À l'approche du bicentenaire de Jacques Offenbach en 2019, les inédits refont surface. C'était à Lyon un surprenant Roi Carotte (déc. 2015, voir le compte rendu sur le Blog du Wanderer), c'était cette saison à Tours Les Fées du Rhin, c'est aujourd'hui à Strasbourg, Barkouf ou un chien au pouvoir. Cet opéra bouffe, créé la veille de Noël 1860 à l'Opéra-Comique, s'inspire d'un livret d'Eugène Scribe et Henry Boisseaux. L'œuvre ne recueillit pas le succès espéré, la faute en grande partie à une censure impériale qui craignait son fort potentiel subversif. Qualifiant la partition de "dérision perpétuelle de l'autorité souveraine de tous les temps, de tous les pays", elle contraignit les librettistes à changer le terme de "roi" en "gouverneur" puis en exotique "caïmacan". Il n'est pas étonnant dans cette entreprise, de retrouver ici une tentative d'évitement qui rappelle le procédé mis en place par Montesquieu dans ses Lettres persanes ou La Fontaine dans ses Fables. L'astuce consiste à critiquer ses propres mœurs par le biais d'une narration déplacée dans un contexte étranger qui prête moins le flanc à la critique.
Jamais redonné depuis ce mois de janvier 1861 qui le vit tomber sous les coups d'une cabale orchestrée par le pouvoir impérial (malgré une tentative de révision en 1871 sous le titre de Boule de Neige), Barkouf est de retour sous les coutures pimpantes d'une scénographie signée Mariame Clément. Cette dernière s'est risquée pour l'occasion à un remaniement des dialogues parlés avec l'aide de Jean-Luc Vincent. Véritable éponge à traits d'humour, le livret commandé par Offenbach se veut en adéquation parfaite avec l'actualité sociale et politique de son temps. Cette dérision est aussi fragile que la légèreté des intentions qui lui sert de motif. On pourra trouver dans le fil conducteur de nombreuses incohérences et des impasses ou des tunnels qui font parfois obstacle et débouchent sur un pétard mouillé. La minceur du conte politique et philosophique de l’abbé Blanchet éclate ici au grand jour, émaillée de running gags et d'interventions assez dispensables de pantomimes venant parfois s'intercaler entre des scènes.
Pour mater la rébellion des habitants de Lahore qui s'amusent à jeter les gouverneurs (caïmacans) par la fenêtre, le Grand Mogol décide de leur imposer un chien prénommé Barkouf. La décision vide également à humilier le premier ministre Bababek qui se serait bien vu nommé à sa place et qui se voit contraint de lui obéir et satisfaire tous ses besoins. Fruit du croisement entre une onomatopée française et le verbe anglais to bark (aboyer), le canin autocrate s'avère un gentil toutou, bien plus libéral dans ses arrêts que les velléités de cruauté de Bababek et ses sbires. Il faut dire que Maïma, modeste bouquetière et ancienne propriétaire de Barkouf, est passée par là et a réussi à faire croire à l'assemblée qu'elle seule pouvait traduire les aboiements en ordres intelligibles – la voix de sa maîtresse, en quelque sorte. Le caïmacan Barkouf-Maïma décide de baisser les impôts et libérer les prisonniers politiques. Il n'en fallait pas tant pour que le peuple se mette à chanter les louanges du royal canin. Il se mêle à cette histoire, une intrigue personnelle qui pousse Maïma à faire interrompre par Barkouf le mariage de son ancien fiancé Saëb avec Périzade, la fille de Bababek. Une seconde intrigue tout aussi intriquée fera surgir la menace d'une attaque des Tartares dont on apprend qu'elle a été favorisée par Bababek et les hauts fonctionnaires. Le vil personnage fomentera l'empoisonnement de Barkouf mais le projet avortera et le caïmacan tombera sous les coups des Tartares en défendant avec honneur la cité de Lahore. Il ne restera plus qu'aux comploteurs qu'à choisir entre le poison et l'empalement, tandis que le rideau tombe sur une lieto fine montrant Maïma épousant Saëb.
Les décors et les costumes de Julia Hansen rappellent une esthétique assez proche de celle de Laurent Pelly et cette manière de souligner les caractères par des repères visuels facilement identifiables. Il y a du Pyongyang dans ce Lahore décoré de ballons oranges et blancs, avec des militaires sanglés dans leurs uniformes vert olive avec casquettes plates et Périzade arborant, à défaut de porter le pantalon, une très féministe moustache. À l'acte II et III, l'action se déroule entre les hauts rayonnages d'un immense entrepôt dont les rayons sont remplis à craquer de dossiers d'opposants politiques et de secrets d'Etat. Les feuilles qui s'envolent et les cartons qui s'effondrent jettent dans ce décor une touche d'humour qui annonce le grand dérangement des péripéties politiques à venir. La niche de Barkouf trône au beau milieu de ce désordre, minuscule à l'acte II, gigantesque au III. Les couleurs criardes et le revêtement plastique rappellent la récente mise en scène et le décor de la Geneviève de Brabant du même Offenbach par Carlos Wagner. Si Barkouf reste invisible dans la partition (hormis quelques imitations à l'orchestre), Mariame Clément choisit de le faire apparaître à l'occasion d'un gag où le public s'attend à voir un molosse (la niche est secouée par des rugissements de fauve et Kaliboul s'en est sorti avec des vêtements déchirés), mais c'est un tout petit chiot qui s'enfuit et saute dans les bras de sa maîtresse. Point de gilets jaunes à l'horizon (on aurait bien imaginé le rôle-titre dans cette tenue de circonstance), mais des conspirateurs qui se dissimulent sous les masques des derniers candidats à la présidentielles. La salle éclate de rire en voyant arriver Bababek-Macron mais on peut regretter que l'allusion au mariage de Napoléon III (Saëb) et l'Impératrice Eugénie (Maïma) n'ait été mieux exploitée.
Vocalement, le plateau tient le cap, à l'exception de décalages assez flagrants dans les chœurs dès le lever de rideau. Rodolphe Briand réussit à se tirer d'une écriture syllabique qui fait de Bababeck un numéro d'équilibriste.
Mission périlleuse pour Pauline Texier (Maïma) dont les pleins et les déliés n'ont pas l'élasticité requise dans les changements de registres. Son amie Balkis est campée par le mezzo superlatif de Fleur Barron qui rivalise d'énergie avec le vaillant Stefan Sbonnik (Xaïloum). Patrick Kabongo est un brin étriqué dans son rôle de Saëb tandis que Anaïs Yvoz joue la carte de la vamp plantureuse pour Périzade. Loïc Félix réussit son numéro dans le costume de l'eunuque Kaliboul mais c'est le le Grand Mogol de Nicolas Cavallier qui rafle la mise, imposant une voix d'airain et une diction à se pâmer malgré un rôle limité à deux interventions.
Jacques Lacombe, successeur de Patrick Davin à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, sait ménager les effets et offrir de beaux moments comme ce début de l'acte III et cette valse chromatique qui ne laisse pas de hanter les esprits. Au-delà d'une lecture assez fine et résolument énergique, la conduite se borne souvent à une ponctuation rythmique paradoxalement très prosaïque, compte tenu des ambitions d'une écriture musicale, élégamment liftée aux entournures par l'incontournable Jean-Christophe Keck qui a reconstitué, au prix d'une recherche épique aux quatre coins de la planète, une partition probablement disparue dans l’incendie de l’Opéra-Comique en 1887.