Le Teatro Real a créé une production qu'on verra plus tard à Paris, Helsinki et Rome. Ces représentations ont marqué aussi la création de ce titre au Teatro Real, jamais représenté à Madrid jusqu’alors. La proposition scénique et la direction musicale confluent en un spectacle complet, sans failles, qui maintient la tension du début à la fin de la représentation. Le travail de Deborah Warner est exemplaire : pas un moment sans force, rien de superflu, rien qui soit redondant ou évitable ; tout ce qui se voit dans la réalisation scénique est empreint de poésie cachée et amère. Son optique est littérale et quasi naturaliste, mais remarquablement intelligente et intense.
La fabuleuse scénographie de Michael Levine –collaborateur habituel de Robert Carsen, entre autres metteurs en scène- appuie la proposition avec une machinerie à deux niveaux, celui des officiers et celui des marins, clairement différenciés et dans une tension non résolue. L’Indomptable ((Le nom du navire)), sorte d’humanité en miniature, asphyxiante et enfermée sur elle-même, trouve dans la représentation du Teatro Real sa parfaite reproduction, avec des cordes qui recréent le balancement du navire et de splendides transitions entre un tableau et l’autre illustrant les interludes orchestraux de Britten. Les superbes lumières de Jean Kalman couronnent la proposition, en créant des espaces partout, en un travail exemplaire à tous niveaux.
Certains tableaux et images ne s’oublient pas facilement : les adieux de Vere et de Billy Budd après le procès, le trouble final qui secoue les amiraux, le chœur des marins qui se balancent d’un côté à l’autre ou la première fois où le sol se soulève pour laisser entrevoir le pont inférieur où s’entassent les marins. Billy Budd est une histoire de destruction et de rédemption, amère et troublante et tout cela prend corps dans ce travail. La pureté et la bonté incorruptibles du protagoniste trouvent leur place avec une direction d’acteurs qui dans le destin de Billy Budd fait par moments écho à la figure du Christ, sans toutefois renoncer au fil implicite de l’homosexualité qui traverse la relation entre Claggart et Billy Budd. Tendresse, violence, amère beauté, Britten en fin de compte.
Le trio des protagonistes, sans être parfait, est solide et soutient la représentation avec quelques personnages bien dessinés dans les conflits par la main de Deborah Warner. Jacques Imbrailo a tout pour être un Billy idéal : depuis le physique jusqu’au naturel de l’instrument, tout en lui aboutit à une personnification absolue du personnage, irradiant une vraie bonté, une innocence à fleur de peau. Même si l’émission n’est pas si ductile et ferme qu’elle devrait, laissant entrevoir quelque moment de fatigue et plus brillante dans les passages intimes que dans ceux qui brûlent. Ce qui est sûr c’est que son personnage émeut et convainc du début à la fin.
Toby Spence compense par son métier et un phrasé incisif un timbre qui montre les symptômes évidents du temps qui passe, avec une émission moins lumineuse et moins limpide. Rien d’alarmant, et beaucoup moins encore. Le portrait tout d’insécurité et tourmenté du Capitaine Vere trace dans son cas une silhouette suprêmement vraisemblable. Brindley Sherrat incarne son Claggart dans la meilleure tradition qu’ont marqué les interprétations de collègues comme John Tomlinson ou Eric Halfvarson. Dans son cas, le portrait de Sherrat illustre la banalité du mal tel qu’en a parlé Hannah Arendt. Ce n’est ni un ogre, ni un méchant superficiel, c’est un être qui manque d’assurance et complexé, qui compense par la violence son incapacité à résoudre ses conflits intérieurs
De l’ensemble des artistes qui complètent la distribution se détachent le Dansker de Clive Bayley, méprisant mais tendre ; le Mr Redburn de Thomas Oliemans, sonore et un tantinet héroïque, et Duncan Rock comme Donald dans une interprétation vigoureuse. Complètent la distribution tous les rôles secondaires tenus par les espagnols, à la facture impeccable et à l’engagement sans compromis dans la production : Francisco Vas, Manel Esteve, Gerardo Bullón, Tomeu Bibiloni, Borja Quiza, Jordi Casanova e Isaac Galán.
Ivor Bolton n’avait pas signé un travail aussi convaincant et aussi ficelé depuis son arrivée au Teatro Real. Son travail est consistant à tous points de vue, sachant bien jusqu’où il peut arriver avec cet orchestre qu’il a mieux écouté que dans Le Vaisseau fantôme par exemple, avec cependant encore une importante marge d’amélioration (singulièrement pour les cordes, qui continuent de jouer de manière anonyme en manquant de corps). Le chœur du Teatro Real a fait ses délices d’un matériel débordant, pas toujours bien dominé, quelque peu étranger par moments au langage de Britten, mais il a offert une performance scénique louable, engagé de manière évidente dans la production.