Cette reprise très réussie (salle pleine et triomphe à chaque représentation) montre qu’il suffit de peu pour changer complètement la vision d’un spectacle, même si l’accueil de la production à Aix n’avait pas été catastrophique, mais au moins dubitatif.
Le contexte change beaucoup la perception d’ensemble et la production de Tobias Kratzer, dont le décor de Rainer Sellmaier s’appuyait sur la couleur de la cour de l’Archevêché, et donnait une espèce d’aération à l’ensemble par un dialogue scène-salle particulier que la présence dans la salle de Lyon change complètement, deux mondes étouffants, celui sombre et noir de la salle et celui calcaire de la scène, devenue le champ clos d’une démonstration.
Après un Guillaume Tell épuré et métaphorique dans cette même salle, après une Pie voleuse à Vienne d’une très grande solidité et plutôt illustrative, Tobias Kratzer propose un Moïse et Pharaon à la dramaturgie un peu torturée, plutôt démonstratif, sans jamais renoncer à son humour, à son humanité, mais aussi à son ironie mordante. Et la démonstration dans cette salle prend plus de force que sous le ciel étoilé du doux été aixois.
Sans revenir sur ce que nous avons écrit encore récemment (voir notre article ci-dessous), on remarque encore plus les deux mondes, celui des réfugiés et celui d’un pouvoir qui ne sait comment gérer l’affaire.
Sans tomber dans le contresens ni l’actualisation plate, Kratzer pose la question de la revendication des peuples à vivre libre, de la colonisation-exploitation, mais aussi et c’est plus cruel, de l’installation dans le confort oublieux quand tout est résolu, c’est le sens du tableau final, pendant qu’on entend le chœur d’actions de grâce, avec ses estivants sur la plage sous des parasols aux couleurs ukrainiennes, et comme seule trace du passé le bâton de Moïse qui garde son pouvoir de menace mais à qui on n’arrive plus à donner de sens. C’est toute l’histoire des crises de l’humanité, puis des oublis successifs, qui est ici soulignée.
Ainsi trois mondes sont figurés,
- celui des réfugiés dont on ne sait que faire (on pense à la jungle de Calais et au désir de traverser la Manche pour rejoindre une sorte de terre promise ( ?)),
- un pouvoir sclérosé parce qu’il est pouvoir et donc séparé de toute réalité, dans un monde isolé, dans un entre-soi que personnifie la princesse assyrienne promise à Aménophis, identifiée, hors sol avec ses photos sur les réseaux sociaux, et ici en chair et en os avec sa valise à roulettes, ainsi que le ballet de cour, brioche offerte aux nantis pendant que les réfugiés croupissent,
- le dernier tableau, entre les plus pauvres et les plus riches, une sorte de classe moyenne qui ne demande rien tant que de ne pas se poser trop de questions.
On reste séduit par l’ironie de ces policiers harnachés qui s’acharnent sur des gens sans défense, sur ce bâton de Moïse qui brûle les mains de ceux qui le touchent, sur ce monde du pouvoir entre ses ordinateurs et son incompréhension totale de ce qui se passe, sur la manière dont les luttes religieuses sont évoquées (avec Osiride, grand prêtre d’Isis face aux hébreux) et aussi l’individualisme forcené d’un Aménophis qui de membre d’une ONG qui aide les réfugiés, prend ensuite la tête de ceux qui poursuivent les hébreux dans le seul but de récupérer Anai.
Pas (trop) de psychologie dans les personnages plutôt archétypaux, même si Aménophis, Anaï et Sinaïde semblent plus approfondis par le livret.
Kratzer, sans avoir signé là son travail le plus convaincant, ne rate quand même pas la cible et confirme qu’après une deuxième vision, cette mise en scène tient largement la route.
C’est musicalement que les modifications de contexte et de distribution prennent tout leur sens et toute leur valeur.
Le profil musical est profondément modifié par rapport à Aix en Provence. Le changement de chef montre combien une œuvre peut changer de face, notamment chez un Rossini qui a si souvent proposé des univers musicaux différents. Mariotti en spécialiste reconnu de Rossini a proposé une direction attentive au théâtre, où dominaient la souplesse et l’élégance, avec une délicatesse marquée. Daniele Rustioni privilégie le drame, la tension, la tragédie et donne à l’ensemble une urgence qui change complètement la vision de l’œuvre, immédiatement plus monumentale, plus écrasante, plus grandiose aussi. Aucune préférence de ma part parce que la plasticité rossinienne autorise ces différences, marque de la qualité de l’écriture qui permet tant de variations.
Aidé par l’acoustique, par la relation évidemment privilégiée qu’il a avec l’orchestre et par son sens du théâtre et son énergie notable, le travail de Rustioni se révèle ici extraordinaire, offrant au plateau un écrin exceptionnel, soutenant les voix, mais n’hésitant jamais non plus à fouiller les détails avec une limpidité du rendu qui stupéfie. Ce son me rappelait l’approche très symphonique de Georges Prêtre lors de la fameuse production Ronconi de 1983 à l’Opéra de Paris. Chœur et orchestre rendent ici un Rossini à la fois dramatique et presque mystique, à la limite de l’oratorio, tout en privilégiant aussi grâce au plateau extraordinaire réuni, les moments plus méditatifs et plus intériorisés.
Le chœur si important dans l’œuvre a montré une très belle maîtrise, mené et préparé par Benedict Kearns avec une présence affirmée, un sens dramatique marqué et sachant aussi se contrôler dans les moments plus délicats et plus élégiaques : c’est une magnifique prestation avec une belle osmose avec l’orchestre.
Cette édition hivernale du Moïse et Pharaon est sans doute l’une des plus grandes réussites musicales entendues à Lyon.
Il est vrai que la production est servie par une distribution dans l’ensemble meilleure que celle d'Aix en Provence, même si on retrouve quelques-uns des grands protagonistes.
Une présence change tout, c’est celle d’Alex Esposito en Pharaon, car c’est lui qui donne à l’ensemble du plateau une intensité qu’il n’avait pas cet été. Il a une présence en scène singulière, avec des gestes brefs, des mouvements nerveux qui trahissent le paradoxe du pouvoir impuissant, il incarne la gesticulation du politique, incapable de maîtriser ce qui se passe, mais faisant semblant d’en être l’initiateur. Il campe un personnage prodigieux. Avec une voix forte, affirmée, au phrasé impeccable, à la diction modèle (chaque parole est sculptée, claire) avec des variations d’accents inouïs, il fait à lui seul et dès ses premières apparitions basculer la soirée.
Comme toujours dans les grandes distributions, tous les rôles sont tenus avec honneur, et notamment l’Aufide d’Alessandro Luciano, déjà entendu à Aix, tout autant que Geraldine Chauvet en Marie, toujours aussi intense, avec une voix jamais perçante, toujours modulée et contrôlée, très émouvante, mais aussi Edwin Crossley-Mercer, jamais décevant et ici excellent Osiride au beau timbre de baryton-basse, au phrasé toujours soigné et toujours élégant.
L’Eliezer de Mert Süngü sonne bien mieux dans la salle fermée de Lyon qu’à Aix et on entend presque dans son chant très maîtrisé un Aménophis.
Aménophis, c’est Ruzil Gatin, qui a surgi sur les plateaux rossiniens, après avoir suivi l’académie de Pesaro, et qui propose un personnage engagé, à la voix décidée, avec des aigus sûrs. Cependant, stylistiquement nous n’y sommes pas, la voix manque de contrôle, les volumes sont mal maîtrisés, l’émission problématique, le phrasé n’est pas non plus satisfaisant, la délicatesse dans l’approche du rôle n’est jamais privilégiée au profit d’une voix plutôt dardée. Pene Pati à Aix n’avait pas non plus pleinement satisfait, avec un timbre plus attachant, mais pas avec le style voulu non plus. Aménophis est un ténor de grand opéra, un Raoul des Huguenots, un Léopold de La Juive, il faut un contrôle permanent de la voix, un sens des amenuisements, une attaque plus délicate des aigus et suraigus, on attend un aujourd’hui un Osborn, jadis un Merritt et donc nous n’y sommes pas, même si ce n’est pas déshonorant.
Même problème de style pour l’Anai de Ekaterina Bakanova qui réussit à tenir le personnage et la voix jusqu’à son air du dernier acte. La chanteuse est engagée, émouvante, elle arrive à mieux colorer que ne le faisait Jeanine De Bique à Aix. Mais l’air final quelle horrible destinée que tout le monde attend est totalement à côté : il y a les aigus (trop acides), les agilités (trop rapides) et on entend une Rosina en version soprano ce qui n’est pas du tout la couleur voulue, là où on demande plus de délicatesse, plus de legato et une couleur plus sombre, vu le choix tragique auquel le personnage est soumis (suivre son amour ou suivre son Dieu). Dans cet air, tout doit être contrôlé, et notamment des agilités qui ne sont jamais triomphantes. C’est dommage, mais une fois encore se pose la question d’un style qui semble quelquefois se perdre.
Le parfait style rossinien, c’est la Sinaïde de Vasilisa Berzhanskaya qui nous l’offre, en une prestation qui mérite un seul qualificatif : référentiel. Elle remporte le plus gros succès de la représentation, pleinement justifié avec des qualités de phrasé, d’émission, de contrôle qui font que jamais la voix n’est dans l’excès, servant toujours le personnage, y compris dans les ensembles où on entend enfin sa présence (moins marquée à Aix à cause de l’acoustique) et qui en plus a la couleur voulue, la douceur, la maturité du personnage, tout en travaillant et la subtilité et les agilités qui sont une perfection. Devant un tel monument, on en reste pantois. Berzhansakaya est la très grande rossinienne, la très grande belcantiste des prochaines années, ne la manquez jamais.
Enfin, Michele Pertusi en Moïse continue de fasciner par la clarté de l’émission, la qualité de la diction française, sans aucun accent, l’autorité, l’humanité. Rossini est son univers depuis des années, et il est aujourd’hui la basse italienne de référence pour ces rôles. Comme à Aix, il frappe par la présence, par l’affirmation vocale, sans jamais surjouer, sans jamais exagérer : il forme avec Pharaon d’Espositio une paire qui devrait être un modèle de style pour tous les chanteurs. L’écouter est une leçon.
On l’aura vite compris, ce Moïse et Pharaon lyonnais a trouvé sa vérité et son rythme, il a trouvé les conditions acoustiques pour une exécution exemplaire, dans une mise en scène qui reste puissante et riche d’idées. Malgré quelques réserves, c’est une représentation de référence à laquelle il nous a été donné d’assister, et dans Rossini, c’est suffisamment rare de le souligner, et avec quelle joie !