Devant ce Tristan signé Heiner Müller, c'est le sentiment d'une évidence qui l'emporte, bien plus qu'une forme nostalgique de souvenirs sucrés-salés. Evidence d'une langue scénographique intelligible aussi bien aux témoins du Bayreuth de 1993–1999 qu'à ceux qui découvriraient cette production pour la première fois, à l'occasion du festival "Mémoires" organisé par l'Opéra de Lyon. Placée sous la direction de Stephan Suschke, plus proche assistant de Heiner Müller durant la période où il a dirigé de Berliner Ensemble, cette re-création a sollicité un travail de reconstitution minutieux. Les décors de Erich Wonder et les lumières de Manfred Voss ont été re-créés respectivement par Caspar Glarner et Ulrich Niepel, au plus près des indications d'origine. Bayreuth a rouvert pour l'occasion la malle aux costumes et plus de vingt ans après, c'est donc l'occasion de revoir les somptueux costumes de Yohji Yamamoto.
On aurait pu craindre une déception à l'idée de retrouver un spectacle conçu pour la scène du Festspielhaus, très différente de celle de Lyon dans ses dimensions propres et dans le rapport public-chanteurs. Le fait est que cette production conserve un impact et une force étourdissants, sans rien de fané ou d'amoindri dans le rendu visuel et esthétique. Certes, l'étrangeté des fines structures en plexiglas comme profil psychologique des personnages, peut aujourd'hui faire sourire mais elle ne dénature en rien l'équilibre visuel des scènes. La référence au colorfield painting de Mark Rothko plonge l'action de Tristan dans un univers de couleurs mobiles et abstraites, formes en aplats à bords indécis dont les surfaces varient d'un acte à l'autre (et parfois au sein même d'une scène). Si le peintre américain aimait à dire que "la couleur n'est qu'un instrument", c'est ici aux éclairages que l'on doit cette dimension spirituelle particulièrement sensible.
Tous commence avec ces évocations symbolistes de l'océan, deux minces bandes latérales où se projettent des reflets liquides, tandis que les couples Isolde-Brangäne et Tristan-Kurwenal sont confinés dans des espaces séparés, à la fois zones-éléments picturaux et espaces scéniques qui renvoient à la division sociale d'un intérieur traditionnel japonais. Inclinée en pente vers l'avant et sans aucune cloison, cette scène épurée donne à Heiner Müller la possibilité d'inscrire dans la mémoire du spectateur un schéma de significations oniriques d'une géométrie sensuelle sans limite. À l'ocre-orangé du I succède le bleu sombre du duo d'amour, avec cette thématique réitérée de la clôture et de l'enfermement auquel renvoie ces rangées de cuirasses entre lesquelles les deux amants se déplacent. Le danger est là, menaçant et omniprésent, avec cette allusion aux armes et à la chasse à courre dont ils sont les victimes inconscientes. Le danger surgira, comme toujours, de l'arrière : d'abord avec la projection du profil en ombre chinoise de Marke au moment où le navire accoste en Cornouailles, puis Marke et Melot surprenant les amants.
Au troisième acte, le rideau se lève sur un intérieur en ruine, dont la désolation morale est signifiée par un sol recouvert de gravats. Tristan gît dans un fauteuil tandis qu'un Berger aveugle commente l'arrivée d'Isolde comme un chamane qui relaterait des montées d'images. L'irruption d'Isolde se fait par une ouverture pivotante qui bientôt se changera en surface dorée éblouissante au moment de la mort de l'héroïne – l'or, associé aux prières de deuil en Asie, et qui renvoie ici à l'incandescence hiératique d'Isolde, littéralement consumée par la douleur et l'amour pour Tristan.
Annoncée souffrante au début de la représentation, Ann Petersen ne cherche pas à dissimuler des changements de registres parfois délicats dans les deux premiers actes. Si l'œil retient la ressemblance étonnante avec son aînée Waltraud Meier, la voix n'a pas la souplesse et les moirures qui lui permettraient d'exprimer la fièvre amoureuse de son personnage. Le dernier acte la trouve à son meilleur, parvenant à convertir le métal du timbre en une expression certes minérale mais réellement émouvante. Le Tristan de Daniel Kirch ne s'embarrasse pas de nuances pour empoigner son rôle avec un premier degré un rien irritant. Il garde pour le III des forces bien utiles pour pouvoir aller au bout sans grands dommages. Ce n'est pas forcément suffisant pour emporter l'adhésion mais on peut au moins saluer une technique solide et des qualités de projection à l'efficacité satisfaisante. Une belle surprise attend le public avec la voix intense et bien projetée d’Ève-Maud Hubeaux, Brangäne de beau format et qui réussit là sa prise de rôle. Le roi Marke de Christof Fischesser supplante en densité et en expression son Orest entendu la veille. La voix n'a pas le poids abyssal des grands aînés mais il réussit par un phrasé remarquable à transmettre sensibilité et émotion (qualités diamétralement opposées chez le Melot anecdotique et absent de Thomas Piffka). Egalement annoncé souffrant, Alejandro Marco-Buhrmester tient la bride haute à son Kurwenal, sans pour autant limiter ses impressionnants moyens dans les passages les plus intenses.
Des lauriers par brassées pour la direction d'Hartmut Haenchen ; au lendemain d'une Elektra d'anthologie, le chef allemand livre un Tristan de haute stature, aux effusions ardentes et passionnées, privilégiant tout du long une vision lyrique aux textures instrumentales finement ciselées. Le tempo se plie et évolue selon les variations d'une profonde respiration qui fait du mouvement un paramètre de l'émotion.