Le travail de Damiano Michieletto, le metteur en scène italien le plus en vue dans le monde de l’opéra aujourd’hui consiste en un principe simple : la transposition dans des univers modernes donnant sens à l’histoire représentée. Il s’est attaqué à Rossini, en invité régulier du Rossini Opera Festival de Pesaro, à Mozart notamment avec le cycle Mozart Da Ponte à la Fenice, un peu moins à Puccini et à Verdi avec notamment une production de Il Corsaro à Zürich et une autre contestée à la Scala de Ballo in maschera,. Pour ce Falstaff créé à Salzbourg, Michieletto fait du chef d’œuvre de Verdi l’histoire d’un rêve-souvenir d’un vieil interprète de Falstaff dans la maison de retraite pour vieux musiciens Giuseppe Verdi de Milan, où Giuseppe Verdi et Giuseppina Strepponi sont enterrés. Reconstituée dans ses détails par le décorateur Paolo Fantin, l’aventure de Falstaff va se jouer entre rêve et réalité, ce qui donne à l’ensemble à la fois une vraie dynamique, mais aussi un étrange parfum de nostalgie.
Michieletto a noté que l’architecte Camillo Boito a construit cette maison de retraite au moment où son frère Arrigo écrivait le Falstaff pour Verdi. Il faisait aussi remarquer que Verdi destinait cette maison aux artistes qui n’avaient pas été assez prévoyants et économes dans leur vie : autant de motifs pour faire de Sir John Falstaff, dépensier et vivant sans cesse l’instant sans penser au futur, une figure qui pourrait appartenir à cette maison.
Du même coup, Michieletto souligne tout ce que la vieillesse porte en elle de rêves, de bilans mélancoliques, d’espoirs déçus. Le chanteur qui est Falstaff pourrait tout aussi bien être un grand Falstaff en retraite qui rêve à ses succès passés que le héros de la célèbre chanson d’Aznavour Je m’voyais déjà. Entre être et avoir été, la mise en scène navigue entre farce douce et réalisme mélancolique, l’image de la mort étant permanente dans ce travail. Michieletto cultive l’ambiguïté, jusqu’à la scène finale qui est clairement une veillée funèbre.
Le vieux chanteur s’endort et le monde autour de lui fait d’infirmières et d’aides (costumes de Carla Teti), de médecins et de pensionnaires se transforme en personnages de Falstaff, en des images à la fois oniriques (grâce aux habiles vidéos de Roland Horvath) et mélancoliques voire tristes. La partie farcesque s’efface souvent, comme s’il s’agissait d’un chant du cygne irrémédiable, d’un dernier soubresaut, d’une dernière chaleur avant le froid définitif.
Ce qui caractérise ce travail c’est aussi une très attentive direction d’acteurs, où chacun est très engagé. A ce titre, Ambrogio Maestri qui a tant de fois interprété le vieux Sir John, propose un profil nouveau, jouant habilement sur les deux personnages du chanteur et du héros, surjouant le second pour mieux incarner le premier. Magnifique travail très ciselé, subtil, qui ne peut naître que d’une longue fréquentation du rôle. Bien sûr un tel parti pris demande certaines solutions différentes peut-être moins spectaculaires, mais plus en harmonie avec l’ambiance, comme l’enfermement de Falstaff dans une énorme housse de couette au lieu du traditionnel basculement dans la Tamise, pendant que l’eau est figurée par des bouts de papier brillant lancés par les personnages, soulignant au fond que "tutto è burla" ((tout est farce)) mais à d’autres moments c’est au contraire la poésie qui est renforcée quand les amours de Fenton et Nanetta se projettent en amour de deux pensionnaires de Casa Verdi, un des moments les plus émouvants de la représentation.
La distribution réunie est sensiblement différente de celle proposée à Salzbourg, et, dans sa partie féminine, de celle de la Scala deux ans auparavant dans la production Carsen. Massimo Cavaletti est Ford, comme deux ans auparavant avec Gatti dans la mise en scène de Carsen. Il m’avait alors vraiment frappé et le personnage voulu par Carsen lui convenait sans doute mieux.
Il est un peu plus anonyme dans cette mise en scène, où il est en fauteuil roulant avec les mêmes qualités de diction et de projection néanmoins : c’est une production qui impose une harmonieuse équipe où personne ne doit émerger, ni faire aucun numéro –ce qui frappait au contraire chez Carsen où chacun s’exposait à un moment. Carlo Bosi est un excellent Dr Cajus comme toujours, un peu sonore quelquefois mais sa présence est toujours belle et forte, et les deux comparses Bardolfo et Pistoia (Francesco Castoro et Gabriele Sagona) à la présence discrète et continue, jouent et chantent sans jamais être des caricatures.
Du côté féminin, on retrouve avec plaisir Yvonne Naef dans Miss Quickly, d’où elle élimine toute caricature et qui dit le texte avec intelligence et expressivité rares, une chanteuse magnifique qui défend une Quickly qui serait plus une Alice vieillie, non dénuée de sensualité, Carmen Giannattasio, Alice très lyrique et très présente vocalement, avec un soin tout particulier donné à la couleur et qui sait moduler son volume notamment dans les ensembles, Annalisa Stroppa, toujours très naturelle dans la plus discrète Meg Page. Le couple Francesco Demuro (Fenton) et Giulia Semenzato (Nanetta) est très bien dessiné scéniquement, Demuro qui m’a plus convaincu que dans l’édition précédente, et la gentille sensualité de Giulia Semenzato composent un petit couple vraiment en phase directe avec la mise en scène, d’une grande fraîcheur et au chant très ciselé et bien contrôlé.
Si le chœur de la Scala est égal à lui-même, rompu à un ouvrage qui fait partie depuis 114 ans des gênes de la maison, l’orchestre, impeccable comme souvent dans cette œuvre, n’a pas fait entendre les raffinements dont il nous avait gratifiés deux ans auparavant, sous la baguette de Gatti, ni l’énergie qu’imprimait un Daniel Harding il y a quatre ans déjà. Zubin Mehta propose une direction très fluide, au tempo plus lent qu’habituellement (sauf la scène finale), mais sans toujours avoir le brillant attendu, peut-être pour marquer la mélancolie dominante de la production. On reste quand même un peu sur sa faim dans la manière de faire sonner l’orchestre.
Après les réserves d’usage sur la programmation répétée du chef d’œuvre de Verdi à la Scala, au détriment d’autres moins chanceux, il reste que cette intelligente production, magnifiquement interprétée, a permis d’explorer d’autres espaces et d’autres possibles. Les chefs d’œuvres sont inépuisables.