Au lever de rideau, le grand silence.
Hanna Glawari est là, un peu décoiffée, cheveux gris, au piano et elle joue une sorte de pot-pourri de La Veuve Joyeuse qui fait surgir comme des limbes une troupe de danseurs qui l’entourent, montent sur le piano, l’entraînent.
Derrière, un rideau fermé enfermant un espace circulaire, autour, rien sinon des appliques lumineuses. En fait elle mime au piano la vieille cire qu’on entend, Lehár lui-même jouant un condensé des musiques de son opérette, la musique du passé, la musique d’antan, celle qui berce les souvenirs.
Ce sera le décor. Rien à voir avec la Vienne colorée et si précise de Fledermaus, ici, Paris sera évocation, imagination, mais surtout pas décor. Le décor c’est elle, c’est le piano et le reste ce sont les personnages, autant d’ombres.
Au baisser de rideau, à la fin de la soirée, même situation : Hanna et Danilo sont ensemble, puis Danilo s’efface dans la nuit. Hanna reste au piano, seule : la veuve joyeuse, c’est la veuve de Danilo et elle a vu redéfiler les jours heureux.
Entre les deux, l’opérette.
Une opérette viennoise certes, créée au Theater an der Wien le 30 décembre 1905, mais dont l’intrigue se passe à Paris, à l’Ambassade d’un petit état, le Pontevedro, qui sonne clairement petit état balkanique. L’origine en est une pièce de Henri Meilhac, l’Attaché d’Ambassade remontant à 1861. Notons par incise que les deux opérettes les plus célèbres au monde ont pour origine deux comédies nées à Paris[1] dont Henri Meilhac est l’auteur (avec Ludovic Halévy pour la seconde à l’origine de La Chauve-Souris) et que Meilhac et Halévy ont aussi signé le livret de Carmen, et tant de livrets d’Offenbach, ce qui suffit à justifier que bien des librettistes aient puisé dans leurs comédies des sujets d’œuvres possibles.
La carrière de La Veuve Joyeuse est mondiale, et le triomphe est immédiat. L’œuvre cependant n’a pas le caractère loufoque et cinglant de Die Fledermaus. Elle décrit certes une vie parisienne mythifiée (déjà par Offenbach dans La Vie parisienne, autre livret de Meilhac et Halévy), mais en même temps des personnages, essentiellement les deux personnages principaux Hanna Glawari et Danilo Danilovich qui ne sont pas dépourvus d’une certaine épaisseur, au contraire de ceux de la Chauve-Souris, qui sont des sortes de mécaniques, c’est une histoire de retrouvailles de deux êtres qui se sont jadis aimés, où l’intrigue (les problèmes financiers du Pontevedro et les efforts de son ambassadeur le baron Mirko Zeta) entre de manière accessoire. Le duo mondialement connu « Heure exquise » (dans la version originale « Lippen schweigen ») est un moment d’apaisement, de retrouvailles délicates qui identifie parfaitement le style des personnages.
C’est sans doute cette recette mixte de vie parisienne échevelée, synthétisée par le couple moins « régulier » Valencienne (épouse de Mirko Zeta) et Camille de Rosillon, de fêtes chez l’ambassadeur où il ne manque que les Ferrero-Rochers, face au parcours plus intime des retrouvailles d’un comte amoureux d’une jeune fille qu’il n’a pu épouser parce qu’elle était trop pauvre aux yeux de son père, et qui retrouve cet amour de jeunesse devenu une dame richissime et courtisée pour sa fortune immense. Une sorte de conte de fées à retardement, qui naturellement pour Kosky, ne pouvait être une copie de Fledermaus.
Fledermaus a des personnages peu reluisants et sans profondeur, que ce soit le couple Eisenstein-Rosalinde que la bonne Adele, alors que Danilo et Hanna sont des personnages plus substantiels et plus positifs. C’est peut-être ce mélange d’opérette traditionnelle et de romance qui a fait l’incroyable carrière de l’œuvre, encore beaucoup plus large, immense, internationale, que la célèbre opérette de Strauss, la septième composée par un Franz Lehár encore jeune (35 ans). Les grands succès mondiaux de Lehár ont d’ailleurs tous cette veine mélancolique, il suffit de penser au Pays du sourire (Das Land des Lächeln), une opérette qui finit mal, ou du moins amèrement, et pour ma part je pense aussi à Giuditta, sa dernière œuvre, que la Bayerische Staatsoper a monté récemment de manière magistrale dans la mise en scène de Christoph Marthaler.
La légèreté est compensée par la profondeur.
Barrie Kosky est aujourd’hui entre autres, le metteur en scène par excellence des opérettes, et surtout des opérettes berlinoises qui sont des pierres miliaires des douze dernières années, il signe à cheval entre 2023 et 2024 coup sur coup Fledermaus et Lustige Witwe, comme deux faces très différentes du genre et presque comme un couronnement, sinon d’adieu.
C’est pourquoi il faut considérer cette dernière mise en scène comme un moment particulier, presque nostalgique dans la nostalgie, remplie de signes qui sont autant de cailloux de petit poucet.
Ce qui conduisait Kosky dans sa redécouverte de l’opérette berlinoise, c’était la volonté farouche de faire revivre un genre et un répertoire victimes du nazisme, puisque l’essentiel des compositeurs étaient juifs, finis en exil ou en déportation. À la fin de la deuxième guerre mondiale, la mode allait à autre chose, ce qui fait dire à Kosky que l’opérette est morte deux fois. Le genre, né avec Offenbach pour l’essentiel au milieu du XIXe, tient à la fois du vaudeville et de la revue de cabaret pour la joie de vivre qu’il diffuse et la vision sarcastique de la société et de la politique du temps, mais puise son inspiration musicale dans l’opéra du temps, que ce soit le Grand-Opéra et surtout le Rossini bouffe. L’opérette (= petit opéra), est aussi une satire de l’opéra. Et chez Lehár, la référence à Offenbach est évidemment importante, d’autant que l’intrigue se passe à Paris, mais pas seulement.
Si l’on continue les comparaisons, Strauss signe La Chauve-Souris en 1874, et la fortune d’Offenbach court tout le Second Empire jusqu’aux débuts de la IIIe République (il meurt en 1880). La Veuve Joyeuse naît en 1905 dans une autre époque (dite « La Belle époque »), à cheval sur deux siècles, à un moment où la musique évolue. Trois ans après Pelléas et Mélisande, cinq ans après Tosca, et Salomé naît à Dresde le 5 décembre 1905 de la même année, du même mois, quelques semaines avant La Veuve Joyeuse (30 décembre 1905). Un compositeur d’opérettes doit saisir l’air du temps, les musiques du temps et ses évolutions, et Lehár y a toujours été très attentif : son amitié et son admiration pour l’orchestration et la mélodie pucciniennes en sont un indice indéniable. Il y a en 1905 à la fois le regard sur un passé encore proche, mais aussi un pari sur l’avenir, dans la musique bien sûr, mais dans tous les genres artistiques, à commencer par la peinture, et dans les grandes évolutions technologiques en développement rapide (cinéma, automobile, avions etc…). Autre temps, autres mœurs, autre style. Alors, aux temps de Lehár, et même si Paris sera toujours Paris, il y aussi dans l’odeur de « Vie parisienne » style Offenbach une sorte de parfum nostalgique. Entre nostalgie et merveilles du présent, La Veuve Joyeuse.
Dans ce mélange de contextes, quelques éléments méritent d’être rappelés, qui alimentent certaines idées de mise en scène. Die Lustige Witwe était l’opérette préférée d’Hitler, d’un côté, et Lehár, qui n’était pas juif, a cessé de composer en 1934 avec Giuditta et au départ garde des distances avec le régime (son épouse est d’origine juive) qui n’empêcheront pas ensuite des rapports ambigus et des comportements discutables.
Kosky met donc ici en scène l’opérette préférée d’Hitler quelques années après avoir monté son opéra préféré, Die Meistersinger von Nürnberg au Festival de Bayreuth, dans une production qui pose directement la question des rapports de Wagner avec les juifs.
L’opérette et la question juive ne peuvent être séparés dans l’histoire du genre en Allemagne : non seulement les grands compositeurs du XIXe, et du début du XXème étaient juifs, mais aussi quelques-uns des grandes stars du genre, comme Fritzi Massary qui chanta La Veuve Joyeuse, mais aussi Richard Tauber, le ténor préféré de Lehár, créateur du Pays du Sourire (mais aussi du rôle de Calaf dans la première allemande de 1926 à Dresde) et d’autres. On ne répétera jamais assez la plaie béante et purulente que le nazisme a créé dans la culture allemande et autrichienne, avec des conséquences qu’on constate encore de nos jours. Même pour les artistes qui ont pu échapper au massacre en émigrant aux États-Unis, la rupture créatrice est lourde, changement de style, tarissement de l’inspiration, difficultés d’adaptation.
Sans insistance lourde sur toutes ces circonstances, Kosky construit le personnage d’Hanna Glavari autour de Marlis Petersen, qu’il a sollicité pour le rôle, parce qu’elle fut sa maréchale dans sa production de Rosenkavalier à Munich, une Maréchale de la nostalgie, et du temps qui passe, qu’il transforme ici peu à peu en figure à la Marlene Dietrich, dont l’ histoire est étroitement liée à la période : c’est Richard Tauber dont il était question plus haut, qui chante l’air en voix off Ich küsse ihre Hand, Madame (je baise votre main, Madame), dans le film éponyme interprété par Marlene Dietrich en 1929, dont on connaît l’engagement contre le nazisme, mais aussi la carrière de star où se mêlent cinéma et chant. Superposant à la figure d’Hanna Glawari celle de Marlene Dietrich, Kosky rappelle sans insister tous les contextes historiques dont il était question ci-dessus, mais aussi la puissante figure de certaines femmes.
Il a demandé aussi Michael Volle comme Danilo, qui – ce n’est évidemment pas un hasard, était son Hans Sachs dans les Meistersinger déjà cités.
Il est clair qu’il y a là une volonté syncrétique où se mêlent ses relations avec le genre de l’opérette, sa manière de montrer sans cesse l’importance de judaïsme dans cette musique et le massacre nazi, mais aussi des pierres miliaires d’une carrière fournie, abondante voire débordante, dont on a ainsi l’impression qu’il commence à tirer les bilans. Kosky serait-il en mal de futur ?
L’impression dégagée par cette production est double, celle d’un chapitre qui se ferme dans la carrière de Kosky, et donc d’une nostalgie à double révolution, comme le rideau circulaire qui divise la scène de l’Opéra de Zurich.
En effet, il faut distinguer les moments « opérette » avec plumes paillettes et ballets, et les autres, où se retrouvent et se croisent Hanna et Danilo, dans une sorte de valse-hésitation (usons du vocabulaire de la danse), où chacun essaie à la fois de dissimuler l’attirance mutuelle, mais en même temps de garder la distance sociale née du statut de la veuve aux vingt millions. Assaillie de propositions, courtisée, elle sait parfaitement séparer le bon grain de l’ivraie et sait que sa fortune est un aimant particulièrement puissant dans la société où elle évolue, d’autant mieux qu’elle fut pauvre. De l’autre côté Danilo qui connaît ce passé veut se distinguer des autres prétendants, et prenant sa part de poids d’un passé, où il n’a pu épouser la jeune fille pauvre et ne voulant pas non plus être celui qui ayant refusé la pauvre, accepte la riche.
Tout cela crée un ballet délicat, assez marivaudien (Marivaux est la clef de beaucoup de duos amoureux, y compris dans le vaudeville, et Meilhac connaît son Marivaux) fait de jeux de vérité et de mensonge, de faux semblants renvoyés dans le souvenir et la mémoire, mais qui compte parmi les délicieux souvenirs du processus de séduction.
De l’autre côté, il y a Paris et ses plaisirs, et notamment l’autre couple, Valencienne et Rosillon, qui est la version inversée du couple Danilo/Hanna, Valencienne la femme mariée et respectable, et Rosillon, le jeune séducteur de salon. La situation de vaudeville, elle est là, avec le mari (baryton, qui est la figure ici un peu ridicule incarnée par l’impayable Martin Winkler ), la femme et l’amant, qui sont aussi au niveau vocal une version allégée, Rosillon ténor plutôt léger là où Danilo est baryton (il peut aussi être ténor), et Valencienne soprano léger là où Hanna est plutôt un soprano lyrique.
L’autre côté du rideau est à la fois lointain et présent, lointain parce que séparé par ce rideau qui ne cesse de tourner sur un rail circulaire. Kosky construit l’opérette sur le principe du flash-back que la maturité de ses deux interprètes justifie et appelle. Tout ici est jeu tressé de la mémoire et de la vérité, où les souvenirs de Maxim’s, des grisettes, de la « vie parisienne » de style « Paris sera toujours Paris », prennent quelquefois des allures fantomatiques avec une dominante des costumes noir et blanc, ou par les jeux d’éclairage très réussis de Klaus Grünberg qui fait passer danseurs et personnages de l’ombre à la lumière, encadrés par cet espace aux murs éclairés par des appliques de style vaguement art-déco.
Même l’arrivée de costumes colorés et emplumés, particulièrement spectaculaires de Gianluca Falaschi (actuellement l’un des costumiers de référence en Italie, qui touche aussi d’ailleurs à la mise en scène) avec qui Kosky collabore je crois pour la première fois semble émerger de l’obscurité et d’un monde d’ombres.
Certes on y retrouve les grands moments et notamment ce que certains estiment aujourd’hui un peu déplacé (un peu trop machiste), le célèbre septuor « Wie die Weiber man behandelt » (« je proclame que les femmes…/femmes, femmes, femmes ») qui est un des moments clés de l’œuvre, très attendu, où Michael Volle donne aussi ô combien de sa personne en dansant dans un écrin rouge du souvenir des nuits chaudes.
Kosky le voit comme une réaction de frustration des hommes devant des femmes trop « puissantes ». Dans les grandes opérettes en effet, notamment celles d’Offenbach mais pas seulement, les femmes dament le pion aux hommes et mènent la danse (c’est Eurydice face à Orphée, Hélène face à tous les autres etc…), et cela se retrouve dans les opérettes berlinoises qu’il a montées, dont Eine Frau, die weiß, was sie will (Une femme qui sait ce qu’elle veut) d’Oscar Straus. Sa Hanna/Marlene est justement l’exemple de cette femme qui sait ce qu’elle veut, qui dès le début de l’histoire qu’elle se remémore lui donne un sens, qui est retrouver Danilo, et donc face à ce type de femme, les hommes se trouvent un peu démunis, et réduits à s’autopersuader qu’ils ont encore le pouvoir de les « gérer », voir plus haut le septuor Wie die Weiber man behandelt (comment on traite les femmes) à qui Kosky donne justement non un sens directement machiste et conquérant, mais au contraire un sens plus subtil de réaction de défense par rapport à un désarroi.
On le voit, il y a une forêt de signes, clairs et moins clairs dans ce travail de Barrie Kosky où avoir vu la plupart de ses productions d’opérettes aide à reconstituer le parcours auquel aboutit cette Veuve « Joyeuse », qui, on l’aura compris, ne l’est pas tout à fait. Il faut résolument l’opposer à Fledermaus, à la Chauve-Souris munichoise, où Kosky nous livre comme la concentration du loufoque, du vaudeville, du rire à tous les étages dans une explosion de spectaculaire.
La Veuve Joyeuse, dans la salle plus intime de Zurich, ne répond pas à cette commande-là : nous avons souligné la nostalgie et la mélancolie qui baignent certains moments, la pudeur de certains échanges entre Danilo et Hanna. Et le côté fou des souvenirs parisiens avec leurs danses, leur cortège, leurs plumes et paillettes, leurs personnages assez stéréotypés tranche et fait rupture.
Le rideau qui passe et repasse, qui tourne et nous cache les choses ou les fait réapparaître nous éloigne de ce monde. Le rideau fonctionne comme théâtre intérieur pour Hanna, certes, et Danilo pendant tout le spectacle est son fantôme adoré, mais son fantôme.
La seule réalité, c’est l’Hanna Glawari vieillie du début et de la fin, celle un peu négligée qui tranche avec l’Hanna-Marlene des souvenirs. Tout le reste, ce ne sont qu’ombres ou fantômes. Du même coup, si les rencontres avec Danilo ressemblent quelquefois à du Marivaux, et Marivaux sonne toujours vrai.
Les scènes de foule, les gags, les autres personnages ont cette légère exagération qui affleure comme pour Valencienne, qui porte souvent un costume blanc contrastant avec les tenus d’Hanna, ou la perruque pas très élégante de Rosillon, qui n’a pas vraiment le look de séducteur de ces dames. Et on se prend à penser que Kosky avec son sens du brillant, sa manière géniale de gérer les foules et les mouvements, essaie de nous suggérer de ne plus y croire, comme dernier avatar d’une période qui se clôt, la dernière opérette avant la fermeture.
Kosky est un maître du second degré, un maître des jeux de sens et des signes, je n’ai pu m’empêcher de penser que derrière tout cela il y avait son propre adieu à l’opérette, d’où l’impression que tout fonctionne à merveille, mais que la merveille brille moins, de la folie certes, des répliques qui font mouche, certes, un jeu de scène étourdissant certes, mais aussi avec une sorte de volonté de « déjà-vu » comme pour nous dire « il est temps de refermer ce livre-là ». C’est peut-être un hasard, mais le chorégraphe de Fledermaus était son partenaire de toute éternité l’échevelé Otto Pichler, pas ici où la chorégraphie est confiée à Kim Duddy, une grande spécialiste du Musical, nourrie par Broadway mais aussi passée par Vienne. Chorégraphie impeccable, mouvements vifs, dans le style de la revue, acrobatique aussi, nous rappelant que Fritzi Massary mena en 1928 au Metropol Theater de Berlin une version « revue » de l’opérette de Lehár, mais qu’Hollywood avec Ernst Lubitsch, Jeanette Mc Donald et Maurice Chevalier en firent aussi la première version cinématographique « à l’américaine ». C’est un travail brillant, vif, conforme à ce qu’on attend de l’opérette, mais avec un peu moins de folie dégenrée que chez Pichler, moins de décalages, moins de surprises, en bref, ça tourneboule volontairement moins : mémoire d’une chorégraphie rangée…
Kosky, le veuf joyeux…
La distribution
Pour cette célébration peut-être ultime de l’opérette, la distribution réunie est l’une de celles qui ne peuvent se manquer sous aucun prétexte, d’abord parce que Barrie Kosky a voulu lui-même le couple Petersen/Volle, et donc donner une couleur particulière à la production, ensuite que Martin Winkler, Katharina Konradi qui venaient de triompher à Munich dans Fledermaus étrennent un nouveau rôle (Zeta et Valencienne) à Zurich, tandis qu’enfin Andrew Owens qui appartient à la troupe de Zurich est un solide ténor avec une expérience très ouverte dans divers répertoires.
Ce soir, Katharina Konradi souffrante, a dû être remplacée par Anastasiya Taratorkina, jeune chanteuse qui avait la veille chanté Götterdämmerung à Wiesbaden. Remplacer dans l’opéra est plus aisé que dans l’opérette, où il faut intégrer immédiatement un style, une chorégraphie, une mise en scène en l’occurrence assez originale. Elle a remporté comme Valencienne un immense succès tant elle s’est fondue d’une manière stupéfiante dans la mise en scène et tant elle est apparue à l’aide dans les ensembles, mais aussi dans les mouvements chorégraphiés, elle a fait exister le personnage, avec une voix bien assise, qui monte à l’aigu sans difficulté. Chapeau.
Andrew Owens est Rosillon avec une voix homogène, une diction impeccable, des dialogues vifs, mais il lui manque un peu de souplesse vocale dans un rôle qui en exige, et un peu de fluidité dans l’émission. Mais il s’en tire avec les honneurs.
Martin Winkler est, comme à Munich (mais moins extrême), le décalé, le comique de service, avec sa manière de parler déformée, ses intonations sifflantes, ses accents uniques qui mettent la salle en joie. Ce comédien exceptionnel habite le personnage du Baron Zeta et en fait une caricature désopilante qui remplit la scène dès qu’il apparaît, et qui en même temps tranche avec la relative distance élégante de Danilo : il se glisse dans la mise en scène sans effort. Martin Winkler est à l’aise dans n’importe quelle situation.
Il faut saluer aussi la performance des nombreux rôles de complément, qui en chantant (bien) et en dansant (souvent bien) montrent combien le spectacle est préparé jusqu’au détail. Excellent Omer Kobiljak notamment, en Cascada qui sait remplir la scène, mais aussi par la voix au beau timbre et l’agilité à danser, sans oublier les autres, Nathan Haller (Raoul de Saint-Brioche) Valeriy Murga (Bogdanovich), Maria Stella Maurizi (Sylviane), Chao Deng als (Kromov), Ann-Kathrin Niemczyk (Olga), Andrew Moore (Pritschitsch) et Liliana Nikiteanu pilier de la troupe comme Praškowia. Je garde pour la bonne bouche l’excellente actrice Barbara Grimm en Njegus, qui joue avec les accents et le Schwyzertütsch (le suisse-allemand), ce qui à chaque fois fait sourire toute la salle, au moins la partie qui comprend…
Et puis il y a le couple, Marlis Petersen et Michael Volle, sans qui la production n’aurait pas la couleur que nous avons essayé de définir.
Ce qui les rend à la fois exceptionnels et parfaitement adaptés à l’opérette, c’est d’abord leur manière de dire le texte, de l’articuler, de le colorer, de le pimenter aussi, ils ont chacun cette qualité suprême d’être toujours attentifs à la clarté de l’expression, des accents, et aussi de lier texte et jeu avec un incroyable naturel dans les mouvements et dans chaque geste. Dans l’économie d’une opérette c’est évidemment déterminant à cause de la fluidité nécessaire chant, parole, mouvements, danses. Tout doit apparaître naturellement lié, sans avoir l’impression qu’on joue un numéro, une sorte de « pezzo chiuso ». C’est aussi ce qui rend l’exercice difficile que tous les chanteurs ne sont pas capables de réussir.
Mais, et c’est un autre paradoxe, l’opérette exige d’abord des personnalités scéniques, pas forcément des chanteurs d’origine contrôlée. Pour un Richard Tauber ténor d’opéra, et quel ténor, Fritzi Massary n’était pas chanteuse d’opéra, pas plus qu’Hortense Schneider ne l’était du temps d’Offenbach. Ce qui compte dans l’opérette, c’est l’intelligence du propos, la personnalité scénique et une fois de plus, faire de Marlis Petersen une Marlene Dietrich n’est pas un contresens, parce que Marlene Dietrich était bien au-delà d’une actrice, elle était une figure et c’est ce qu’on cherche d’abord.
Michael Volle réussit une performance éblouissante : comme Danilo, il doit à la fois être le Danilo de Maxim’s, chanter et danser dans la folie de la vie parisienne, et il doit être le Danilo d’Hanna, plus tendre, plus doux, plus réservé. Avec son timbre suave, sa douceur dans l’expression, la manière de conduire la voix sans jamais pousser au maximum, mais au contraire la modulant et n’essayant jamais d’être dans la performance, mais dans l’incarnation, il compose un personnage complet, toujours émouvant parce qu’il fait toujours sentir un au-delà de l’immédiat, il fait sentir l’épaisseur du personnage, même au cœur des ballets et des ensembles.
Marlis Petersen campe une Hanna Glawari proche de sa Maréchale de Rosenkavalier, une femme qui sait ce qu’elle veut, mais qui le fait avec tact, avec un zeste de distance, faisant tout percevoir d’un geste ou d’un regard, jamais démonstrative, elle est une Hanna plus intérieure, même si elle apparaît décidée et puissante.
Elle est sans cesse une apparition quand elle entre en scène. Il est vrai que lorsqu’elle entre en scène, j’ai pour elle les yeux de Frédéric Moreau pour Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. Vocalement, elle sortait d’une période un peu problématique qui avait fragilisé sa voix, mais sa science de l’expression, sa puissance d’incarnation est telle que ce ne sont pas ici la présence d’aigus ou non, de graves ou de medium qui fascinent parce qu’on ne vient pas pour cela. La performance vocale est d’abord au service du personnage, de sa présence, de son affirmation : c’est une question de couleur, d’accents, de modulation, par de volume. Les deux s’imposent tellement dans leurs rôles qu’on se demande qui pourrait leur ôter la première place. On y croit simplement, sans se poser aucune question et c’est là l’apanage des grands.
Belle performance du chœur de l’Opéra de Zurich, bien préparé par Ernst Raffelberger et très engagé dans la mise en scène, ce qui fait des scènes d’ensemble des moments de surgissement multiple, chœur, danses, chanteurs, dans une sorte de continuum particulièrement impressionnant.
Enfin, l’orchestre Philharmonia Zurich est placé sous la direction du jeune chef autrichien Patrick Hahn, qui n’a pas encore 30 ans, et qui est GMD de la ville de Wuppertal (Orchestre et Opéra) (il y dirigeait d’ailleurs Tristan und Isolde en alternance pendant cette série de Lustige Witwe), mais il touche aussi à la composition, c’est aussi un arrangeur et il s’accompagne au piano en chantant du cabaret. Dans la fosse, avec un orchestre qui le suit avec précision et beaucoup d’engagement, il a parfaitement saisi la double postulation du spectacle de Kosky, explosif et vital dans les scènes d’ensemble quand « Paris chante et danse » et cela sonne particulièrement dans une salle relativement réduite comme Zurich, et plus lyrique dans les scènes intimistes où il obtient notamment des cordes (les violons !) des sons éminemment raffinés qui provoquent une indéniable émotion. Il n’oublie pas que Lehár aimait Puccini comme nous l’avons évoqué, et qu’il avait un vrai souci de l’orchestration, ce qui rend sa direction loin de la routine, vivace, contrastée, tendre, délicate quelquefois et surtout soucieuse de cohérence à tous niveaux avec le plateau qui contribue avec quel brio à la réussite d’ensemble.
Une véritable « Gesamtkunstwerk » qu’on peut encore aller voir jusqu’à mi-mars.
Opernhaus Zurich, les 1er, 5, 7, 10, 12, 14 mars 2024
[1] À vrai dire, la pièce Le Réveillon (1872) est elle-même l’adaptation d’une comédie autrichienne de 1851, Das Gefängnis (La Prison)
Je n avais pas pensé à Marivaux et c est très vrai.
Le triangle de la nostalgie devient complet avec Hofmannsthal et Louise de Vilmorin.
Le couple Volle-Petersen est comme bous le dites incroyable, n'oublions pas que Volle sort d une énorme opération cardiaque, C'est un miracle de le voir.
L'autre couple pour moi est Kosky-Hahn.jamais je n ai vu une lecture commune d'une œuvre aussi personnelle et inspirée. Ce que ne dit tout a fait ou suggère l'un, l’autre le précise et vice-versa .
Un quatuor sublime.
Ce n est pas le spectacle le plus déchaîné et brillant de Kosky, mais il grandit en vous les jours suivants.