Richard Wagner (1813–1880)
Tristan et Isolde, opéra en trois actes
Créé au Théâtre royal de la Cour de Bavière à Munich, le 10 juin 1865

Nouvelle production Opéra national de Lorraine
Coproduction Opéra de Lille, Théâtre de Caen

Musique et livret (non-surtitré) : Richard Wagner
Texte (surtitré français/anglais) : Tiago Rodrigues

Direction musicale : Leo Hussain
Mise en scène : Tiago Rodrigues

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lorraine

Chef de chœur : Guillaume Fauchère

Assistant à la direction musicale : William Le Sage

Décors : Fernando Ribeiro
Costumes : José António Tenente
Lumières : Rui Monteiro
Dramaturgie : Simon Hatab
Assistanat à la mise en scène : Sophie Bricaire

Tristan : Samuel Sakker
Isolde : Dorothea Röschmann
Brangäne : Aude Extrémo
Kurwenal : Scott Hendricks
Marke : Jongmin Park
Melot : Peter Brathwaite
Berger / Voix d’un jeune marin : Alexander Robin Baker
Timonier : Yong Kim

Danseurs, chorégraphes : Sofia Dias, Vitor Roriz

Nancy, Opéra National de Lorraine, dimanche 29 janvier 2023 à 15h

Il y a du concept à sa réalisation, une distance qu'il n'est pas toujours facile de surmonter. C'est en somme l'une des leçons qui remonte à la surface du Tristan et Isolde assez déroutant avec lequel le metteur en scène Tiago Rodrigues fait ses débuts dans le monde de l'opéra. Fruit d'une réflexion conceptuelle basée sur le rôle dramaturgique accordé au langage et au mythe, l'artiste substitue au livret de Wagner la rédaction personnelle d'un texte-commentaire imprimé sur plusieurs centaines de panneaux qu'un couple de danseurs-chorégraphes manipule et brandit parmi les interprètes. Le plateau modeste fait entendre l'Isolde vaillante mais inaboutie de Dorothea Röschmann ainsi que l'impressionnant Roi Marke du jeune Jongmin Park. À la tête de l'Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Leo Hussain se tire avec les honneurs des ressacs et des périls de la partition.

Sofia Dias, Vitor Roriz

 

Récemment nommé à la tête du Festival d'Avignon, le metteur en scène Tiago Rodrigues fait ses grands débuts dans le monde de l'opéra avec un Tristan et Isolde monté à l'Opéra de Lorraine. Connu pour son travail d'écriture et de scénographie, Tiago Rodrigues invente un théâtre qui interroge des mythes et des figures littéraires, pour les mettre en tension par la présence d'une forme de commentaire parlé et joué. Ce fut le cas pour la Bovary de Flaubert ou Karénine de Tolstoï et tout particulièrement Antoine et Cléopâtre à Avignon, qui demeure à ce jour l'un de ses spectacles les plus emblématiques et les plus aboutis. Dans cette pièce, il remplaçait le texte par son commentaire récité par Sofia Dias et Vitor Roriz à qui il confiait la charge redoutable de remplacer également la quarantaine de personnages. Les mêmes danseurs-chorégraphes interviennent dans ce Tristan nancéien avec un procédé assez similaire de distanciation-substitution et le langage chorégraphique comme élément central.

Avant d'analyser le procédé, on précisera au préalable combien le choix de Tristan n'est pas innocent pour quelqu'un qui considère qu'il y a chez Shakespeare comme chez Wagner une forme de croyance en un amour absolu qui est aussi ce geste radical capable de remettre en question toute une existence et transfigurer le monde qui nous entoure. Comme dans Antoine et Cléopâtre ((https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Antoine-et-Cleopatre/videos/Dialogue-artistes-spectateurs-sur-Antonio-e-Cleopatra-avec-Tiago-Rodrigues-69e-Festival-d-Avignon?autostart )), Tiago Rodrigues substitue au livret un texte rédigé par lui-même et dont il confie aux deux danseurs le soin de l'exposer. Intitulé "Amour trop amour" en écho à la dualité de "Tristan et Isolde", ce long texte épouse les contours du livret wagnérien tel un sismographe émotionnel qui en restitue les moindres variations. Inséré dans le programme et donné à lire librement au spectateur avant ou après la représentation, ce texte se présente sous l'aspect d'un grand poème en prose qui ne craint ni la naïveté ni les longueurs bavardes du livret dont il s'inspire sans vraiment le citer directement.

Le principe (à la fois simple et troublant) consiste à substituer au livret originel ce texte de Tiago Rodrigues, présenté d'un bout à l'autre de l'ouvrage sur de larges panneaux brandis à vue par Sofia Dias et Vitor Roriz en marge des chanteurs et de l'action proprement dite. Le concept présente une forme inévitable de défi et d'affrontement pour plusieurs raisons. La première est simple et tient à la personnalité-même de Richard Wagner. Inventeur et promoteur de l'œuvre d'art totale, le compositeur ne s'est pas contenté d'écrire ses partitions mais il s'est intéressé aux conditions scéniques dans lesquelles ses drames musicaux étaient représentés et surtout, il a rédigé lui-même les livrets de ses opéras. Ce faisant, il a été littéralement cet "auteur" qui a "augmenté" (du latin augere) des récits et des mythes qui préexistaient à ses propres œuvres. Wagner s'est réapproprié ces récits, ce que montre assez didactiquement le décor de Fernando Ribeiro en montrant sur plusieurs étages cette vaste bibliothèque – ou plus précisément, archive – contenant sur ses rayons le millier de panneaux sur lesquels est reproduit le texte qui nous sera présenté quatre heures durant. Cette allusion est intéressante ; elle renvoie au fait que Tristan soit désormais "archivé" socialement et individuellement, telles des strates culturelles auxquelles on ne fait plus attention, à moins d'une approche capable de créer une rupture pour réexaminer le drame sous un jour nouveau.

Samuel Sakker (Tristan), Dorothea Röschmann (Isolde), Scott Hendricks (Kurwenal), Jongmin Park (Marke), Peter Brathwaite (Melot), Sofia Dias, Vitor Roriz 

Les premières minutes du spectacle contiennent l'essentiel du principe qui sera développé par la suite – fascinant et long silence durant lequel les deux danseurs apparaissent avec des costumes et des gants qui rappellent la tenue des conservateurs manipulant des documents fragiles dans les réserves d'un musée. Saisissant avec une variation infinie de nuances de gestes et d'expressions ce qu'on pouvait considérer comme d'anodins fichiers blancs sur des étagères, ils proclament silencieusement au public une sorte de "ceci est mon texte". Il faut saluer cette forme de défi lancé aux spectateurs – une démarche à prendre ou à laisser, mais de toute évidence radicale et osée de la part d'un metteur en scène qui aborde pour la première fois l'opéra et se confronte à l'un de ses plus hauts chefs‑d'œuvre. En exposant le procédé, les dix premières minutes de ce spectacle concentrent à elles seules tout l'intérêt des quatre heures à venir :

Cet endroit est une archive de mondes imaginaires
Des mondes qui ont existé
Des mondes qui pourraient exister
Des mondes qui existeront toujours
Tous les mondes possibles
Tous les mondes impossibles À chaque visite de cette archive
On entre dans un monde différent
Aujourd'hui, on visite un monde
où l'amour est difficile
où l'amour est désir
où l'amour est désordre
où l'amour est chronophage
où l'amour est mortel
où l'on aime trop
où personne ne sait parler
où tout le monde chante en allemand
C'est absurde
Mais pas plus absurde que notre monde
Dans ce monde-là
la seule façon de communiquer
la seule façon d'aimer
c'est de chanter en allemand
aux sons de la plus belle musique
Musique difficile
Musique désir
Musique désordre
Musique chronophage
Musique mortelle
Musique trop musique
Nous sommes là pour être les traducteurs pour essayer de vous guider
Essayer de vous perdre dans ce monde
Nous allons faire la traversée
La musique nous mènera

Montrées à bout de bras sur des pancartes séparées, ces phrases liminaires précèdent le prélude proprement dit – en créant une tension qui se résout paradoxalement dans l'instabilité harmonique du célèbre accord. La danse fait irruption dans le discours musical, esquisse d'un lent pas de deux dont la multiplication se concentrera par la suite sur le ballet des panneaux signalisateurs.

La note d'intention parle de ces "légendes" rappelant au passage l'étymologie legenda ("ce qui doit être lu"). Là encore, la piste explorée ne manque pas d'intérêt car elle rappelle combien la dimension des livrets wagnériens doit s'appréhender au-delà de son apparent gigantisme verbeux et redondant. Le spectateur moderne ne lève plus les yeux vers le surtitrage dans le duo d'amour, préférant la plupart du temps se laisser envelopper par une musique et un chant dont la délirante volupté dépasse le suivi littéral des mots que les deux amants s'échangent à ce moment-là. En plaçant au cœur de sa mise en scène la lecture de ces "légendes", Tiago Rodrigues impose au spectateur une concentration qui prend le risque de ne pas fonctionner en continu sur toute la durée de l'ouvrage.

Les quelque 950 "légendes" documentent l'action comme le feraient des notices ou des cartels sous les tableaux d'une exposition. Ce faisant, ils créent de par leur abondance et leur systématisation, une confrontation directe avec le texte chanté qui, lui, est donné in extenso puisque l'œuvre est donnée sous sa forme lyrique "traditionnelle" et ne souffre d'aucune coupure. Cette confrontation vire au rapport de force, nettement défavorable à l'entreprise – certes audacieuse et intelligente – de la mise en scène. Le volume naturel de Tristan écrase la poésie du commentaire, réduisant sa dimension au mieux à une glose abstraite, au pire à une prose volontairement assez molle et encombrante quand la tension scénique retombe et qu'il s'agit de raconter les amours de "l'homme triste" et "la femme triste". Une version réduite abordant sous la forme de la performance cette "action en trois actes" aurait sans doute donné davantage de sens et d'efficacité au concept. Faute de quoi, ce sont des effets dans les changements de décors qui chercheront à capter l'attention et accompagner visuellement la ligne scénographique. Ainsi, ces rayons très densément remplis au I et qui, progressivement, se dégarnissent avec de très inutiles allusions végétales au II avant de finir presque vides au III, tous les cartons-légendes entassés tels des débris désormais inutiles et sous lesquels sera enseveli le corps de Tristan…

Samuel Sakker (Tristan)

On finit à la longue par se concentrer sur les deux protagonistes anonymes qui papillonnent autour de chanteurs qui semblent souvent abandonnés en scène, englués dans des gestes conventionnels, tant le contraste gestuel se fait à leur propre détriment. Observant et "légendant" la "légende" qui s'interprète sous leurs yeux, ils offrent au spectateur un double niveau d'interprétation qui rappelle indirectement – avec d'autres outils et d'autres critères – la production Sellars/Viola à Bastille. La vidéo chez l'un et le (pré/para)texte chez l'autre posent des problèmes de parasitage et de proportion qui nuisent à la perception générale sans générer véritablement l'effet dynamique tant recherché. Si le langage vidéo de Bill Viola a désormais terriblement vieilli (en remisant la mise en scène de Peter Sellars au rayon des antiquités décaties), la chorégraphie du texte-commentaire bute sur l'obstacle de la durée globale et la dimension méta-opératique d'un ouvrage qui fait échouer toute tentative de réduction strictement théâtrale. Tristan déplace explicitement du côté d'une métaphysique musicale un poème dont les protagonistes deviennent des archétypes, des idées et des sentiments sans corporéité. D'où aussi, l'échec assez naïf des moments "brechtiens" où apparaît le panneau marqué "épée", version ébréchée pour Tristan et arme symbolique pour Melot… Il conviendra donc d'attendre la reprise de ce spectacle à l'opéra de Lille et de Caen pour voir jusqu'où et comment ce travail de Tiago Rodrigues peut évoluer.

Au même titre que la mise en scène et la fosse, le plateau est une composante essentielle de la sainte trinité Tristanienne. Sans atteindre au problème de l'actuel cast parisien, le cast de la production de l'Opéra de Lorraine n'atteint pas le niveau escompté. L'idée de proposer à la mozartienne émérite Dorothea Röschmann le rôle redoutable d'Isolde fait ressurgir (sur le papier au moins) le projet d'un Carlos Kleiber invitant une personnalité comme Margaret Price à venir se consumer devant les micros de la Deutsche Grammophon. Les nuances et le phrasé trahissent une culture du chant qui regarde explicitement vers une expression chambriste. Hélas, l'héroïne se révèle très frêle dans l'impact et la projection, prise en défaut dès lors que les périlleux aigus se dressent devant elle et l'obligent à durcir une ligne qui menace de rompre dans le ressac des changements de registres. Les passages les mieux négociés sont ceux où la récitation prend le pas sur les éclats, la voix retrouvant alors une assise et des couleurs moins exposées. Le ténor australien Samuel Sakker passe à côté du rôle au premier acte, cueilli à froid et incapable de donner dans ses interventions une caractérisation et une présence qui lui permettrait de passer le rideau de l'orchestre. Le duo d'amour est négocié avec intelligence mais le timbre très prosaïque fait une nouvelle fois obstacle à l'expression. Ce n'est que dans le III qu'il fera entendre le meilleur de son interprétation – preuve d'une capacité à économiser des moyens certes modestes mais qu'il mettra à contribution de belle manière pour camper le délire et les accents des derniers instants. Aude Extrémo offre à Brangäne un instrument très dense et très sonore, d'une projection souvent impressionnante mais sans, hélas, d'une incarnation trop flottante – faute de qualités de prononciation qui lui permettraient de faire vivre l'intensité d'un texte exigeant de l'interprète une urgence et une brûlure intérieure parfaitement en phase avec son contenu. Scott Hendricks promène un Kurwenal assez anecdotique, obligé fréquemment de forcer pour se faire entendre, tout comme le Melot très pâle d'expression de Peter Brathwaite. Dévissant dans les redoutables allitérations de la voix d'un jeune marin, Alexander Robin Baker offre aux quelques interventions du Berger un timbre très clair et concentré. La belle surprise du jour est à chercher du côté de l'impressionnant roi Marke de Jongmin Park. La voix se déploie avec une ampleur et une densité qui signent dès les premiers instants la présence d'un futur immense interprète dont il sera intéressant de suivre l'évolution dans les prochaines années.

À la tête de l'Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Leo Hussain réussit une lecture qui met à profit une palette de timbres et de tempi très ductiles, mettant parfaitement en valeur la narration sans chercher à pousser le plateau dans ses retranchements. Les cordes n'ont pas l'ampleur capiteuse qui leur permettraient d'éclairer idéalement les émolliences et les ruptures mais par une recherche assumée des équilibres et des lignes, le chef réussit dans les scènes dramatiques à donner une carrure et une intensité plus à‑propos que les joliesses aseptisées entendues quelques jours auparavant dans la fosse de l'Opéra Bastille… On appréciera notamment la façon dont la battue suit les contours des derniers instants, installant une détente et creusant une ligne qui s'étire jusqu'aux ultimes accords. La jeune Florine Hardouin assure au célèbre solo de cor anglais une fière autorité, parfaitement relayée par des pupitres de cuivres qui négocient leurs interventions sans écueil majeur.

Dorothea Röschmann (Isolde), Sofia Dias, Vitor Roriz
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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