Gaetano Donizetti (1797–1848)
La fille du régiment (1840)
Opéra-comique en deux actes.
Livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard.
Créé le à l'Opéra-Comique de Paris.
Version avec monologues substitutifs des dialogues originaux en français établie par Mattia Palma et Saskia Kruse.

Direction musicale : Stefano Montanari
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie:Thomas Wilhelm
Dramaturgie : Mattia Palma, Saskia Kruse

Marie : Pretty Yende
La Marquise de Berkenfield : Dorothea Röschmann
La Duchesse de Crakentorp : Sunnyi Melles
Tonio : Xabier Anduaga
Sulpice : Misha Kiria
Hortensius : Martin Snell
Un Caporal : Christian Rieger
Un paysan : Dafydd Jones
Le duc de Crakentorp : Louis von Stebut

Bayerischer Staatsopernchor
Chef des chœurs : Christoph Heil

Bayerisches Staatsorchester

Nouvelle production
Création de la version française

Coproduction avec le Teatro di San Carlo, Naples

Munich, Nationaltheater, Mercredi 25 décembre 2024, 17h

Donizetti n’est pas le mieux servi à la Bayerische Staatsoper, et La fille du régiment, entré au répertoire en 1843, n’a pas été repris depuis 1935, et jamais dans sa version originale en Français (c’est le premier ouvrage original en Français de Donizetti). Ainsi, c’est la création de la version française à Munich…
Mais c’est un opéra-comique, qui contient des dialogues d’ailleurs importants pour l’intrigue mais le metteur en scène Damiano Michieletto a opté pour une autre solution remplaçant les dialogues par des monologues de la Duchesse de Crakentorp, devenant en quelque sorte partie active de la machination qui enlève Marie « la fille du régiment »  à ses soldats, la rend à l’aristocratie (La marquise de Berkenfield) dont elle est née par accident, et la livre au Duc de Crakentorp, son fils, pour arranger et étouffer le scandale de cette fille perdue et retrouvée. Et pour les fêtes (et sans doute au-delà), il a été fait appel dans ce rôle (parlé) à Sunnyi Melles, actrice particulièrement populaire en Allemagne, qui a d’ailleurs fait un triomphe.
Il en est résulté une soirée joyeuse, mais aussi poétique, car le metteur en scène Damiano Michieletto propose une vision qui tient du film d’animation, de la marionnette, de la boite aux images et aux merveilles, dans un Tyrol enneigé et finalement peu marqué par l’histoire réelle et les campagnes napoléoniennes, à un moment (1840) où en France explose la légende dorée de l’Empereur. D’ailleurs, le malicieux Damiano Michieletto n’affiche pas un seul drapeau tricolore quand la Marseillaise apparaît plusieurs fois dans la partition…
Musicalement, au milieu d’un plateau digne, un diamant qui explose de tous ses feux : le Tonio de Xabier Anduaga…
Récit d’un jour de Noël…

Un choix dramaturgique qui efface l’œuvre originale

Damiano Michieletto n’aime pas l’opéra-comique. En effet, lorsqu’il a mis en scène la création de la version originale (opéra-comique en français) de Médée de Cherubini à la Scala la saison dernière, où c’était habituellement la version italienne (1909) dans la traduction de Carlo Zangarini avec les récitatifs de Franz Lachner qui était proposée (C’est  dans cette version que Callas avait triomphé en 1953), il a déjà proposé un remplacement des dialogues par un texte qui proposait le point de vue des enfants de Médée, écrit par son dramaturge Mattia Palma.
Il retrouve l’opéra-comique à Munich, là encore une création de la version originale en français de La Fille du régiment de Donizetti, et là encore Mattia Palma écrit un texte (traduit ensuite en allemand par Saskia Kruse) de monologues qui se substituent aux dialogues originaux, dits cette fois par la duchesse de Crakentorp, l’actrice Sunnyi Melles.
Au-delà de la performance de l’actrice, et de son effet sur le public, on peut s’interroger sur ce choix qui détruit complètement l’effet de ce genre théâtral spécifique, et notamment la dynamique dramaturgique.

Si la Bayerische Staatsoper décide de proposer La Fille du Régiment en version originale, il serait préférable pour une première audition de proposer les  parties chantées et les dialogues qui sont indissociables puisque c’est la loi du genre, conformément en tous points à la version originale.
L’opéra-comique est en effet un genre spécifique, né en France et exporté ensuite ailleurs, où se mélangent parties chantées et dialogues : le plus célèbre, c’est évidemment Carmen, mais dès sa naissance au XVIIIe, l’opéra-comique a un répertoire de type varié, drames, opéras à sauvetage, comédies, et aura toujours à Paris son théâtre, aujourd’hui encore la Salle Favart la bien nommée, puisque l’inventeur du genre est Charles Favart.

En supprimant les dialogues dans l’œuvre, qui répétons-le, font partie de sa structure, Michieletto poursuit un but précis, qui est d’en transformer l’idée et la « philosophie », mais ce faisant, il prive le public de Munich de l’œuvre originale mais aussi de son sens.
Et c’est tout le problème dramaturgique de cette mise en scène.


Des références historiques qui éclairent les données « idéologiques » de l’œuvre.

Avec les monologues qui interrompent et arrêtent l’action, les parties chantées surviennent presque quelquefois par effraction et non dans la continuité d’une histoire, une histoire que Michieletto essaie d’éloigner… ou d’inscrire dans un monde neigeux et presque abstrait, la débarrassant volontairement de tous ses caractères historiques qui pour moi sont importants mais surtout de nombre de ses caractères comiques, qui sont déterminants mais ne leur substituant rien de vraiment frappant. Il essaie d’en faire une intrigue qui traite de genre et d’identité, dans le sillon des gender studies à la mode, comme le souligne le dramaturge Mattia Palma dans le programme de salle.

Michieletto agit comme si le comique de l’histoire était un peu suranné, un peu trop « populaire », que l’opéra-comique passant dans une salle d’opéra devait s’élever à des questions plus sensibles aujourd’hui, alors qu’il n’est pas certain que l’œuvre originale ne dise pas aussi des choses aussi sérieuses sur le monde, la société et les hommes, hier comme aujourd’hui…

Ainsi d’abord éloigne-t-il toute référence historique.
L’année de la création de l’œuvre (février 1840) est aussi celle du retour des cendres de Napoléon (décembre de la même année), on est en plein moment de ce qu’on a appelé la « légende napoléonienne » où l’éloignement temporel aidant, la figure de Napoléon devient mythe et ses conquêtes épopée. C’est le moment où des histoires circulent en France qui grandissent les armées françaises conquérantes à l’étranger. Ce sera par exemple Balzac en 1841 dans Une ténébreuse affaire mais déjà Stendhal, dans sa Chartreuse de Parme (1839), racontait parfaitement cette fascination pour Napoléon et les librettistes lui empruntent l’élément clé de l’histoire.
Dans le roman de Stendhal, le héros, Fabrice, est un enfant des amours d’un officier français, le lieutenant Robert, et de la fille d’un aristocrate italien, le marquis Del Dongo, tout comme Marie est fille des amours d’un officier français, le capitaine Robert, et d’une aristocrate tyrolienne, la marquise de Berkenfield, qui au départ se fait passer pour la tante de Marie et révèle être sa mère. Une petite étude chronologique[1] nous mènerait sans doute autour de l’entrée des français à Milan, en 1796, seul moment possible pour que la Berkenfield ait pu tomber sous le charme d’un Robert (Milan était autrichienne avant l’arrivée des français…). Tout cela est un hasard pas vraiment objectif et il est probable que les librettistes avaient lu le roman de Stendhal (Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée… nous dit la première ligne), au succès limité à des cercles intellectuels réduits à sa sortie et qui connaîtra un franc succès des dizaines d’années plus tard…

L'armée sympathique : le régiment (acte I)

Cette armée sympathique qui a décidé d’adopter Marie, de l’élever et de s’en porter garant, n'est évidemment pas l’armée de conquête qui terrorise les campagnes allemandes ou autrichiennes comme le montre la toute première scène de l’œuvre : très vite, le spectateur ne peut voir en elle l’armée de l’ogre.

Les tyroliens (terrorisés?) Acte I

Il y a dans le livret non pas tant l’opposition français sanguinaires/étrangers victimes que celle plus subtile d’une armée populaire assez bonhomme et d’aristocrates forcément porteurs des valeurs anciennes : il s’agit de rappeler ce qu’ont changé les valeurs de la révolution, exportées en Europe par les armées napoléoniennes (selon le roman national…). Les aristocrates locaux et la population sont terrorisés par ces soldats (et cela aussi, c’est historique) mais ne sont pas exempts non plus d’ambiguïtés. La duchesse de Crakentorp essaie de marier Marie à son fils le duc, qui a une place enviable en Bavière, royaume alors allié à la France napoléonienne qui a reçu notamment en récompense le Tyrol. La Marquise de Berkenfield (ce nom est-il d’ailleurs un jeu allusif des librettistes avec le nom du roi de Bavière Maximilien 1er qui était comte de Birkenfeld ?) est un personnage tout aussi tiraillé puisqu’elle a à la fois cédé jadis assez vite au charme d’un officier français, qu’elle suit l’armée pour reprendre sa nièce/fille, tout en craignant la soldatesque tricolore… Tous ces aristocrates locaux essaient donc de s’arranger avec les transformations du monde, ils ne résistent pas, ils s’en accommodent… Tout cela existe dans le livret, dont le ton est d’ailleurs très différent au premier et au deuxième acte.

 

Que nous raconte le livret ?

Paysans contre épouvantail français…

Le premier acte est construit autour du régiment, de la vie militaire de Marie, le second autour de sa famille, et de sa nouvelle vie avec pour l’un une couleur plutôt joyeuse avec une Marie vive et décidée genre garçon manqué l’autre une couleur plus mélancolique avec une Marie résignée et insatisfaite.
Le sergent Sulpice est le médiateur de toute l’affaire : c’est lui qui protège Marie, mais c’est aussi lui qui devine derrière Madame de Berkenfield celle qui recherche Marie, car il est la mémoire de cette aventure. En même temps, il sera celui sur lequel la marquise se reposera et à qui toujours elle se confiera.
Toute l’action progresse par les dialogues entre les personnages, qui les dessinent et leur donnent une profondeur, même si Donizetti la fait aussi avancer par la musique, ce qui est nouveau pour l’époque.
La duchesse de Crakentorp dans ce schéma n’intervient qu’en toute fin, pour que Marie épouse son fils, ce à quoi la jeune fille (très jeune) se résout sans envie, car Marie, de vivandière décidée et pleine de vie, devient en deuxième partie obéissante et soumise. Là encore, les dialogues appuient l’évolution du personnage. C’est l’intervention du régiment, « père adoptif » de Marie avec Tonio qui essaie d’empêcher ce mariage arrangé de se faire… Il s’agit aussi discrètement de faire sentir au public que l’ère des mariages aristocratiques arrangés pour raisons économiques ou  d’élévation sociale est révolue dans la France de 1840… Et Tonio, qui s’est engagé dans l’armée française, a gagné ses galons en quelques mois sur le champ de bataille et donc gagné Marie par son mérite et non par sa naissance. Dans la France de Napoléon, c’en est fini des privilèges aristocratiques.

Le maintien des dialogues n’empêche d’ailleurs pas de changer complètement les contextes de mise en scène, comme ce fut le cas à Bergamo, au Festival Donizetti 2021, dans la production de Luis Ernesto Doñas qui a transféré la trame à Cuba, et a proposé un travail qui fonctionnait parfaitement, avec les dialogues originaux, mais colorés différemment d’une révolution (française) à l’autre (castriste).

 

Le parti pris de Michieletto

Le choix de Damiano Michieletto est celui d’inscrire la trame dans le récit de la duchesse de Crakentorp, désireuse de « placer » son fils Scipion et de lui faire épouser Marie. Dès le début cette intention est affichée, et le récit de la duchesse prend la forme de monologues interrompant les chants et fixant l’action par des changement d’éclairages (d’Alessandro Carletti) qui créent des « arrêts sur image ».

Les aristocrates, figures du passé

Le personnage de la duchesse, comme les figures d’aristocrates de toute la représentation, est nettement inscrit dans un style XVIIIe (robe à paniers perruques monumentales etc… très bien caricaturés par les costumes d’Agostino Cavalca), et Michieletto indique ainsi clairement les deux mondes, celui du passé (Crakentorp, Berkenfield) et celui du présent, mais aussi l’opposition entre Scipion, version masculine de sa mère, en petit marquis XVIIIe caricatural vaguement féminisé et Tonio, au départ vêtu en culotte courte, comme un ado attardé (n’oublions jamais la jeunesse des protagonistes), puis devenant soldat « un-homme-un-vrai » face au petit marquis. C’est la vision de Michieletto, mais ça n’est pas le livret où Scipion est évoqué mais jamais représenté.

Acte I

En même temps, toute la trame se déroule dans une sorte de boite blanche, comme une boite à poupées et quelques troncs sur le plateau, avec au premier acte, un fond représentant une forêt, suggérant la nature, la liberté, dans laquelle s’inscrira à la fin de l’acte une seconde scène représentant l’espace privé aristocratique de la marquise comme une bulle intempestive dans cet Eden qu’on perd.

Acte II

Au second acte, même décor, mais au fond, un tableau évoquant la forêt du premier acte, comme résumé des nostalgies de Marie. Peu de meubles, peu d’objets, avec comme signe d’opposition entre les deux mondes les instruments de musique, le tambour, pour le premier acte, qui fait la joie de Marie et du fameux Rataplan, et la harpe au second acte, instrument de salon pour jeunes filles rangées.

Misha Kiria (Sulpice), Dorothea Röschmann (la marquise de Berkenfield), Pretty Yende (Marie) à la harpe…

Par son choix Michieletto détruit l’originalité de l’œuvre, faisant des parties chantées l’illustration d’un discours monologué supposé expliquer la trame mais qui la rend confuse et enlève à ce théâtre bonne part de la théâtralité.

L’opéra-comique porte en lui quelque chose de très concret, justement à cause des dialogues, qui éclairent les rapports entre les personnages, leurs réactions et orifilent nettement leur caractère. En ôtant les dialogues, Michieletto enlève aux personnages une réalité, il les éloigne du public, et c’est pour moi une erreur voire un contresens, sinon une lâcheté. En ne voulant pas affronter le genre dans sa spécificité, il fuit une réalité pour en offrir une autre, la sienne, respectable certes et cohérente mais ce n’est pas « La Fille du régiment » qui a été vue à Munich, mais une adaptation.

Et cela vient d’une idée qui court depuis longtemps (et déjà au XIXe) que les dialogues sont utilitaires, des sous-produits à côté de la musique, et qu’on peut donc les triturer, les remplacer, les supprimer. C’est ce qu’on fit justement pour Carmen en leur substituant les récitatifs d’Ernest Guiraud. Or le caractère de l’opéra-comique est d’être hybride, et visiblement, encore aujourd’hui, cette hybridation gêne parce qu’aussi bien le passage aux monologues n’a pas eu l’air de remuer tant que ça. Je soupçonne que toucher à Donizetti que beaucoup n’estiment pas à la hauteur d’autres compositeurs italiens, et en plus à La Fille du Régiment, qui n’est pas une œuvre sérieuse voire un peu « cucul la praline » comme dirait Kosky, ce n’est pas pécher… Or, toucher aux dialogues peut être une pratique dans l’opérette, mais pas à l’opéra-comique. L’opérette est un genre plus élastique, plus branché sur l’hic et nunc, dont les dialogues varient sans cesse avec des inserts, des allusions à l’actualité, avec les distributions, les lieux où elle est jouée etc… Pas l’opéra-comique.

C’est tout le paradoxe de la soirée, parce que malgré tout, même sur ces bases à mon avis très discutables, le spectacle fonctionne et obtient un joli succès de la part du public qui sans doute découvre l’œuvre. La production fonctionne parfaitement comme « divertissement des fêtes » et donc ne provoque aucun remue-méninge. Elle fait rêver, fait voir des personnages comme sortis d’un album pour enfants, presque d’un conte de Noël : ce n’est pas un hasard si c’est le blanc qui domine, le blanc-neige, le blanc-Noël, et tout est blanc, y compris les uniformes des soldats français alors que le blanc est le symbole de la Monarchie absolue et de l’ancien régime. Et le drapeau du régiment est frappé des fleurs de Lys, comme si même l’armée française était débarrassée de son côté napoléonien et donc révolutionnaire tout en tricolore, pour devenir elle aussi une armée un peu abstraite, une armée de rêve toute prête à pactiser avec les aristocrates locaux. Michieletto efface les références à l’Histoire, mais en même temps fait perdre beaucoup de sel à cette action, qui est d’ailleurs démonstration moins que les armées napoléoniennes réputées féroces étaient en réalité « gentilles » que porteuses de valeurs révolutionnaires où ce qui compte c’est le mérite et non la naissance.
Tout le final est un final syncrétique où les frontières des classes qui apparaissaient infranchissables (voir les difficultés de la nouvelle « éducation » de Marie) s’effacent pour faire apparaître d’autres vérités, et d’abord celle très conformiste de l’amour, Marie-Tonio mais aussi le vieil amour Berkenfield/Robert, ce qui est un peu la loi du happy-end, mais aussi deux vérités plus sociales.

  • D’une part, Marie la vivandière, a priori un scandale pour la bonne société réunie par la marquise, la séduit par sa gentillesse et sa modestie : les qualités humaines dépassent les préjugés sociaux.
  • D’autre part, la Marquise elle-même jette aux orties ses peurs sociales et retrouve en elle la jeune fille qu’elle fut et qui s’offrit à un soldat napoléonien jadis, pour laisser au dernier moment sa fille Marie épouser qui elle veut, et en l’occurrence son soldat chéri, Tonio, qui reproduit ainsi le geste maternel de jadis, officiellement et non plus dans la clandestinité.

Image finale

Ce sont deux éléments que l’histoire de 1840 affirme et qui valent bien les gender studies de notre époque  qui non seulement n’ajoutent rien de bien intéressant à l’histoire, et ne se justifient pas et suppriment d’autres éléments à mon avis plus « humanistes » et plus illuministes, mais qui s’occupe aujourd’hui des Lumières et de la tolérance ?

 

Une question de genre ?

En effet, même si Marie est habillée en soldat au premier acte et jure comme un charretier (ou un soldat), elle est toujours une fille, comme le dit le titre de l’œuvre, elle est la fille du régiment, et le « régiment » agit comme « père » et de plus un père affublé de la morale bourgeoise de l’époque, voulant faire épouser à sa « fille » un époux désigné (en l’occurrence un soldat). Et la faisant vivandière, le régiment lui donne une fonction strictement féminine, respectant donc parfaitement les règles qui placent les femmes à des fonctions précises qui leur sont réservées. Elle est fille et femme, elle aime qui elle veut (Tonio, un tyrolien, au grand dam a priori des soldats) aucun problème de genre là-dedans. Elle n’est ni une femme déguisée en homme (Fidelio), ni une femme qui chante un rôle masculin comme Cherubino ou Octavian.

Mais ce qui est juste dans la vision de Michieletto, c’est que, dans l’ambiance soldatesque du premier acte comme celle aristocratique du second, elle est assignée à une fonction féminine : ce que doivent faire les femmes à l’armée, ce que doivent faire les jeunes filles aristocratiques.
D’ailleurs, quelle que soit sa position, Marie n’est jamais une révoltée : elle se soumet (avec joie) aux lois du régiment, comme la bonne fille de la famille « régiment », obéissant à son « père », et elle se soumet, en revanche avec résignation et nostalgie, aux lois de la bonne éducation aristocratique, en regrettant sa vie de régiment mais en s’y soumettant bon gré mal gré par amour pour son autre famille, la vraie.

Fin de l'acte I, passage d'une "famille" à l'autre

Bien plus, la présence de Sulpice au deuxième acte reconstitue d’une certaine manière une « vraie » famille, il est le représentant du régiment (le « père ») tandis que la marquise laisse découvrir, par Sulpice, justement, qu’elle est en réalité la mère de Marie, et « père » et mère sont d’accord pour lui faire épouser Scipion, le duc de Crakentorp, ce que Marie accepte, avec amertume, sans jamais se révolter, malgré les efforts de Tonio.
Dans cette ambiance étonnante entre régiment, Napoléon, aristocrates d’ancien régime, Marie suit le parcours imposé des jeunes filles du temps, jusqu’au mariage arrangé, auquel elle se soumet. L’opéra-comique mime parfaitement le cursus « horrorum » de la vie des jeunes filles du temps jusqu’au moment ultime où ce n’est ni mariage ni Sulpice ni Tonio qui la libèrent du carcan social, mais la Marquise elle-même, sa mère, qui rompt son propre carcan et jette elle-même promesse de grand mariage et d’ascension de sa fille (compensatoire de sa naissance clandestine), pour l’autoriser à vivre sa propre vie. C’est l’inversion totale du schéma de la comédie traditionnelle, où les jeunes amants emportent le morceau contre les parents ou (en général) le père rétif après moult agitations et complots (voir le Barbier de Séville ou les comédies de Molière), c’est ici la mère qui délie tout, c’est elle qui est elle-même le Deus ex machina et qui tranche un nœud gordien que tout le monde était prêt à continuer de voir serré. La femme qui libère et se libère, c’est la mère et non la fille.
On peut en comprendre les raisons.
D’une part, comme on l’a dit, elle ne peut refuser à sa fille ce qu’elle a elle-même fait dans sa jeunesse, épouser l’amour… mais d’autre part, elle rompt la convention sociale, et avec elle toute l’assistance (aristocratique) qui devait être là pour vérifier que Marie avait « les papiers en règle » pour épouser Scipion le duc, et prétendre à entrer dans la haute noblesse, et qui prend fait et cause pour la jeune fille sur sa bonne mine, au nom de cet esprit « napoléonien » et « postrévolutionnaire » qui inonde aussi La Chartreuse de Parme de Stendhal et qui fait qu’on doit aimer qui on veut au-delà et à la barbe de toute convention.
Plus que Marie – et même de Sulpice- c’est la marquise qui garde cet esprit « Stendhal ». Et quand dans l’image finale Michieletto montre Marie et Tonio qui se « libèrent » pour vivre leur « Eden » amoureux sur fond de forêt, il fait erreur de lecture, voire contresens. La libérée, c’est la maman.

En annulant les dialogues, Michieletto sacrifie donc bonne part de la vérité de l’œuvre, et surtout aussi des personnages qui se définissent plus par les dialogues que par leur chant, comme Sulpice, dont l’importance naît dès le premier acte de ses dialogues avec la marquise de Berkenfield. Les dialogues font essentiellement apparaître les vrais profils des deux personnages qui semblent des utilités avec les seules parties chantées. Sulpice a bien des morceaux chantés et notamment des ensembles, mais son rôle très étonnant de protecteur et de garant de l’éducation traditionnelle et de père substitutif n’apparaît que par les dialogues. Quant à la marquise, elle a peu à chanter, et c’est vraiment par les dialogues qu’on découvre qu’elle n’est pas une caricature, ni une aristocrate bornée, mais simplement guidée par l’obsession de compenser l’abandon de sa fille par son établissement au plus haut niveau de la grande noblesse, un profil profondément aimant, comme le montre son retournement final.

Pretty Yende (Marie) face à elle-même, une autre elle-même ?

En transformant le sens du final, où Tonio et Marie se débarrassent de leurs oripeaux (soldat et fille de bonne famille) pour rejoindre le tableau idyllique (la forêt, qui indique le temps des amours de jeunesse du premier acte), laissant ainsi toute l’assistance et faisant d’eux des protagonistes de l’histoire, Michieletto fait croire qu’ils avaient eu sans cesse l’initiative, alors que toute l’affaire est en réalité menée par Sulpice et la marquise et résolue par la marquise, mais il veut démontrer aussi que l’amour s’accompagne du retour à « l’identité rêvée », paysan tyrolien pour l’un et vivandière pour l’autre.

J’avoue m’interroger sur cette question de l’identité : Tonio, paysan tyrolien a priori ennemi des français jette aux orties ses éventuelles convictions et par amour non seulement s’engage dans l’armée française, mais en plus devient un héros de guerre (ses galons dorés au deuxième acte) : il n’a pas l’air si remué par son identité, et plus remué par son amour… Stendhal toujours Stendhal…
Pour Marie, enfant abandonnée, cela peut se poser de manière plus aiguë. Le régiment est son « île heureuse », Sulpice son tuteur en quelque manière, et quand la marquise discute avec Sulpice, celui-ci immédiatement révèle qu’il en sait plus qu’il n’en a dit à Marie. Il devient alors celui qui rend Marie à sa famille, et celle-ci, au nom de cette famille retrouvée, est prête à tous les sacrifices pour plaire à sa tante et surtout à sa mère quand elle apprend qu’elle est en réalité sa fille et non sa nièce. Sulpice, toujours lui, invite aussi Marie au sacrifice de sa vie, « pour son bien »… même si elle aime Tonio. Tout cela est donc plus complexe qu’il n’y paraît, et bien plus subtil. Le personnage de Sulpice est plus fouillé, plus ambigu (aime-t-il la marquise, veut-il succéder dans son cœur au capitaine Robert ?), et celui de Marie également, qui a appris auprès des soldats les vraies valeurs humaines qu’elle s’applique lorsqu’elle est chez sa tante/mère. Stendhal encore…

Les monologues qui interrompent l’action chantée dans la mesure où ils sont dits par la duchesse de Crakentorp qui dans la version originale n’apparaît qu’au début du deuxième acte et dans la scène finale, changent évidemment le regard sur l’œuvre : ils ont plusieurs effets :

  • Ils éloignent l’action, en font une sorte de tableau vivant musical sans bien définir les caractères comme on l’a vu plus haut. Et ils font de l’action une sorte d’illustration du discours forcément orienté de Crakentorp (elle veut placer son fils…), du coup, fausse route…
  • Ils ajoutent des éléments qui ne sont pas dans le livret et en gauchissent le sens. Par exemple ce Scipion, le fils caricatural, qui devient ainsi une sorte de repoussoir visible et présent, alors que le livret en fait un absent, et plutôt clairement un indifférent (il se fait représenter au mariage) lointain qui laisse imaginer ce que sera la vie esseulée et sans amour d’une Marie « grande dame ».
  • Ils changent la nature de la musique et même probablement la manière de la faire sonner. Car l’enchainement musique-dialogues contribue à alléger la musique, le monologue lui donne non plus de la fluidité, mais une certaine lourdeur. D’un côté elle alimente ou prolonge un dialogue, de l’autre elle intervient après la fin d’un monologue, avec changement d’éclairage et elle « surgit » comme ex nihilo, quand avec les dialogues (et c’est le vrai sens de l’opéra-comique) elle se tresse avec le reste.

Tout cela constitue pour moi une erreur de vision ou de focale, qui transforme l’œuvre, lui enlève bonne part de son aspect comique, il suffit de voir la manière dont pendant l’ouverture on raconte en scène l’abandon de l’enfant qui pourrait être un début de drame, d’autant que la première scène et le chœur des paysans est assez sombre, voire presque un chœur d’oratorio. Là c’est Donizetti qui ménage une effet de théâtre quand on voit la vérité des soldats…
D’un autre côté, Michieletto lui enlève aussi son humanité, et même son épaisseur. il en fait une démonstration du type « comment on traite les jeunes filles » et comment elles se libèrent quand le livret dit l’inverse. Jamais Marie ne s’est libérée, ON la libère, sa mère la libère, et ce n’est pas la même histoire.
Mais reconnaissons que le spectacle, nous l’avons dit, fonctionne, parce qu’il est très bien fait, avec de beaux éclairages, un décor cohérent avec l’histoire et que Michieletto est un véritable homme de théâtre, avec de belles idées, comme l’arrivée des soldats au deuxième acte qui installent le tableau de l’idylle tyrolienne au mur, et même quand il fait au premier acte aller et venir les soldats de manière un peu ridicule, avec une distance ironique il se  montre que un vrai metteur en scène.
Mais il n’est pas un conceptuel : quand il a une idée, il l’assène (voir son Aida munichoise, ou son Falstaff milanais) sans trop de subtilité ni entrer dans le détail, il souligne, il appuie, au risque de se tromper.
On ne peut évidemment soutenir que le livret est conceptuel, certains me riraient au nez, mais il dit des choses sur l’époque, sur l’histoire, sur la littérature, il y a là un sous-texte qui n’a pas été vu ni même senti et je trouve cette approche superficielle est dommageable, parce que ce n’est pas l’œuvre dans sa réalité qui a été présentée, comme si elle ne valait pas grand-chose en soi et qu’elle ne méritait l’attention que si on la transformait.

 

Les aspects musicaux : direction musicale et chœur

Tout cela a des conséquences notables sur la musique, parce qu’un opéra-comique sonne forcément autrement qu’un monologue entrecoupé d’intermèdes musicaux, comme nous l’avons déjà esquissé…
J’aime beaucoup ce que fait habituellement Stefano Montanari, dans le XVIIIe (son ADN) et notamment Mozart, mais aussi dans Rossini, et dans Donizetti quand il le dirige comme il l’a fait à Genève avec la « Trilogie Tudor ». C’est pour moi un des chefs intéressants de sa génération en Italie, très dynamisant et toujours un peu surprenant.

Alors il faut saluer le travail de l’orchestre, la Bayerisches Staatsorchester qui s’empare de cette musique disparue du répertoire depuis 90 ans avec l’entrain communicatif de Montanari. L’ouverture, fameuse, sonne cependant pour mon goût trop forte et trop martiale, sans beaucoup de raffinement, et c’est dommage car tout au long de l’œuvre, on reconnaît en fosse un humour (le continuo qui accompagne la duchesse de Crakentorp !) qu’on ne trouve pas toujours en scène, et Montanari, en expert du baroque, sait aussi évidemment donner au bel canto des couleurs particulières, faisant ressortir souvent les raffinements de l’instrumentation donizettienne (les bois notamment comme dans l’accompagnement superbe de Il faut partir, ou les cordes légères, très rossiniennes qui accompagnent l’adieu de Marie au final du premier acte ) et se rappelle évidemment de Rossini dans des ensembles qui lui doivent beaucoup, comme l’entrée des soldats au deuxième acte (on y entend entre autres des échos du Viaggio a Reims).
Le second acte réussit peut-être mieux, plus à l’écoute du plateau qu’un premier acte quelquefois un peu fort, qui oublie le style de l’opéra-comique qui doit être fluide et garantir la liaison vitale des dialogues et de la musique. Mais voilà, avec les monologues, affirmés et qui sont de véritables morceaux de bravoure à cause de la personnalité de Sunnyi Melles, la musique doit s’imposer à chaque reprise, et cela occasionne quelquefois des déséquilibres sonores et quelquefois stylistiques. C’est le rapport discours/musique qui est ici la cause de ces quelques fissures, et qui créent des surprises, là un orchestre trop affirmé, ici des voix un peu noyées ailleurs un rythme trop rapide voire effréné. On reste cependant séduit par ce Donizetti enfin joué à Munich après les grandes scènes du monde (notamment grâce à la production Pelly en continuation depuis près de vingt ans à Londres, New York Madrid, Paris, Vienne) et qui n’avait pas abordé les rives munichoises. C’est chose faite grâce à Dorny, et Stefano Montanari au pupitre, qui malgré çà et là des excès presque « rock », reste un grand donizettien, mais si c’est un as de la dynamique et de la vivacité orchestrales, il n’arrive pas toujours à rendre au son et au texte musical sa profondeur, toujours plus en dynamique qu’en épaisseur alors que Donizetti, Rossini et bien sûr Mozart sont un subtil tissage des deux.

Saluons aussi le chœur, dirigé par Christoph Heil dont les interventions notamment au début (sur un mode assez « oratorio ») montrent un soin tout particulier apporté à la diction et au phrasé, et qui a sans conteste gagné en qualité depuis quelques années, un des effets Dorny sur la maison.

 

Les aspects musicaux : les voix

La distribution a remporté un réel succès, comme toute la production qui marque une « rentrée » remarquée de l’œuvre au répertoire, ce dont on doit se réjouir, même sur une production qui est un « malentendu ».

Dafydd Jones (Un paysan)

Il reste à savoir si elle tiendra au répertoire…
Les deux petits rôles du paysan (excellent Dafydd Jones au français parfait) et du caporal par Christian Rieger, pilier historique de la troupe de la Staatsoper montrent encore une fois que dans un grand théâtre, aucune faute de distribution n’est possible pour les rôles de complément.

Martin Snell (Hortensius)

Saluons encore Martin Snell, autre pilier de la troupe, toujours impeccable, toujours clair, précis, avec une belle émission, qui joue et chante Hortensius, l’intendant de la marquise, et qui l’accompagne dans ses tribulations avec un vrai sens de la scène, un véritable entrain presque burlesque, il est sans conteste un « personnage » qui est toujours incarnation et intelligence. Il le fait vraiment exister.

Dorothea Röschmann (La marquise de Berkenfield)

On est heureux aussi de revoir la grande Dorothea Röschmann, mais celle qui fut une contessa des Nozze di Figaro, une Donna Elvira de Don Giovanni (toutes deux signées Claus Guth à Salzbourg) dont tous les mélomanes se souviennent, est ici en marquise de Berkenfield vocalement un peu problématique dans l’homogénéité (son air d’entrée allie des aigus et des graves qui n’arrivent pas à convaincre tout à fait. Il lui manque une vis comica alliée à une fluidité vocale qu’elle a perdue, elle qui pourtant est une reine du phrasé avec une diction française par ailleurs remarquable. Mais ces rôles « de caractère » sont particulièrement difficiles et Röschmann ne semble pas vraiment à l’aise, même si on aime tellement l’artiste.

Misha Kiria (Sulpice)

Misha Kiria est en train de s’affirmer comme l’un des barytons de référence dans le répertoire belcantiste, de Rossini à Donizetti. Il a la surface vocale qui lui permet d’aborder aussi Falstaff, et il montre en scène présence et agilité. En Sulpice, il est parfaitement dans le rôle, convaincant avec une voix bien projetée, et une expression particulièrement sensible non empreinte de délicatesse, sachant alterner les aspects bourrus et ceux plus « paternels », avec une vraie bonhommie qui s’exprime avec un timbre chaud et une belle ligne et un style parfaitement maîtrisé. Il confirme dans cette prise de rôle qu’il faudra compter avec lui.

Dorothea Röschmann (La marquise de Berkenfield), Pretty Yende (Marie)

Pretty Yende promène Marie depuis des années désormais, un rôle qu’elle possède parfaitement, mais plus convaincante dans les parties plus lyriques que celles plus pétillantes et vives. La voix reste petite, même si projetée correctement et si la colorature reste bien maîtrisée, les airs et ensembles montrent que quelques problèmes de justesse et un manque de réserve tendent le suraigu aux limites. Le personnage reste cependant très frais et particulièrement sympathique, et séduit totalement le public.
Les parties plus lyriques correspondent peut-être mieux à ses moyens actuels, avec une belle émotion dans « Il faut partir » de la fin du premier acte et au second acte dans la cavatine « Par le rang et par l’opulence… » (magnifiquement accompagnée à l’orchestre par le violoncelle) suivi du fameux « Salut à la France ». Elle séduit aussi quand elle chante (faux) son air à la harpe « En voyant Cypris aussi belle… ». Elle sait alterner lyrisme et effervescence juvénile, elle diffuse surtout une joie de vivre assez lumineuse qui plaît parce qu’elle sait jouer de cette lumière et des émotions, qui lui donnent prise sur le public. Si elle n’a pas la mobilité étourdissante d’une Natalie Dessay jadis, ni sa stupéfiante ductilité vocale, elle a d’autres atouts qui montrent que le personnage peut être incarné de manière très différente en gardant sa force, ce qui montre la solidité du livret et de l’écriture donizettienne. On le vérifiera d’ailleurs pendant le Festival l’été prochain avec Serena Saenz…

Misha Kiria (Sulpice) Xabier Anduaga (Tonio)

Xabier Anduaga a totalement tourneboulé le public de Munich, et c’est sans conteste lui qui a suscité l’enthousiasme et surtout la surprise.  Le personnage est volontairement vu par Michieletto comme un peu gauche et timide au départ, un ado, comme on l’a dit et c’est par son air Ah ! Mes amis… qu’il s’impose et fait fondre et hurler le public. Il est en effet stupéfiant à plusieurs titres, d’abord, une puissance vocale incroyable qui passe sans effort l’immense salle, ensuite une sécurité à l’aigu, soutenu, maintenu, solide, avec un passage sans effort, et l’impression qu’il a encore des réserves et des réserves, ce qui fait regretter que l’air ne soit pas ne soit pas bissé à la demande d’un public peu habitué à ce type de prestation.
À 29 ans, Xabier Anduaga entre dans la légende des ténors, avec les dangers inhérents à ces entrées tonitruantes. Quels sont les grands anciens récents dans le rôle, Luciano Pavarotti, mais surtout Alfredo Kraus et Juan Diego Flórez, parce qu’ils étaient d’abord des stylistes. Alfredo Kraus est là-dedans un miracle inaccessible, avec en plus un français sans une once d’accent, et Flórez reste aussi un modèle de maîtrise et de contrôle inaccessible aujourd’hui, même à la fin de sa carrière :  on se souvient de son entrée en scène en Oreste dans l’Ermione de Rossini à Pesaro cet été, miraculeuse, qui laissait loin derrière les partenaires, avec les aigus ou non.
Car s’il faut pour le rôle de Tonio avoir les « do », savoir les négocier et les affirmer et les tenir, les seuls « do » sont du cirque s’il n’y a pas derrière le souci d’un style et d’un contrôle de tous les instants, infaillible. Il faut donc dessiner le rôle sur l’ensemble de la soirée. Et c’est là qu’on mesure que Xabier Anduaga, qui a toutes les cartes en main et le don d’une voix miraculeuse, doit être particulièrement vigilant dans les rôles qu’il va accepter et qu’on ne manquera pas le lui proposer…

Pretty Yende (Marie) , Xabier Anduaga (Tonio)

Il a une sûreté et une étendue vocale où les théâtres seront tentés de lui offrir les grands Verdi lyriques, Alfredo ou le Duc de Mantoue, où il a des rivaux et où il ne pourra jamais faire la vraie différence. Un Luciano Pavarotti avait une voix d’une telle étendue et ductilité que dès ses débuts, il chantait tout, Belcanto, Verdi et Puccini et vérisme. Mais Anduaga n’est pas (encore) Pavarotti. Un Flórez a une longévité née de sa fidélité à un répertoire pendant une longue partie de sa carrière, Rossini et Belcanto, pour lesquels il y a peu de ténors susceptibles de lui disputer la palme. Anduaga, s’il suit cette ligne, se protégera… Mais on entend dans son deuxième air, au second acte, sa romance « Pour me rapprocher de Marie.. » qui demande contrôle du phrasé et en même temps expressivité qu’Anduaga n’a pas encore atteint le niveau de ses grands prédécesseurs : la romance reste un exercice de style où l’on entend bien le souci du phrasé et des notes à réussir, mais où il ne fait passer aucune émotion… Et cet effort, même à 29 ans, on doit déjà l’entendre… il y a donc encore du travail, même si tout le matériel est là.

Louis von Stebut (Scipion), Sunnyi Melles (Duchesse de Crakentorp)

Du côté des acteurs, le profil de Scipion, le fils promis, est parfaitement dessiné par le très burlesque Louis von Stebut presque comme un profil caricatural du temps avec une présence scénique forte (alors que dans le livret original c’est le grand absent).
Sunnyi Melles est la duchesse de Crakentorp, un rôle souvent distribué dans la version avec dialogues à une star au crépuscule (j’y entendis Montserrat Caballé, applaudie à tout rompre par le public viennois à son entrée en 2007 dans une production Pelly avec dialogues originaux et Natalie Dessay, Juan Diego Flórez et Carlos Álvarez). Il faut créer une attente pour ce personnage et il faut donc une star. Sunnyi Melles, star du théâtre et de l’écran triomphe avec raison.

Sunnyi Melles (Duchesse de Crakentorp)

Elle s’impose dans ces monologues où elle joue à la fois de la voix, de l’expression, avec cette manière incomparable qu’ont les actrices allemandes de faire chanter la langue et la hauteur des mots, avec une incroyable science des accents (elle m’a rappelé par instants un des plus grands moments de théâtre de ma vie de spectateur, Jutta Lampe dans le réveil de Ilse des « Géants de la montagne » de Pirandello au Festival de Salzbourg 1994, dans la mise en scène de Luca Ronconi) mais Sunnyi Melles joue aussi sur quelques expressions françaises dites avec ironie ou ce fameux « grand style » qui mime les usages de cour où le français était  souvent une langue de distinction, qui rend ses interventions de vrais « moments ». L’allemand quand il est bien dit et sculpté est une langue merveilleuse, mais surtout seule une personnalité scénique exceptionnelle peut transcender complètement un moment de théâtre, même discutable : il est sûr que ces monologues ne pouvaient être dits que par une actrice incontestable, qui puissent faire non récits, mais « numéros » et que dans ce rôle, Sunnyi Melles occupe parfaitement le plateau, comme la star qu’elle est. Il faudra bien qu’à Naples, coproducteur, on trouve une actrice italienne équivalente…

Au total une représentation contrastée, d’où on sort sur la Max Joseph Platz illuminée avec une joie incontestable en cette période de fêtes dans cette Bavière qui fut alliée de Napoléon à l’époque de notre trame, ce qui fait sourire. Mais c’est une représentation qui fonctionne, fait plaisir au public et il est heureux que Donizetti puisse remplir le théâtre, à peu près complet. Mais ce public de fêtes vient-il à l’opéra parce que c’est fête ou parce que c’est Donizetti ? On le saura assez vite pour les reprises…
D’un autre côté, le plaisir du spectacle n’empêche pas les doutes sur un parti pris de mise en scène qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui à mon avis ne l’a ni comprise, ni valorisée, même s’il la fait triompher.
N'importe, c’est Noël, et on fut heureux.

 

[1] La seule indication chronologique que nous ayons vient de Sulpice qui évoque Eylau, une bataille de 1807, l’intrigue est donc postérieure peut-être aux alentours de 1809. En effet, en 1810, avec le mariage avec Marie-Louise, l’Autriche n’est plus une ennemie de Napoléon… Le bébé Marie a été trouvé douze ans auparavant, ce qui situe l’abandon vers 1797, et Marie doit avoir treize ou au mieux quatorze ans (âge de la Juliette de Shakespeare… et donc en âge d’aimer..)… Cela cadre à peu près avec la campagne d’Italie de 1796.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Ai écouté La Fille du Régiment sur la radio autrichienne. L’absence de dialogues est assez frustrante à la seule écoute, je ne suis pas fan de Pretty Yende ( avant Dessay il y eut June Anderson qui avait provoqué un véritable choc à l’opéra comique) , et à Munich le choc fut évidemment le ténor…

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