on l’a constaté dans Sleepless de Eötvös) et à la présence scénique radieuse (comme on l’a vérifié dans le Waldvogel de Siegfried dans la récente production berlinoise), elle montre ici non seulement une voix éclatante et saine, pleine d’expression, mais en même temps une sensualité, un usage de son corps, un sens du rythme (y compris dansé) assez fascinant, elle diffuse une sensualité à laquelle Didon a renoncé ; ell est le versant vital de la famille. Voilà une chanteuse qui est elle aussi à l’orée d’une grande carrière.

Enfin Ausriné Stundyté est une Didon à contre-emploi. On sait la capacité de la chanteuse à incarner une certaine carnalité, une sensualité qui nous a déjà fascinés dans d’autres rôles, comme la Katarina Ismailova de Lady Macbeth de Mzensk. Elle sait être toute sensualité et Warlikowski s’ingénie ici à la désérotiser, coiffure négligée, costume sans grâce, visage fermé : la chanteuse qui est une actrice exceptionnelle, réussit à se glisser dans ce personnage refoulé de tous et marginalisé avec une incroyable puissance parce qu’elle fait sentir qu’elle fut et qu’elle n’est plus …
C’est d’autant plus méritoire qu’elle doit aussi plier sa voix aux difficultés inhérentes à Purcell, un style dans lequel elle est moins habituelle.  La voix, exposée, laisse trahir quelques faiblesses dans le grave notamment, et dans la facilité à changer de registre : la voix est moins ductile pour ce répertoire, mais en même temps ces (très relatives) difficultés donnent au personnage une vérité qu’elle n’aurait pas si la technique était totalement dominée.
Elle est plus à l’aise vocalement dans Erwartung, d’abord parce que le style de chant lui convient mieux, et qu’elle apparaît plus à l’aise dans l’expressionnisme de Schönberg. Expressive, colorée, dardant des aigus sans jamais d’ailleurs pousser trop loin ou trop haut (toujours ce rien de trop) ; elle livre une incarnation aux facettes multiples, vrai personnage de tragédie à la fois en représentation et personnage lamentable au lamento permanent. Elle trahit l’angoisse, le saut dans l’inconnu, la tension, à tous niveaux, avec ses forces et ses faiblesses, avec une manière de se mouvoir, de faire mouvoir les traits du visage, de conduire chaque geste avec une justesse émotionnelle incroyable : elle est admirable.

Platon avait fait graver à l’entrée de l’Académie son fameux, « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
Warlikowski au contraire nous invite à considérer le monde par la sensibilité à créer des liens, à tisser entre elles des choses a priori éloignées, dessiner un univers d’images souvent sublimes, quelquefois incongrues, dans une sorte de réalisme poétique qui est souvent l’apanage de ses travaux, mais qui ici explose, comme cette neige qui envahit tout et fait disparaître la ou les réalités dans un brouillard blanc. Cela n’empêche ni la rigueur dans l’analyse ni la logique des liens construits dans le projet global, notamment l’étonnante cohérence musicale, qui fait du multiple une unité. Tout cela crée un univers poétique (qui interpelle aussi tant de références littéraires) alimentant un imaginaire qui continue de nous poursuivre, après quelques semaines.

« Nul n’entre ici s’il n’est poète »

Ausriné Stundyté (Didon)

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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