Présenter lors d’un même concert deux Requiem invite forcément à la comparaison ; et lorsqu’Hervé Niquet et le Concert Spirituel mettent face à face le Requiem de Mozart et celui de Salieri, on se dit que le combat est bien inégal.
L’œuvre de Salieri, composée en 1804, possède des qualités évidentes : elle est contrastée et rigoureusement construite, et le compositeur ménage de très belles pages lumineuses (« Liber scriptus proferetur », « Domine Jesu ») qui rompent avec l’atmosphère inévitablement sombre de la partition. Salieri utilise également habilement les vents pour donner une couleur bien particulière à son Requiem : pathétique certes, mais aussi lyrique et avec une forme de mélancolie. Car le Requiem de Salieri n’est pas outrageusement tonitruant, il ne relève pas non plus du théâtre, mais il sait se faire par moments apaisé et presque intimiste – il ne faut pas oublier que, traditionnellement, la tonalité de do mineur utilisée ici exprime à la fois le deuil, la plainte, et la tendresse. Mais malgré ces qualités, l’écriture vocale reste très homorythmique et les pages solistes assez anecdotiques : dès lors, comment faire le poids face au Requiem de Mozart qui utilise le contrepoint avec tellement d’intelligence, et où les voix solistes apportent un tel relief dramatique à l’œuvre ?
Si l’on s’en tient strictement aux partitions, c’est un peu le combat de David contre Goliath mais dont Goliath sortirait vainqueur : il faut reconnaître qu’on ne peut pas mettre sur un pied d’égalité les deux œuvres. Pourtant, à entendre le chœur du Concert Spirituel, on se surprend à être un peu moins catégorique : les chanteurs font preuve d’une telle qualité de son que la relative simplicité du Requiem de Salieri sert finalement à mettre en valeur les voix. On se laisse convaincre par l’homogénéité des timbres et la beauté du son d’ensemble, qui apportent un éclat inespéré à l’œuvre et que la discographie n’avait jusqu’à maintenant pas su révéler. On regrettera seulement chez le chœur quelques imprécisions dans la prononciation des consonnes en fin de phrase, corrigées par la suite ; mais quel remarquable hommage les chanteurs rendent au compositeur !
i le Requiem de Salieri parvient à avoir autant d’impact, c’est aussi parce qu’il est fermement dirigé par Hervé Niquet. Les tempos sont vifs, ne permettant pas de grands déploiements lyriques (y compris dans les interventions du quatuor soliste) ou toute forme d’apitoiement, et c’est très bien ainsi : l’œuvre gagne beaucoup à ce souffle et à cette vitalité, servis notamment par le pupitre des vents qui occupe une place centrale dans la partition – et sur scène, les cordes étant reléguées à l’arrière et le chœur réparti en deux groupes de chaque côté. Si ce placement sert les vents et les voix, il est en revanche beaucoup moins flatteur pour le reste de l’orchestre qui passe par moments un peu inaperçu ; au disque en revanche (puisque le concert faisait l’objet d’un enregistrement) l’équilibre devrait être tout à fait intéressant et faire entendre des détails qui échappaient à l’auditeur depuis la salle.
Lorsque vient le tour du Requiem de Mozart, deux sentiments contraires apparaissent : on est d’abord évidemment subjugués par l’œuvre, dont la puissance expressive et la richesse d’écriture et d’orchestration sont rendues d’autant plus évidentes par la comparaison avec Salieri ; mais on trouve bientôt la direction trop intense, trop musclée pour laisser le temps à la musique de se déployer. C’est frappant, c’est puissant, mais aucun moment de respiration n’est laissé et on finit par être submergés d’intentions. Le son en revanche est toujours superbe, au chœur comme à l’orchestre, et on entend même davantage les cordes – on pense au « Rex tremendae » très bien dessiné et mené par les violons, ou encore au beau solo de violoncelle du « Recordare ». Si on comprend l’intention générale de cette lecture du Requiem, si on lui reconnaît évidemment de grandes qualités, on aurait tout de même aimé parfois davantage de souplesse et de lyrisme : dans le « Lacrymosa » par exemple, qui défile à toute allure et dont on n’a pas le temps de s’imprégner. Le chœur du Concert Spirituel a heureusement le dynamisme et la précision suffisants pour suivre la direction d’Hervé Niquet, et on retiendra peut-être tout particulièrement la prestation du pupitre d’alto, affirmée et solide.
L’œuvre est également servie par un quatuor vocal de tout premier ordre, que l’on avait assez peu entendu chez Salieri mais qui a davantage l’occasion de briller ici : Ambroisine Bré et Andreas Wolf font entendre un timbre et des graves superbes, Robin Tritschler fait preuve d’un engagement vocal et expressif impeccable, et si Valentina Nafornita est parfois mise en difficulté par la vivacité des tempos, qui l’empêche de parfaitement mener ses phrases jusque dans l’aigu, l’élégance du chant l’emporte. Un quatuor parfaitement équilibré et qui ne laisse aucun interprète en retrait dans les ensembles ; on aurait seulement apprécié que les interprètes puissent faire entendre une plus large palette de nuances, dont ils n’ont pu montrer qu’un aperçu mais qu’ils possèdent sans aucun doute.
Malgré quelques remarques générales concernant la lecture du Requiem de Mozart, ce concert à la Chapelle Royale n’en était pas moins d’une très grande qualité, et servi par des interprètes remarquables. Si tout cela est bien sûr un travail collectif, on tient à redire tout le bien que l’on pense du chœur du Concert Spirituel qui s’est imposé comme l’atout majeur de la soirée et a permis de rendre sa noblesse au Requiem de Salieri qui, sans cela, aurait pu passer inaperçu derrière l’œuvre de son illustre collègue. L’enregistrement à paraître sera sans doute un jalon indispensable dans la discographie consacrée à Salieri, qui ne cesse de s’enrichir et trouve ici d’arde