Michel Fau n'est pas un inconnu à Toulouse où il a déjà mis en scène Ariane à Naxos en 2019 et récemment Elektra en juin dernier. Omniprésent sur les scènes de théâtre et dans de nombreux films, ses incursions dans le domaine de l'opéra font apparaître un goût très éclectique pour les grands formats (Mozart, Puccini, Verdi) et les formes plus variées, entre opérettes et opéra comique (Désiré, Hahn, Adam), sans oublier une tentative dans le baroque avec Dardanus de Rameau. Avec Wozzeck d'Alban Berg, Michel Fau fait le choix (risqué) d'amalgamer à son univers hétéroclite et bigarré une œuvre dont la dimension et l'ambiguïté morale fonctionnent à contre-courant d'une lecture qui chercherait à faire de la seule illustration un horizon esthétique.
Le principe de cette scénographie repose sur le principe très simple d'un décor scindé en deux espaces qui contrastent violemment : un intérieur dans le plus pur style des films de la période expressionniste et en arrière-plan, une perspective avec façades baroques, statues antiques géantes rehaussées de couleurs et de lignes fluo bleues et rose-bonbon psychédéliques. Le décorateur Emmanuel Charles a placé au centre de la scène un lit gigantesque, dont les montants sont étirés et déformés de façon à créer un bel effet d'optique qui supprime d'emblée toute relation à une perspective autre que cauchemardesque et expressionniste. L'espace est ici littéralement "fantasmé", au plus près du trouble psychologique du personnage et la présence d'apparitions et autres "fantômes". Le modèle évident est à chercher dans les pages de la revue expressionniste Der Sturm, les décors de Paul Leni (Le Cabinet des figures de cire) et Walter Reimann (Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene), tout un vocabulaire visuel des années 1920 avec diagonales saccadées, des courbes inattendues forçant l’acteur à briser sa gestuelle, ambiances volontairement déstructurées pour traduire la déliquescence des principes naturalistes. Le cadre de scène de guingois ajoute une dimension anguleuse, qui contraste avec des plans abrupts s'imbriquant dans un jeu de surfaces râpeuses, sales et mouchetées de gris et de noir.
Au centre des intérêts, ce lit, vaste comme une barque soulevée par les flots, avec ces draps qu'on remonte et qu'on découvre et ces personnages qui apparaissent et disparaissent (Marie, l'enfant, un cadavre). Sur le lit s'allongeront à la fin de l'opéra Marie et Wozzeck tels Tristan et Isolde. Sur ce lit également – omniprésent d'un bout à l'autre de la soirée – l'enfant qui observe et réagit, impuissant et terrorisé par l'accumulation des scènes qui défilent sous ses yeux. Ce personnage muet qui clôt l'opéra avec le fameux "hop, hop ! hop, hop !" est ici au cœur de la dramaturgie et du décor. Michel Fau reprend à son compte la rhétorique expressionniste : d'une part, un personnage appartenant et émergeant du décor comme le produit de ce lieu transformé par le mal et d'autre part, ce même personnage comme miroir ou écran sur lequel se projettent les sentiments de terreur et d'anxiété que font peser sur lui les éléments de ce même décor environnant. Le décor, auquel il ne cesse de participer et d'appartenir, conditionne le jeu intensif de l'enfant (joué ici par Dimitri Doré), spectateur impuissant et témoin de la folie et de l'humiliation de Wozzeck, de l'adultère de la mère, de son meurtre et de l'accident mortel auquel succombe son père.
Par ce transfert d'autorité, l'enfant illégitime de Marie devient le personnage principal à la place de Wozzeck. La référence au cinéma expressionniste et au Cabinet du Docteur Caligari pourrait fournir une deuxième clé de lecture : la superposition de Wozzeck avec Cesare le somnambule, puis le retournement de situation à la toute dernière minute lorsque le spectateur comprend que toute cette histoire n'existe que dans le cerveau malade du narrateur. Dans son célèbre ouvrage "De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand" (L'Âge d'Homme, 1973), le critique de cinéma Siegfried Kracauer parle du décor expressionniste comme d'une "transformation parfaite d'objets matériels en ornements émotionnels".
Le travail de Michel Fau bute sur ce principe avec une obstination qui se limite la plupart du temps à de l'illustration ou du bricolage besogneux. Le travail de repérage des éléments du livret est de toute évidence fouillé, avec une attention souvent myope dans la volonté de tirer des mots une traduction visuelle au forceps. Il n'y a pas ici comme chez un Kosky ou un Tcherniakov (pour ne citer que deux spécialistes de mises en scènes "déviantes"), la distance et l'analyse qui pourraient créer du sens au-delà d'une galerie d'effets visuels surlignés mais sans naturalisme cependant. En témoignent ce meurtre final sans hémoglobine ou ce gant rouge symbolisant le sang et qui se dresse comme dernière trace de Wozzeck. "La lune est rouge" (Marie acte III, 2) et… la lune descend ou bien "la fumée montait de la terre comme la fumée d'un poêle" (Wozzeck à Marie acte I,3) et… la fumée monte du sol, "tu attrapes des salamandres" (Le Médecin acte I,4) et… on voit une salamandre géante grimper au mur etc. Il y a ici une façon de donner à voir des symboles littéraux et univoques, sans pousser plus loin les arrières plans ou chercher à mettre les images en relation et créer des ponts et des réseaux de sens.
Le maquillage, les costumes de David Belugou et les lumières de Joël Fabing prolongent à l'envi cette couleur expressionniste qui font par exemple de Wozzeck ce sempiternel grand escogriffe en caleçon long et casquette de corporation d'étudiant, dont le jeu d'acteur se limite à courir, bouche ouverte et langue tirée d'un bout à l'autre de la scène, armé de ce rasoir qui lui sert d'emblème et de blason ("Tu cours à travers le monde comme un rasoir ouvert, on pourrait s'y couper" lui dit le Capitaine).
Michel Fau dresse tout autour de lui une galerie de personnages truculents qui rappellent le théâtre façon boulevard du crime et Grand-Guignol, depuis le Tambour-Major jusqu'au médecin, en passant par le Capitaine ventripotent et pervers, tous arborent les mêmes yeux outrageusement bistrés, le teint blafard et les poses terrifiées. Seul l'enfant – ou plutôt le jeune homme – échappe à ce traitement, comme si sa robe de bure de pénitent ou de catéchumène faisait de lui le seul personnage réellement "innocent". Le livret nous dit qu'il est le fils de Marie, dont l'homonymie avec la pécheresse des évangiles renvoie à la première scène de l'Acte III et la lecture des passages concernant la femme adultère (évangile selon Saint Jean) et Marie-Madeleine (évangile selon Saint Luc).
Un autre célèbre "fils de Marie" surgit sous les traits d'un Christ tout droit sorti de la version 1927 du film de Cecil B. DeMille (The King of Kings). Fau opère une superposition avec le personnage de l'Idiot ou du Fou, littéralement "innocent", qui interrompt le charivari de l'auberge avec cette phrase prémonitoire "je sens une odeur de sang"… Puisant à plusieurs reprises dans les refrains populaires qui parcourent l'œuvre, le metteur en scène ne manque pas une occasion de compléter son album d'images comme par exemple dans la première scène de l'Acte II avec Marie qui chante "Ferme tes volets ma fille ! un petit tzigane arrive. Il va t'emmener par la main" (…) le petit ange du sommeil, regarde comme il court sur le mur". Sans surprise, surgissent un tzigane et un ange que l'on retrouvera plus loin incarnant les deux compagnons de beuverie dont 'l'âme pue l'eau-de-vie". Dans une scène précédente, c'est Andrès, le compagnon d'infortune de Wozzeck qui entonne "un lièvre au loin vient à passer et me demande si je suis chasseur. Chasseur, je l'ai été mais je ne peux tirer". Une baudruche géante de lièvre noir se met à gonfler et surgit de dessous le lit de l'enfant – façon lièvre de bande dessinée avec lunettes noires. Une image chasse l'autre, dans un continuum qui finit par lasser faute de progresser d'une scène à l'autre. Le recours à un lieu (espace) unique et le fait qu'un baisser de rideau sépare les actes, brise l'effet dramaturgique d'un chemin de croix, avec des scènes qui sont autant de "stations" vers un point de fuite.
On a le sentiment que la ficelle est grosse et fait long feu, cherchant sous la surface naïve des symboles comme ce pesant crucifix accroché au-dessus du lit et qui grossit d'un acte à l'autre pour finir par trôner de façon imposante, telle une pierre tombale au centre de la scène. Tout au plus, il nous restera l'énigme de la dernière scène à laquelle nous nous étions préparés mentalement depuis longtemps, pressentant que le "cheval de bois" subirait lui aussi, un traitement pas vraiment subtil. Les cloisons qui s'écartent laissent voir devant une échappée de façades baroques rehaussées de couleurs et de lignes fluo bleues et rose-bonbon dont nous notions plus haut le caractère "psychédélique", deux statues célèbres : la Diane chasseresse dite "Diane de Versailles" et le lion d'Amphipolis. Osons une interprétation en associant la première à la thématique de la chasse (la chanson d'Andres et "Le chasseur du Palatinat" du chœur) et le second à l'image employée quand Marie regarde défiler le Tambour-Major ("campé sur ses deux jambes comme un lion"). Wozzeck est la double victime expiatoire : Actéon changé en cerf par Marie/Diane et la proie déchiquetée par le lion Tambour-Major. L'enfant fait irruption sur son cheval cabré, avec sa couronne d'empereur. Doit-on y voir ce "Cesare" que le Docteur Caligari voulait exhiber ?
La distribution fait une place d'honneur à deux prises de rôles, le rôle-titre pour Stéphane Degout et Marie pour Sophie Koch. Ce n'est pas un mince défi pour deux artistes de ce rang-là d'aborder un répertoire aussi exigeant. La brièveté de l'ouvrage va de pair avec l'extrême difficulté de l'écriture vocale de Berg qui leur confère une palette expressive qui doit se conformer avec une exactitude redoutable à la maîtrise technique. On ne cherchera pas ici à jouer au jeu toujours dangereux et vain de la comparaison avec les interprètes "historiques". Nulle pédanterie et nul débat non plus sur le fait qu'aucun des deux n'a l'allemand comme langue idiomatique : l'accent ne saurait ici se poser en obstacle à la perception, si ce n'est la question de la prononciation pure qui n'est pas le point fort de Sophie Koch, surtout dans les passages où la contrainte des changements de registres doivent traduire l'instabilité psychologique sans sacrifier à la netteté du texte. D'une manière générale, le rôle de Marie semble moins naturellement familier à sa voix que ses Kundry, Alceste ou Fricka. Le timbre est remarquable mais la ligne se désunit par endroits, faute d'une émission régulière, contrastant avec la projection de Stéphane Degout en Wozzeck. Le baryton français puise dans ses réserves et un engagement de tous les instants pour camper cet alliage de fragilité et de douleur. Il fait entendre également des qualités de phrasé propres à l'expression mélodique et littéraire du livret.
Face à ce duo d'exception, le Tambour-Major de Nikolai Schukoff semblerait presque discret et timoré dans l'expression de l'éclat et de la veulerie. Les voyelles ouvertes et appuyées n'ont ni le narcissisme ni la cruauté d'un Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en Capitaine, qui réussit par un abattage et une présence en scène remarquables à faire oublier les décalages de sa première scène. Le vétéran Falk Struckmann est un Médecin acerbe et violent, que l'on se réjouit d'entendre à nouveau dans ce rôle sur la scène de Bastille en mars prochain. Margret est confiée à la mezzo Anaïk Morel, autre habituée du Capitole qui fait entendre un instrument raffiné et précis (pourquoi censurer dans le surtitrage de son air, l'allusion que fait le personnage au "juif" qui pourrait "astiquer et vendre comme des boutons" les yeux de Marie ?). Thomas Bettinger est un Andres très élégant tandis que Matthieu Toulouse et Guillaume Andrieux, respectivement premier et deuxième Ouvrier incarnent avec une belle sensibilité ces deux seconds rôles. Mention spéciale pour Kristofer Lundin, Idiot éclairé et Christ bouffon, qui sait capter l'attention par le brio du phrasé.
Fort du succès de Die tote Stadt qu'il dirigeait à Toulouse en 2018, le chef britannique Leo Hussain revient à la tête de l'Orchestre du Capitole pour livrer une lecture à la fois dense et soignée du chef‑d'œuvre d'Alban Berg. Les lignes ne sont pas exagérément soulignées, au bénéfice des timbres qu'il individualise dans un souci de transparence. On est un soir de première et cela s'entend. L'orchestre est encore sur la réserve quand il s'agit de lâcher la bride et exprimer plus librement le drame, notamment dans la scène du meurtre et les détails de l'affrontement à l'auberge, mais l'engagement et l'élan de la conduite harmonique donnent sur toute la soirée un cadre volontaire qui réjouit durablement.