Le public de la Bayerische Staatsoper est toujours un peu fébrile lors des représentations de Wagner, et ce soir ne fait pas exception, où le théâtre affiche complet et où beaucoup de monde cherche des billets de dernier moment. On sent le théâtre de grande tradition qui pour l’occasion affiche une distribution de celles qui attirent les foules, même dans une mise en scène qui n’a pas toujours été appréciée.
La mise en scène de Richard Jones a un fil rouge, assez spectaculaire la construction d’une maison, qui peu à peu d’élève pour s’achever au troisième acte, prête pour accueillir le couple Lohengrin/Elsa. À première vue, le symbole est simple : la maison, la famille, le couple qui trouve sa réalisation dans ce projet assez monumental qui envahit toute la scène pourtant imposante de la Bayerische Staatsoper. Elsa, avant même l’apparition de Lohengrin, manie des briques, et passe au milieu de la foule pour construire : c’est dire qu’il s’agit d’un projet de vie que le spectateur comprend difficilement à première vue.
Si Lohengrin se réduit à un projet individuel, on ne voit pas l’intérêt d’une machine si imposante, mais visiblement le Brabant de Jones est en chantier. Un chantier qui fait de la maison non une maison individuelle, mais une construction d’Etat et toute la scène est envahie d'engins, y compris de grues qui très spectaculairement mettent en place le toit.
Quelques textes du programme de salle, et notamment Eupalinos de Paul Valéry rappellent le rôle symbolique de l’architecte et de l’architecture dans la vie de la cité. François Mitterrand avec ses grands travaux l’a bien compris, mais avant lui Louis XIV, et bien avant lui l’Athènes du Ve siècle. Le bâti est trace, et il est reflet.
Alors certes, il peut apparaître anecdotique et étrange qu’à la place du Parthénon, Elsa et Lohengrin construisent une maison Phénix, et la question de l’architecture se pose tout au long de l’œuvre comme chantier.
Or Lohengrin est peut-être, – hors le Ring- l’œuvre la plus politique de Wagner, dans le sillon de Rienzi sur le thème « Vie et vicissitudes de l’homme providentiel ».
Dans Lohengrin, l’homme providentiel apparaît comme par magie, descendant du cygne en armure étincelante comme chez Strehler jadis, ou un peu comme dans le Lohengrin bayreuthien actuel de Yuval Sharon, on y adhère parce qu’il est exceptionnel.
Jones invente autre chose, il invente le Lohengrin « primus inter pares », celui qui arrive en tee-shirt bleu, comme le peuple, et prend place avec le peuple pour construire la maison, c’est un Lohengrin du peuple par le peuple et pour le peuple, un Lohengrin authentiquement populiste. D’où cette image de la maison, qui n’est ni Versailles ni le Parthénon, mais la simple maison familiale où chacun peut se reconnaître. Un Lohengrin modeste, mais sauveur quand même, où le peuple est uniforme (en tee-shirt bleu), comme les rats de Neuenfels ((Mise en scène de Lohengrin à Bayreuth à partie de 2010 et jusqu’à 2015)), et où seuls les aristocrates ont droit à un costume individualisé au premier acte : Ortrud, Telramund, l’empereur Henri L’Oiseleur et le Hérault. Lohengrin et Elsa ne se singularisent que lorsqu’ils accèdent à la « caste », au moment du mariage et le peuple a droit à un costume de fête.
Que Lohengrin soit une histoire d’homme providentiel se lit aussi dans la manière dont il demande à Elsa, dès le départ de ne poser aucune question sur son origine ou son nom : l’homme providentiel est accepté tel que, tout d’un bloc, aveuglément, au nom de la « confiance », et cette adhésion aveugle est appliquée au privé comme au public : on est là aussi au bord des rites monarchiques de Versailles, où le roi dans sa journée, accomplit des gestes du quotidien (lever, repas, coucher, devoirs conjugaux, sous le regard de tous, comme des rituels qui sont des emblèmes de la vie de l’État, le roi étant une figure paternelle, comme le chef suprême d'une grande famille. Le politique se montre dans un quotidien symbolique, qui crée un rapport sacral entre le peuple et lui. Le pouvoir se doit de montrer qu’il est comme tout le monde d’un côté, mais que ses gestes quotidiens à lui sont des gestes créateurs. Au peuple et à l’épouse de se taire et d’obéir.
La mise en scène de Richard Jones remue un peu tout cela. Le monde de l’Empereur et du héraut est le monde du proscenium, la maison est derrière une paroi, où est l’espace du peuple et du chantier et Elsa est celle qui au premier acte passe de l’un à l’autre et donc transgresse le bel ordonnancement (d’ailleurs Telramund, qui est là pour préserver un certain ordre, essaie de l’en empêcher). Il y a un espace consacré qui est le proscenium, et un espace de vitalité qui est le chantier, mais ne nous y trompons pas : les deux espaces consacrent un même pouvoir, exprimé différemment. Pouvoir populiste et pouvoir aristocratique.
Elsa dans ce contexte est un grain de sable : c’est elle qui a pris la liberté de construire le chantier du nouveau monde (avant que Lohengrin n’apparaisse) et c’est elle qui exprime sa liberté à travers la question fatale qu’elle posera.
Une question qui est à la fois politique (on ne peut faire confiance et adhérer sur parole)… Et personnelle (liée non au mariage, mais au désir). Si on adhère à un être, si on désire un corps, on doit aussi connaître son identité, sinon, c’est nier toute humanité au rapport humain et au rapport sexuel, c’est mécaniser le rapport entre les hommes. Elsa n'est pas la hiérodoule qui devrait coucher avec Dieu-Lohengrin sans poser de question.
Avec leurs tee-shirts bleus, comme les rats de Neuenfels, Jones essaie de montrer l’indistinct, l’absence de signe d’identité ou d’individualité (voir la prédilection pour les uniformes des totalitarismes, qui effacent l’individu face à un collectif indistinct), les personnages du choeur s'individualisent au moment du mariage, comme si la cérémonie faisait rentrer dans une norme.
Jones essaie de montrer la force de d'un collectif d’un côté (la construction), mais en même temps l’inévitable construction des pouvoirs et des hiérarchies qui l’accompagnent.
Tous ces éléments peuvent alimenter une réflexion sur Lohengrin, qui comme Tannhäuser, est une œuvre pessimiste, qui montre que les lois de construction de toute société sont aussi la résultante d’une connaissance, et non d’une adhésion aveugle, la construction du couple Elsa Lohengrin est symbole de construction sociale ; Lohengrin essaie d’imposer la foi, qui est la loi du Graal et Wagner nous rappelle que la foi ne saurait-être un support de construction sociale, sauf à être structurellement anti-démocratique.
Et la situation est d’autant plus délicate que le peuple du Brabant est dans la peur de l’issue fatale et d’une défaite face aux ennemis de l'extérieur (à l'origine Henri l'Oiseleur vient recruter des troupes): Wagner souligne que la peur est le moteur de l’adhésion aveugle, on se confie à quelqu’un (voir Pétain en 1940, « je fais don de ma personne à la France » et le culte de la figure paternelle qui s’ensuit) croyant y voir la solution. Elsa est la seule qui n’aie pas peur comme le montre le premier acte où elle vit sa vie de « constructrice » qui défend des valeurs de l’humanité, qui sont valeurs de reconnaissance et de connaissance de l’autre, de refus de l’adhésion aveugle. En ce sens l’analyse de Yuval Sharon à Bayreuth qui voit en Ortrud une initiatrice de la libération des femmes est intéressante. Mais Jones fait cheminer une Elsa un peu plus isolée, la montrant autonome dès le lever de rideau, obstinée et décidée, avec ses briques – qui laissent le spectateur perplexe- dans les bras.
À la fin, la maison toute prête pour accueillir le couple restera vide, mais elle est construite et elle est bien du peuple ; peut-être en apprendra-t-il quelque chose, car le jeune duc de Brabant revient, et donc la continuité politique et dynastique est assurée. Au collectif de prendre l’initiative…
Plus on se penche vers le livret de Lohengrin, et plus il apparaît complexe et politiquement passionnant parce qu’il met le doigt, à l’époque des réveils des peuples et deux ans après les événements de Dresde, sur l’échec des solutions venues d’en haut et la nécessité de se prendre en charge. Et dans la mise en scène de Richard Jones, il y a le peuple en tee-shirt bleu soumis et dans l’attente, devant la paroi et devant l’empereur et puis ceux qui ont l’initiative et qui construisent : Lohengrin prend sa part de cette construction, mais avec les ambiguïtés sur son attitude évoquées plus haut.
Il y a dans cette mise en scène des éléments positifs, comme la lecture idéologique qui se cache derrière la construction de la maison, comme la symbolique-même de la maison, aussi bien nid privé, que maison publique, et donc noyau à partir duquel se construit l’État, plaçant l’empereur et le héraut (sur un fauteuil d’arbitre de tennis…) presque systématiquement côté cour, dans un coin de la scène, il décentre aussi la question du pouvoir dont tous les gestes sont rejetés latéralement (par exemple la signature du contrat de mariage, tout à droite sous les caméras, essentielles pour la com).
La décentration du pouvoir et donc sa relativisation sont montrées par la géographie de la scène, envahie par la maison en construction, véritable enjeu de la représentation. Jones en revanche s’intéresse moins aux rapports entre les personnages qui restent relativement conformes à la tradition, ce qui permet d’ailleurs à des distributions très différentes de s’intégrer dans la mise en scène.
C’est donc un travail réfléchi et au total assez stimulant, même si esthétiquement moins convaincant et un peu trop démonstratif : il y a quelque chose de caricatural dans ces constructions, ce chantier, ces costumes (les décors et costumes sont de Ultz) qui nuisent peut-être à l’impression d’ensemble et à la lecture de la trame, plutôt intelligente.
Et la construction du décor imposant et monumental, finit aussi par nuire à la musique et notamment au chœur distribué au premier acte sur une immense passerelle en hauteur, avec des décalages systématiques, et un son qui ne correspond pas à ce qu’on a l’habitude d’entendre de ce chœur excellent. Et de fait, dès que le chœur est sur le plateau et pas en hauteur, les choses s’arrangent et l’on retrouve la puissance et la clarté de la formation désormais dirigée par Stellario Fagone (puisque Sören Eckhoff est parti à Darmstadt).
Même impression initiale brouillonne de l’orchestre, dirigé par Lothar Koenigs (comme toujours après que Kent Nagano eut quitté la direction musicale du théâtre) notamment dans l’ouverture et le début du premier acte, problèmes de justesse, problèmes d’équilibre, son trop envahissant. Et peu à peu les choses se mettent en place, notamment aux deuxième et troisième actes. La direction de Lothar Koenigs est claire, en place – toujours un peu forte cependant, mais dans l’ensemble, sans être exceptionnelle, elle assure le bon déroulé de la représentation, ce qui lui vaut une ovation chaleureuse du public à la fin.
C’est évidemment la distribution qui avait attiré l’attention, dans un théâtre qui est l’une des références pour la musique de Wagner et qui proposait sur le papier quatre des voix les plus importantes aujourd’hui et en particulier une prise de rôle de Karita Mattila en Ortrud.
Anja Harteros depuis sa prestation à Bayreuth n’est pas apparue souvent sur les scènes, et ces représentations marquaient vingt ans de collaboration avec la Bayerische Staatsoper, mais elle a assuré la première et s’est fait remplacer pour les autres représentations par la jeune sud-africaine Johanni van Oostrum. Wolfgang Koch (Telramund) faisait partie de la distribution d’origine, tout comme Christof Fischesser (Heinrich der Vogler), quant à Martin Gantner (Heerrufer), il a assuré le rôle dans cette production à diverses reprises. Si l’on excepte Karita Mattila, pour qui c’est une prise de rôle, et la jeune Johanni van Oostrum, les protagonistes du plateau connaissent bien cette production qu’ils ont chantée à diverses reprises, c’est d’ailleurs aussi le cas du Lohengrin de Klaus Florian Vogt, qui l’a assuré aussi en 2012 et une fois en 2016.
Notons d’ailleurs qu’en 10 ans, pratiquement tous les ténors wagnériens de renom ont chanté cette production, Kaufmann bien sûr qui l’a créée, mais aussi Johan Botha, Peter Seiffert, Robert Dean Smith, Ben Heppner. On pourrait aussi le dire du rôle d’Ortrud, où l’on a vu Evelyn Herlitzius, Michaela Schuster, Waltraud Meier, Petra Lang.
Mais la production s’est construite au départ pour le Lohengrin de Jonas Kaufmann, qu’on peut voir sur le DVD qui en a été tiré. Voilà un rôle qu’il n’a pas beaucoup chanté, mais à qui il donnait une couleur mélancolique, très intérieure, voire torturée : un Lohengrin qui n’avait rien de lumineux, comme un humain portant le malheur des hommes sur son dos. Ce profil d’un personnage dans le doute convenait très bien à cette mise en scène ambiguë, il n’est pas sûr que les autres Lohengrin qui l’ont assumé en aient donné la même couleur.
On a tout dit du Lohengrin de Klaus Florian Vogt, cette vois étrange et nasale qui donne un timbre si particulier au personnage « venu d’ailleurs » avec sa technique hors norme et notamment ce soir, époustouflant de bout en bout. On se souvient de l’ovation qu’il a recueillie à Bayreuth qui s’est prolongée comme rarement, ce fut à Munich du même ordre, en un peu moins long, et il fait l’unanimité. Du point de vue du chant, c’est la perfection, qui émerveille le spectateur et le ravit.
Mais, ceci étant dit, soyons un peu pinailleurs. La perfection de Vogt, d’un Lohengrin qui semble être le Lohengrin de sa génération, il la porte de la même manière un peu partout, il promène le même Lohengrin de production en production, avec sa science phénoménale du chant, du phrasé, de la diction, sans vraiment différencier les Lohengrin qu’on lui fait jouer, et donc il promène un peu partout le même personnage et le même chant. On ne s’en plaint évidemment pas, mais on aimerait peut-être que ce chant prenne un peu la couleur de la production dans laquelle il s’insère. Cette menue réserve d’enfant gâté mise à part, Vogt est l’expression d’une telle perfection formelle et irradie une telle poésie que c’est de toute manière un enchantement.
Remplaçant au pied levé Anja Harteros, Johanni van Oostrum était Elsa. Nous avions entendu naguère (en octobre 2016) cette jeune chanteuse dans Eva des Meistersinger à la Komische Oper de Berlin et elle nous avait particulièrement plu. Voir à ce propos notre compte rendu sur le Blog du Wanderer
Nous y écrivions notamment : « Cette Eva est fraîche mais en même temps mûre et décidée, mais aussi consciente de ce qu’elle fait et elle a la couleur mélancolique nécessaire dans certains moments du rôle (deuxième acte), on entend dans ce chant aussi bien la joie que le drame, car il sait créer la tension aussi bien que le sourire et la détente. C’est une vraie découverte, et c’est en tous cas la meilleure Eva entendue depuis très longtemps (quasiment depuis Harteros à Genève il y a bien longtemps) »
On pourrait dire à peu près la même chose de son Elsa. D’abord le phrasé et la diction sont impeccables, et la ligne de chant émerveille par l’homogénéité, notamment dans les monologues du premier acte, seuls les aigus pourraient être un poil plus tenus . Elle interprète une Elsa fraîche, mais pas innocente, elle est au troisième acte une femme décidée. Son chant est coloré, l’interprétation du personnage est déjà élaborée. Pour un remplacement au pied levé, elle a tout d’une grande et il n’y a aucun doute, habemus Elsam. L’incroyable succès remporté devrait lui ouvrir désormais les portes des grands théâtres.
On connaît les qualités de Wolfgang Koch, non tant par la puissance vocale que par le soin donné au phrasé, à la diction, à la manière de dire le texte, à son interprétation et surtout à la couleur. Le personnage de noble engoncé dans ses certitudes et ne voyant pas arriver le changement est bien campé, et le jeu est engagé, comme toujours. Koch ce soir n’a peut-être pas les aigus qu’on peut attendre, mais il a la tension, la présence, en bref, il a tout le reste et son Telramund est vraiment de grand niveau.
Quant à Karita Mattila, il suffit qu’elle apparaisse au premier acte, muette et sculpturale, dans son tailleur gris au coin côté jardin, pour que tous les yeux se dirigent vers elle, tant sa présence est magnétique. Elle a longuement préparé le rôle, qui convient à l’état actuel de sa voix. Son deuxième acte est impressionnant par le phrasé, l'expressivité, la couleur, avec des aigus triomphants et l’engagement scénique confirme sa réputation de bête de scène : c’est une très grande performance qui montre, à l’instar de Waltraud Meier et dans un style différent qu’Ortrud demande une grande attention au texte et qu’il n’est pas seulement question de maîtriser des aigus. La voix fatigue un peu au dernier acte et les aigus du final, redoutables sont moins éclatants et sûrs que ceux du deuxième acte. Mais c’est quand même une leçon d’intelligence et de présence fascinante dans l’ensemble.
Complètent ce très beau quatuor Christof Fischesser en König Heinrich, au timbre chaud, et à la belle présence vocale, même s’il semble ce soir plus pâle et moins en forme qu’en d’autres circonstances ; il est vrai aussi que la mise en scène ne le met pas beaucoup en valeur. Quant à Martin Gantner en Heerrufer, il est comme toujours un chanteur sûr, qui ne fait pas d’étincelles, mais sans reproches, toujours juste, toujours présent.
Enfin, les quatre nobles brabançons montrent comme toujours l’excellence des rôles de complément à la Bayerische Staatsoper, et méritent d’être cités : Caspar Singh, George Virban, Oğulcan Yılmaz, Markus Suihkonen ainsi que les quatre pages venus du Tölzer Knabenchor, comme on le sait ce qui se fait de mieux en matière de chœur d’enfants.
C’était ce soir une représentation de répertoire. On aimerait que les productions d’autres théâtres ressemblent à cette représentation « ordinaire », mais l’ordinaire wagnérien à Munich vaut souvent exception partout ailleurs.