« Je ne pense pas inutile une confrontation brève entre la première manière et la seconde pour que le lecteur puisse avoir quelque lumière et mieux étudier et comprendre la musique de Verdi. […]
Dans la première manière, c’est le grandiose qui prédomine, influence des derniers opéras de Rossini, mais à côté du grandiose, il y a le passionnel qui ne domine pas moins cette musique.
Dans la deuxième manière, le grandiose diminue ou cesse totalement, et chaque personnage ne représente rien d’autre que lui-même. La passion, dès qu’elle est identifiée, n’a plus besoin de tant d’exagération et du coup le chant, même passionné, procède plus tranquillement. Les cantilènes sont moins larges, et plus légères, les rythmes plus mobiles, et plus découverts ; les motifs, en général, plus audibles, et vulgaires.[…]
Luisa Miller est le premier opéra digne de figurer en tête de la nouvelle manière de Verdi. Il fut représenté à Naples en décembre 1849, avec grand succès. »
(Etudes des œuvres de Giuseppe Verdi par A. Basevi, Florence 1859, p.156 e sq.)
Un exemple rare de critique de l'époque qui soit perspicace : il n’a que quarante ans cet Abramo Basevi (1818–1885), médecin toscan qui se pique de musique, dans la première étude importante consacrée aux opéras de Verdi, qui identifie avec précision l'évolution d’un compositeur qui mûrit : de la première partie d’une carrière qui l’avait vu protagoniste de passions chorales et d‘élans patriotiques remplis du Risorgimento à une dramaturgie nouvelle fille de la prise de conscience des résultats obtenus et de la nécessité de poursuivre vers d’autres horizons.
L’attention se concentrera toujours plus sur des protagonistes aux prises avec les passions du quotidien dissimulées seulement par commodité de temps en temps pour ne pas troubler des sensibilités de l'époque à fleur de peau.
Cachés dans des formes que Verdi est peu à peu en train d’abandonner, les signaux musicaux qui laissent entrevoir la pleine maturité sont nombreux : non pas des anticipations à rappeler pour des citations futures, mais plutôt la répétition générale d’atmosphères qui sous peu seront développées de manière achevée, comme la lettre de Luisa dictée par Wurm ou le duo du troisième acte entre Luisa et Miller où le langage orchestral s’apparente à La Traviata, ou encore, la rencontre Luisa-Federica, digne par moments des raffinements subtils de l’affrontement Aida-Amneris.
S’il ne s’agissait pas d’une seule et unique représentation en version de concert, nous serions formellement dans le Tirol de la première moitié du XVIIe siècle, pour ce concert de l’opéra de Monte-Carlo très réussi, qui voit une distribution all star pour le début de Roberto Alagna dans le rôle de Rodolfo.
Le ténor franco-sicilien n’a pas déçu les attentes, en mettant en lumière dans ce rôle aussi les caractères d’une voix de ténor idéale, au timbre d'argent, charnue dans le registre central et techniquement solide sur tout le spectre.
On passera sur les tensions épisodiques sur quelques extrêmes aigus et sur l’articulation des récitatifs aux notes de passage qui n’enlèvent rien à une interprétation subtile, et à un phrasé varié et expressif, soutenue comme toujours par une diction impeccable. Le grand moment de la soirée est son Quando le sere al placido d’une totale sûreté et au phrasé pas du tout évident.
Très applaudie aussi par le public la prestation d’ Aleksandra Kurzak, la compagne du ténor dans la vie, et pour laquelle Luisa est aussi une prise de rôle. Avec une voix lyrique à la belle couleur, à l’extension homogène, elle a dessiné une Luisa « en crescendo », précise mais prudente dans la vocalité du premier acte et plus à son aise dans la seconde partie . Les écarts à l’aigu des premier et deuxième actes mettent la voix en tension, mais les duos avec Miller et Rodolfo au troisième acte la voient totalement à son aise, aussi bien pour sa vocalité idéale que son interprétation engagée.
Troisième triomphateur de la soirée, le baryton polonais Artur Ruciński déploie une voix sombre et granitique mais un peu monotone, avec des aigus au soutien incertain. Son phrasé plutôt conventionnel et avare de nuances ne va pas avec la définition d’un rôle stéréotypé qui regarde désormais trop vers Donizetti et en terrible contraste avec ce Rigoletto qui peu après fera sensation.
Excellentes les deux basses, Vitalij Kowaljov, qui remplaçait Adrian Sâmpetrean prévu à l’origine et In-Sung Sim, dans une exécution anthologique du duo narratif très fin du deuxième acte L'alto retaggio non ho bramato, par le rendu de la parole verdienne. Kowaljov en particulier déploie une voix suave et charnue, techniquement sûre sur toute l’émission avec des aigus donnés sans efforts et bien projetés.
A retenir encore pour son timbre chaud typique des voix slaves la Federica d’Ekaterina Sergueïeva, jeune interprète aux moyens importants qui laissent bien augurer de futurs plus grands rôles ; enfin, les prestations d’Antonella Colaianni et Vincenzo Di Nocera sont à la hauteur de la distribution.
À la tête de l’Orchestre Philharmonique local, précis comme toujours, la direction solide du Maestro Maurizio Benini qui s’affirme à mesure que le spectacle avance.
Si la tendance à abuser des rallentando et stringendo qui prétendent souligner les moments de suspension musicale en conclusion d’arias ou de moments orchestraux ne convainc pas dans la première partie de l’opéra, la baguette reste très sûre pour conduire dans les moindres détails les divers pupitres, l’excellent chœur de l’Opéra et les chanteurs.
On arrive ainsi à un troisième acte touchant, en raison également de la très grande qualité des pages musicales, qui captivent l’attention du public.
À la fin du spectacle des applaudissements convaincus pour tous les interprètes et particulièrement intenses pour Alagna, Ruciński et Kurzak.