Avec la complicité de Pierre-André Weitz, Olivier Py décline un livre d’images légèrement suranné, d’inspiration inégale, qui peut parfois prêter à sourire, mais force l’admiration par la tension progressivement instaurée. Comme les pages d’un livre animé, un par un, les panneaux du décor tombent lourdement sur la scène (avec un effet de bourrasque saisissant), dévoilant à chaque fois le suivant : un mur de briques, une jungle amazonienne, une cité exubérante, une église, un paysage alpestre, les flammes de l’enfer… Peu à peu, ces panneaux tombés construisent un escalier, celui qui verra Salomé chuter, comme l’Europe de 1914 ou une simple Tosca, c’est selon. De boucliers, il n’est plus question.
Reprenons. Avant le lever des rideaux, trois jeunes filles en déshabillés noirs couvrent de gouache rouge un beau garçon en string. Ricanements convenus. Avec ses ailes rouge vif, il sera l’Ange de la mort, pourquoi pas ?
Reprenons. Au commencement est le théâtre, Salomé traverse la scène en courant et s’installe devant sa coiffeuse. Impression de déjà-vu, on réprime un bâillement, blasé. Puis la voici qui change de robe (elle le fera souvent, très souvent) pour s’attifer en Indienne, tunique bariolée et coiffe de plumes. Dans une jungle amazonienne en carton-pâte, qui renvoie au massacre des Indiens d’Amérique comme au Paradis terrestre, elle émerge entre deux lianes et feuilles ciselées, imagerie naïve. Comment cette Pocahontas sauce Walt Disney pourrait-elle séduire un Jochanaan – resté, lui, le clochard céleste qu’il est presque toujours ?
Il est possible d’en sourire, de s’esclaffer même. Mais d’observer que Jochanaan n’a pas cette raideur marmoréenne, cette impassibilité hautaine qui s’attache à la sainteté. Il doute, il tremble, il fuit. Oui, il fuit Salomé ; la force du personnage n’en est que plus grande.
La jungle laisse place à une cité exubérante, New York ou sa jumelle, des cintres tombe une pluie de dollars, une chorégraphie évoque les comédies musicales : ce pourrait être Mahagonny. Nous voici dans les Alpes et, sous un Christ suspendu par les pieds, rappel de L’Apparition, les effleurements deviennent accouplements, les nudités se dévoilent, le bourgeois en a pour son argent.
Dans ces hauteurs nietzschéennes, l’amour est froid comme glace. Hélas, la lubricité du regard noie l’esprit. Où est Salomé ? Olivier Py avait prévenu pourtant : chez Gustave Moreau, Oscar Wilde avait aimé « l’imprécision évanescente », d’où sans doute notre « difficulté à définir l’insaisissable. » C’est de la danse que viendra le salut. Maladroite d’abord, mais élevée par l’ensemble. Car Helena Juntunen n’est pas seule. Des danseurs l’accompagnent, la suivent, la prennent, la portent, au sens littéral du terme. La question de l’effeuillage est secondaire, expédié d’ailleurs aux ultimes instants. Cette danse a une vigueur animale, terrestre, qui n’a rien d’érotique.
Salomé la finit en transe, dégingandée, désarticulée, avec un masque en forme de crâne, rougeoyant encore. Par ces spasmes, elle donne à Hérode une transcendance qui n’a rien à voir avec le strip-tease mais cherche la force d’un Sacre du Printemps. Olivier Py a bien donné à voir un monde qui se meurt, et l’on se fiche avec lui de la cohérence du propos. Dans son obstination butée, ses mots hoquetés d’une voix blanche, rauque, Helena Juntunen n’a plus qu’à en exprimer l’agonie, cherchant dans la bouche de Jochanaan un impossible dialogue.
Malgré certaines facilités, voire des gamineries (pourquoi ce « Gott ist tot » en lettres capitales au tableau final ? On avait compris..), la mise en scène est d’autant plus réussie qu’elle donne aux personnages une épaisseur palpable. Les gardes ont une vie propre, et pas seulement Narraboth. Le débat des juifs trouve ici une intelligibilité qu’il n’a pas d’ordinaire, avec la représentation des cinq églises monothéistes. Hérodias mime la danse de Salomé après coup : qui sait si elle n’a pas séduit Hérode, autrefois, avec de mêmes arguments ?
Ainsi sollicité par la mise en scène, le plateau séduit par son engagement théâtral et vocal, avec des voix prometteuses dans les petits rôles (Jean-Gabriel Saint-Martin par exemple). A peine si l’on déplorera le hors champ de Jochanaan qui, lorsqu’il est en coulisses, se trouve souvent couvert par l’orchestre. Dès qu’il est sur scène, Robert Bork trouve les accents, la noirceur hiératique du Prophète, d’autant plus touchants qu’il est attiré malgré lui par Salomé. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est aussi geignard que souhaitable, campant un Hérode à la fois capricieux comme un enfant et un adulte dépassé par les évènements. Au fond, il est bien plus adolescent que ne l’est Salomé ! Moindre présence scénique pour Susan Maclean qui ne parvient pas vraiment à imposer le rôle d’Hérodiade, malgré des aigus assurés et une ligne de chant irréprochable. Reste Salomé, qui n’est pas vraiment une adolescente boudeuse, ni même sensuelle. Elle s’interroge, dans une douloureuse quête de sens et d’écoute. Helena Juntunen a les aigus du rôle, elle en a surtout l’intelligence, la férocité, une présence lunaire et une voix parfaitement ductile, blanche s’il le faut, rauque aussi, carnassière à tout instant.
En grande forme, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg évite soigneusement tout excès, sous la direction précise de Constantin Trinks. Sa lecture est tendue, la fosse gronde, les cordes et les bois se distinguent. Il privilégie la fureur aux couleurs orientales, assumant le risque –rare- de couvrir les voix, avec des cuivres parfois dans l’excès, pour mieux imposer une tension maximale. Nietzschéenne ?
Merci pour cet intéressant article. J'ai bien aimé "Helena Juntunen a les aigus" : vocalement, c'est en effet tout ce qu'elle a de Salomé.