Nelson Freire, piano

  • Bach J‑S./Alexander Siloti
    Prélude pour orgue BWV 535
  •  Bach J‑S./ Ferrucio Busoni
    Ich ruf' zu Dir, Herr Jesu Christ
  • Bach J‑S./ Dame Myra Hess
    Jesu, Joy of Man's Desiring
  • Johannes Brahms
    Sonate n° 3, op.5
  • Entracte
  • Heitor Villa-Lobos
    Prole do bebê n° 1 (Branquinha – Pobrezinha – Moreninha)
  • Frédéric Chopin
    Sonate n° 3 en si mineur op. 58
Philharmonie de Paris, le 9 mars

Nelson Freire est une de ces institutions de la scène internationale dont le répertoire et le traitement qui lui est réservé ne sauraient surprendre, ce que nul n’attend vraiment du reste. Il n’est pas besoin d’être ce qu’on appelle un « artiste clivant » (assurément, Freire n’en est pas vraiment un). Qu’il s’agisse de Sokolov, Argerich, Lupu, Argerich, Pollini, ou hier Brendel, vous pourrez en général vous en sortir face à un admirateur ou un détracteur de la même façon : « C’était comme d’habitude, à ceci ou cela près », le tout d’un air entendu, d’autant plus crédible s’il paraît blasé. Pourtant, ce n’est pas le propre des grandes gloires d’être prévisibles : les fausses ou les petites, sinon les damnés du circuit, peuvent exceller aussi dans ce domaine, c’est évident. Dans toutes ces catégories on trouve également des imprévisibles, des irréguliers. Et s’agissant du maître brésilien, on nage au fond entre deux eaux.

 

Son programme mélangeait ceux de 2012 et 2016 (Ich ruf zu dir, 3ème de Brahms) et 2014 (3ème de Chopin, que je n’ai pas entendue). Freire augmentait l’arrangement de Busoni par les non moins fameux de Siloti (de BWV 535) et de Hess (de Jésus que ma joie demeure). Démarrer par le prélude pour orgue est du meilleur effet pour qui a cette main-là. Cette main et, devrait-on ajouter, ce pied. Non que le jeu de pédale de Freire soit nécessairement d’une subtilité remarquable. J’incline même à penser qu’il n’est pas subtil du tout. Ainsi, de la pédale, il y en a, et comme toujours généreuse, dans une partition qui est un cas d’école quant à son usage : faire sonner (come organo ?) ou faire entendre toutes les notes ? Freire fait partie des rares pianistes en activité qui n’ont pas à choisir. Dans cette zone largement ésotérique de la technique qu’est le rapport entre la morphologie et le son, c’est l’un des mystères ultimes : quelques uns parviennent à jouer, par exemple, les traits à l’unisson de triples en respectant à la fois l’indication martellato (qui ne veut pas dire « tapé comme un sourd » mais suggère plutôt un genre de porté brillant, de louré – terme qu'au piano Cortot rapprochait paradoxalement de "martelé" dans ses instructions pour jouer Chopin) qui donne à la transcription son accent, son caractère l’inscrivant dans la tradition du piano russe romantique, sans concéder la plus petite levée de pied au nimbé ecclésial dont Freire habille toute cette triade. C’est clairement dans le Siloti que cela fonctionne le mieux.

Pour les deux autres transcriptions, chaque appréhension d’écoute peut se défendre et j’aurais moi-même du mal à les discriminer, tant cela me semble dépendre en partie de l’humeur du jour ou, par exemple, des qualités acoustiques de la salle et de l’emplacement dans cette salle. Remarquons quand même que si la sonorité de Freire se déployait avec une aisance supérieure à la moyenne (notamment à Pollini) à Pleyel, il gagne comme tous les pianistes (à part les truqueurs) à s’exprimer dans l’espace de la Philharmonie, qui valorise la longueur de note sans compromettre la précision. On peut donc, au choix, trouver les prières revues par Busoni et Hess ou joliment complaisantes, ou poignantes de retenue, ou d’une ennuyeuse fluidité. Le fait est que c’est le rapport même à l’instrument de Freire qui rend en permanence ces impressions possibles et justifiables simultanément, en-dehors de soirs où le pianiste est en feu. Ce qui n’était pas le cas ce jeudi soir.

 

Dans la sonate en fa mineur, on retrouve néanmoins les qualités rares qui font le prix de Freire dans Brahms (on pense notamment à un splendide 2ème Concerto donné avec Temirkanov au TCE en 2011). Qui par-delà la seule sonorité peuvent se résumer à : sa souplesse. Celle qui permet ce timbré toujours moelleux, bien sûr, mais aussi celle de l’usage qui en est fait. Ainsi, les basses décalées du thème principal, ou celles des déplacements altiers du leise und zart des extraordinaires passages à 4/16 du second mouvement (restitué à sa figuration de douce marche nocturne de deux amants), ou encore les arpèges d’appoggiature du passage choral du finale, se fondent-elles dans une continuité harmonique qui ne laisse aucune place à la confusion des plans ni à la suraccentuation : Freire, comme Leonskaja, montre qu’il n’est jamais nécessaire dans ces pages d’ajouter une solennité d’expression quand celle-ci est déjà largement inhérente à l’écriture, et que le naturel du geste importe davantage. Par cette manière de ne pas y toucher, le texte est valorisé, parle. Mais dans le déchaînement de la dernière section Andante molto du II, notamment, la médaille montre son revers. On ne saurait reprocher à Freire de vouloir y préserver la lisibilité rythmique et harmonique de cette progression entre toutes dramatique. Mais puisque ce pianiste est, suivant le mot de Rosen sur Gieseking, incapable de poser ses mains sur le piano sans produire une magnifique sonorité, il est bien frustrant de ne pas l’entendre faire sentir la difficulté, non pas technique mais expressive, la pénibilité psychique, le caractère d’extraction pénible de la remontée infernale sur bémol et l’inexorable catastrophe qui s’ensuit, ici bien relative. L’objet de la frustration est aussi un repère, un signal brahmsien plus général : quand un motif en notes répétées voit sa valeur baissée au triolet,  c’est chez lui rarement pour ajouter une simple excitation, mais bien, tel le timbalier dans la passacaille de la 4ème Symphonie, pour créer une zone d’inconfort et tendre un propos au point où il ne peut plus que se rompre ou se détruire. Ici, la dynamique est certes imposante, l’acuité rythmique certaine, le phrasé clair. Mais la sécurité est totale, là où l’on attend un instant de terreur sacré, et surtout, de panique. Un tel piano devrait la rendre tangible et non nous en préserver.

Les deux mouvements suivants, comme à Pleyel, sont remarquables, là encore par leur économie de caractérisation, leur naturel agogique, l’équilibre toujours souverain dans les déplacements et l’homogénéité de timbre de chaque registre. Le finale présente autant de qualités factuelles mais convainc moins dans sa conduite semblant parfois indifférente. Surtout, cela va vite, très vite, tout le temps, cet allegro se retrouvant peu non troppo et modérément rubato. Probe, Freire n’en respecte pas moins les instructions d’accélération (piu mosso au fugato puis presto pour la préparation de la coda, tellement presto qu’elle constitue le seul dérapage sérieux de réalisation de la soirée). Entraîné par son élan, il en oublie de revenir au mouvement sur le grandiose rappel final du thème. Il est rare que ce finale si complexe n’apparaisse pas un peu décousu, et il n’y a pas été fait exception ici (contrairement à la proposition de Leonskaja à la petite Philharmonie il y a deux ans), nous laissant sur cette impression de ronronnement luxueux, de ronronnance.

Freire revient avec l’entracte avec un allant plus évident pour défendre sa sélection du premier cahier de la Famille du bébé. Ce bébé semble bienheureux, solaire, et bien portant, et ses poupées aussi. Le rebond et surtout la densité de la patte de Freire rendent justice à l’élaboration debussyste de ces pages plus riches qu’elles n’en ont l’air. Le ton est peu folklorique et la trivialité absente, un soupçon de sentimentalisme n’étant toutefois pas absent de la Poupée de chiffon. Moreninha impressionne par son impeccable stabilité, et l’aisance déconcertante avec laquelle par exemple, Freire dévale de telle périlleuse descente d’accords. Ici, la séduction de l’attitude casuelle opère.

Ce ne sera le cas qu’épisodiquement dans une Sonate en si mineur dont on attendait plus, notamment au vu des derniers Chopin offerts par Freire à Paris (souvenirs de superbes scherzos notamment). Le premier mouvement est la grande déception de concert. Survolée (l’omission de la reprise, courante et éminemment défendable, n’est pas en cause), dans le temps mais surtout dans le propos, la musique ne profite pas de l’alliance entre fluidité et qualité de son. L’abus de pédale de Freire ne se nourrit pas de l’urgence et du rapport organique à la forme du  Chopin de Pollini : la globalité d’écoute et de jeu lui sied moins. Avec lui, on a envie dans cette sonate de grand style, de legato clair et de bel canto. On ne les aura pas ce soir, et on doute que la raison en fût qu’il eut envie d’autre chose. Le scherzo convainc bien davantage, par sa radicalité : ultra rapide et, enfin, allégé dans la résonance, à l’ancienne, quasi spiccato et avec un plané par-dessus les barres de mesure qui avait fait défaut jusque-là, bref, superbe. Le III est plus contrasté : lui aussi est joué plus vite qu’à l’accoutumée, presque impatient, ce qui n’empêche pas les grandes modulations centrales de manquer de tension. Mais au retour du thème, remarquablement préparé déjà, la célérité et la réserve expressive trouvent soudain leur justification, et Freire, en faisant le contraire de l’habitude à cet endroit (un vague alanguissement dramatique ou emphatique), jouant encore un peu plus vite peut-être, et un peu moins fort (c’est écrit, après tout), révèle un aspect distant, de remémoration, tout à fait fascinant.Le finale est plus conventionnel, et ce n’est pas une page de Chopin qui gagne à l’être. On entend si souvent le piano saturer, sonner faux ici. Freire est très loin de ces vicissitudes comme dans tout ce qu’il joue. Mais il en va de l’assonance constante de ce piano comme de l’excès de consonance, détaché de tout enjeu formel, dans certaines musiques d’aujourd’hui : toute modulation y sonne comme une résolution, une résolution qui se meut sans procéder d’une tension. Dans ses tours à vide, la belle mécanique sonore semble produire un flux de voyelles, bien formées. Il est vrai que c’est largement préférable aux pianistes qui ne manient que l’allitération.

 

En bis, l’op. 117/2 de Brahms (qu’on a déjà entendu divin sous ses doigts)  provoque des réserves analogues. Mais c’est très beau. Beaucoup plus discutable et beaucoup plus séduisant est son poème en fa dièse majeur de Scriabine : à nouveau, Freire tire l’idiome et le cliché incorporés à la partition vers quelque chose de plus spontané et lumineux, jouant vite, avec peu de rubato (mais sans raideur aucune), et surtout sans chercher à caractériser dans les plans l’écriture torturée (qui ne l’est pas tant ici que dans d’autres œuvres de Scriabine) : le son est opulent mais mobile. A nouveau, on croit entendre un prélude inédit de Debussy, une sorte de suite pastorale à Anacapri ou Delphes. On en repart au moins avec le réconfort de vérifier qu’un aussi beau jeu, même dans un soir demi-absent, peut éclairer en passant, presque par accident, des pages rebattues d’une lumière neuve.

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © DR

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