Toujours fidèle à une ligne d'excellence et d'éclectisme, le Festival de Peralada édition 2017 invite pour la deuxième fois après un Otello chanté en 2015 le ténor américain Gregory Kunde pour une soirée récital dans l'intimité de l'église du Carmen qui jouxte le château. Familier du répertoire belcantiste ainsi que des rôles d'Otello et Pollione, il revient de Londres où il alternait avec Jonas Kaufmann, avant un détour par Tel Aviv où il incarnait son premier Calaf. Il faut au piano de José Ramón Martín toute l'attention et la réactivité pour se lover dans des changements de registres encore incertains en ce début de récital. Trois mélodies de Bellini servent d'introduction prudente à une soirée qui promet des sollicitations plus ambitieuses. La ligne assez droite de "Vaga luna" gagne progressivement en souplesse dans "Malinconia" et "Vanne O rosa fortunate", malgré l'acoustique à la fois réverbérée et très directe. Affrontant crânement les accents triomphants de "Meco al'altar di Venere", la voix s'ouvre et laisse entendre une belle vaillance malgré un effort physique toujours audible. La virtuosité, toujours, avec un Rossini naturel et racé dont la périlleuse variation " Tiranna alla spagnola " (d'après "Mi lagnero tacendo" extrait des "Péchés de vieillesse"), est emportée d'un souffle et sur le fil du rasoir. C'est au vibrant "Asile héréditaire" de Guillaume Tell de conclure cette première partie de soirée. Même amputé sa cabalette, le ténor nous gratifie d'une tenue souveraine et d'un timbre très combattif dans l'aigu.
La seconde partie s'ouvre symétriquement à la première avec des extraits des six Romanze de Giuseppe Verdi. Si "Il Tramonto" faiblit d'intensité sur la durée, "Il Mistero" et surtout "Brindisi" retrouvent une belle autorité. C'est un Rodolfo en retrait qui entame la célébrissime "Che gelida manina", décidément plus à l'aise dans la prouesse de l'éclatant "Vesti la giubba" de Pagliacci ou les reliefs mordorés de "Ma se m'e forza perderti" de Ballo in maschera. Un œil sur la partition, Gregory Kunde gratifie l'auditoire des deux standards de Louis Armstrong et Frank Sinatra – "What a wonderful world" et "My way". Sans chercher à confondre un timbre naturellement puissant avec la suavité des authentiques crooners, c'est une ovation bien méritée qui salue cet étonnant parcours musical.
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Changement de lieu et de décor le lendemain avec une Madama Butterfly venue tout droit du Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf dans une mise en scène de Joan Antón Rechi. La modestie du parti pris tient dans un mouchoir de poche : Superposant le destin de la frêle et naïve Cio-Cio San à celui du Japon impérial de 1945, la catastrophe de la bombe de Nagasaki vient s'ajouter au malheur de l'épouse abandonnée. D'imposantes colonnes de marbre trônent au centre du décor en première partie ; une non moins imposante bannière étoilée rappelle à qui l'aurait oublié que le mariage a lieu à l'ambassade américaine. Cio-Cio San montre son nez dans une efflorescence d'ombrelles bon enfant qui glissent au premier plan sur une inoffensive tournette. Rien de neuf sous le soleil levant, sinon un Pinkerton obtus et vulgaire et un Sharpless plus étoffé que de coutume. Effeuillée comme un objet luxueux et fragile que l'on découvre sous des couches de vêtement, Cio-Cio San s'apprête à rejoindre le lit nuptial quand une sonorisation spectaculaire fait entendre un survol d'avion et l'explosion de la bombe tandis que les colonnes s'écroulent dans un joli effet vidéo.
La seconde partie se déroulera donc au milieu des ruines, le drapeau américain en lambeaux abrite les malheureux protagonistes, tandis qu'un assemblage de planches de bois sert de vigie improvisée au centre de la scène. La discrète blessure de Suzuki rappelle les effets délétères du feu nucléaire dont semble étonnamment préservés Cio-Cio San et son fils. Glissant à terre dans l'obscurité, le facétieux poignard contraint Ermonela Jaho à improviser avec adresse un geste qui traduit une mort au réalisme très saisissant. Titulaire incontestée du rôle sur de nombreuses scènes, la soprano albanaise a su s'imposer malgré un format relativement discret plus proche de Victoria de los Ángeles que de Renata Tebaldi. La voix exprime avec une subtilité un rien contournée les arrière-fonds psychologiques du personnage. Moins gênée aux entournures, la Suzuki de Gemma Coma-Alabert campe son rôle avec une surface vocale ample et sonore. Carlos Alvarez domine son sujet avec un Sharpless très convaincant de bout en bout. Le Pinkerton de Bryan Hymel use d'un timbre qui surjoue une brillance aux contours assez athlétiques pour peindre à gros traits la grossièreté du personnage. À côté d'un Carlos Pachón, vainqueur du Prix spécial Festival Castell de Peralada au Concours de Chant Francesc Viñas, très présent en Yamadori, on retrouve un Vicenç Esteve Madrid parfait en Goro et Pablo López Martin éclatant en Zio Bonzo.
Dan Ettinger soigne les interventions ciselées de l'excellent Chœur du Liceu, en apportant à l'Orchestre symphonique de Bilbao une carrure de bon aloi dans les passages dramatiques, sans éviter certains tunnels dans les parties dialoguées. Le final séduit durablement, dirigé bride abattue pour en exalter efficacement la couleur et le drame.