
Voilà une œuvre mal connue, ou mieux, plus connue par son titre que par son contenu. Et ce qui frappe dans le titre, c’est le qualificatif « petite » car Rossini aime le sourire des mots. Nous l’avons déjà évoqué dans l’introduction, mettre ensemble « petite » et « solennelle » ressemble à un oxymore, une rencontre inattendue qui peut-être a nui aussi au destin de l’œuvre, passant ainsi pour une œuvre secondaire, de peu d’importance auprès du grand public, justement parce que « petite ».
Il nous faut donc d’abord exorciser un terme qui risque d’être mal interprété.
Le terme « petite » évoque une sorte d’exercice de style, un exercice d’intimité, comme une messe en modèle réduit, que le terme « solennelle » contredit tout en surprenant. Ce dernier terme dit tout de même l’importance de la démarche et la longueur même de l’œuvre n’a rien de « petite » puisqu’elle dure à peu près 90 minutes… certains croient que la messe « petite » est une œuvre courte, une sorte de concentré, une « messe-digest » mais le terme indique (indirectement) qu’elle a été créée pour un usage « privé », pour un chœur réduit, deux pianos, un harmonium et tout de même quatre solistes… Quatre solistes, c’est la Neuvième de Beethoven ou le Requiem de Mozart, qui n’ont rien de « petites » œuvres.
Le qualificatif a donc nui à une œuvre qui surprend quand on l’entend pour la première fois, même dans sa version originale de 1864 (revue en 1865) qui reste la version la plus représentée aujourd’hui, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les bonnes à cause de notre culte des versions « originales », mais aussi de la relative facilité à la monter en des lieux divers et variés à la surface et au volume relativement réduits, les mauvaises à cause du coût évidemment contenu, voire réduit d’un concert réunissant une vingtaine de participants au lieu de masses orchestrales et chorales. Il reste que Rossini tenait visiblement à cette messe, comme en témoignent les dédicaces, qui jouent sur la fausse modestie, mais qui trahissent aussi l’investissement personnel du compositeur.
Douze Chanteurs de trois Sexes Hommes, Femmes,
et Castrats seront suffisants pour son exécution, Savoir Huit pour le Chœur,
quatre pour les Solos, Total douze Chérubins
Bon Dieu pardonne moi le rapprochement suivant :
Douze aussi sont les Apôtres dans le célèbre
coup de Mâchoire peint a Fresque par Leonard
dit La Cène, qui le croirait !
Il y a parmi tes disciples de ceux qui prennent
des fausses notes !!! Seigneur,
Rassure toi, j'affirme qu'il n'y aura pas de Judas
à mon Déjeuner et que Les miens chanteront juste et Con Amore tes Louanges
et cette petite Composition qui est hélas le dernier Péché mortel de
ma vieillesse
- Rossini
Passy, 1863
Même s’il a composé des « petites » pièces depuis sa « retraite » des scènes, on lui doit un Stabat Mater marquant, dans la tradition des grandes œuvres du XVIIIe, Steffani, Vivaldi, mais aussi Haydn, une tradition qui se poursuivra avec Gounod, Verdi et même au XXe siècle. Cette volonté de s’inscrire dans une tradition, il la souligne en insérant des castrats dans les participants, alors qu’il sait parfaitement que le temps n’est plus aux castrats, même à l’époque de sa production lyrique où ils disparaissent complètement aux seuils des années 1830. C’est peut-être une coquetterie, une manière de s’inscrire le sillon dans d’un passé glorieux, quand il va écrire bien autre chose qu’une musique du passé.
Mais il y a dans cette description dédicace plus qu’une coquetterie : dans la mesure où les castrats survivent exclusivement dans les chapelles d’église et notamment dans la Chapelle Pontificale, il exprime peut-être le souhait indirect de voir chanter sa messe dans le cadre solennel de l’Église. L’allusion à la Cène de Leonard (à Santa Maria delle Grazie à Milan) est à la fois un autre clin d’œil (la présence d’un Judas qui trahirait par ses fausses notes) et un cri du cœur. L’ultima cena (La Cène) est le moment christique par excellence, où Jésus réunit les douze apôtres pour « communier ». Il y a chez Rossini une volonté clairement exprimée d’en faire le dernier grand récit de vie avant la mort, le dernier partage, symbolique et charnel (la chair musicale en l’occurrence) et donc un moment de notable intensité spirituelle. Sous des allures légères, Rossini exprime des paroles essentielles, avec toujours cet air d’effleurer les choses en souriant. Rossini nous invite fortement à dépasser l’apparence pour trouver l’être, comme si sa Messe était le dernier soubresaut d’une esthétique de l’illusion baroque (castrats compris)…
Après une trentaine d’années, revenir à une œuvre plutôt importante, à laquelle assistèrent plusieurs des grands compositeurs du temps n’était évidemment pas indifférent. Et il faut aussi entendre « petite » non pas seulement en termes de dimensions, mais aussi en termes affectifs, comme on qualifie quelque chose ou quelqu’un qu’on chérit. Rossini écrit sa « petite » messe, comme un dernier « petit » cadeau au monde, entendu évidemment comme une litote. La « petite » messe est grande en son cœur. Voici d’ailleurs la seconde dédicace par ailleurs la plus fameuse :
Bon Dieu, la voilà terminée cette pauvre petite Messe. Est-ce bien de la musique sacrée que je viens de faire ou bien de la Sacrée musique ? J'étais né pour L'Opera Buffa, tu le sais bien ! Peu de science, un peu de cœur tout est là. Sois donc Béni, et accorde-moi Le Paradis.
Rossini
Passy 1863
Remarquons encore une fois le jeu sur les mots, musique sacrée ou sacrée musique, l’un qualifie simplement le genre, l’autre lui donne une qualité (une « sacrée » musique, c’est-à-dire une exclamation d’admiration en quelque sorte… il est toujours malin notre Rossini…) : implicitement il nous dit, c’est de la « sacrée musique sacrée »…
L’œuvre va être exécutée de nouveau en 1865, puis disparaître, et Rossini va entreprendre lui-même son orchestration, sous le prétexte d’éviter qu’elle ne le soit ensuite par un médiocre. On sait quel orchestrateur est Rossini, il suffit d’écouter le moindre de ses opéras, depuis les premiers.
Il entreprend ce travail à la toute fin de sa vie, probablement parce qu’il voulait un futur à cette œuvre à laquelle il tenait tant et qu’il savait que dans son format initial, elle aurait peu d’avenir. Son rêve était sans doute de la voir exécutée comme musique sacrée dans une église, dans la tradition des messes de Bach, de Mozart, de Beethoven (qu’il admirait tant).
Il y a quelque chose de paradoxal et de tragique dans le parcours de Rossini, et dans la manière dont il est perçu. Aujourd’hui, par exemple, dans l’opéra italien, on privilégie en termes médiatiques Verdi ou Puccini, sur le Bel canto, Donizetti ou Bellini, sur le Grand Opéra on privilégie Meyerbeer, sur l’Opérette on met Offenbach au sommet… Mais que ce soient Verdi, Donizetti, Meyerbeer, Offenbach, non seulement tous ont une dette immense envers Rossini, mais tous l’ont en tête, ou l’imitent, où l’évoquent par des traits divers dans leurs œuvres (et même Wagner…). On a appelé Offenbach le Mozart des Champs-Élysées, il eût été plus pertinent de l’appeler le petit Rossini, tant il a emprunté à Rossini en termes de formes, de structures, d’orchestration.
Rossini est aimé pour ses opéras bouffes (il revendiquait d’ailleurs comme on l’a vu plus haut, d’être seulement doué pour ce genre ‑mais c’est fausse modestie), mais son génie d’orchestrateur, son génie dramaturgique, son génie visionnaire dans Guillaume Tell ou Moïse et Pharaon ne lui est pas toujours concédé, ou si peu.
Et si Rossini garde ensuite un relatif silence musical, il observe les mouvements, il observe les musiciens nouveaux, il est toujours de son temps et jamais du passé. Il n’a pas passé trente ans de sa vie à regarder son œuvre (il lui suffisait d’en recevoir les fruits sonnants et trébuchants, puisqu’il était joué en permanence dans l’Europe entière) mais à regarder les œuvres des autres, les tendances et évolutions. Et la « Petite messe solennelle » ne regarde pas le passé comme le Stabat Mater, plus traditionnel, mais c’est, authentiquement, et peut-être plus que le Requiem de Verdi écrit 10 ans plus tard, une musique de l’avenir. Il y a à ce titre, si l’on doit faire référence à Verdi, quelque chose qui rapproche cette Messe des Quattro pezzi sacri (1898), comme un legs au futur à la veille de disparaître.
Rossini ambitionnait de voir sa Messe exécutée dans un espace sacré (ce sera le cas au XXe siècle, mais ça n’est pas si fréquent), mais à l’époque et malgré les efforts de Liszt auprès du Pape, les voix féminines n’étaient pas admises et la messe orchestrée fut créée au Théâtre Italien le 24 février 1869, à quelques jours de ce qui aurait dû être son 77e anniversaire (à vrai dire il est né un 29 février, toujours ces clins d’œil du destin…).
Cette Messe orchestrée n’a plus rien d’une petite, sauf si on l’entend comme antiphrase, elle est certes au contraire très solennelle, avec un grand chœur d’opéra et un très grand orchestre, dont la composition dépasse la plupart des opéras qu’il a écrits, et qui frappe par la monumentalité. Et la « petite » messe solennelle devient un immense tribut à la musique sacrée, devant laquelle une fois encore on tord un peu le nez, puisqu’aujourd’hui on lui préfère la « petite » version originale.
C’est cette version monumentale que Daniele Gatti, qui a été et reste un grand interprète de Rossini, a proposé comme « Concerto di Natale/Concert de Noël », et force est de reconnaître pour qui (comme moi) connaît mieux la version originale, qu’une fois encore Rossini étonne, au sens fort du mot.
Une fois encore se vérifie l’horizon d’attente du spectateur, car entre « Rossini » et « Petite » messe se construit une sorte de décor mental. Évidemment notre construction initiale est battue en brèche par ce qui nous est donné, et qui projette Rossini là où on ne l’imaginait pas. À la veille de sa mort, et d’ailleurs sans jamais avoir entendu sa messe orchestrée qui est créée quatre mois après sa disparition, il ne cesse de regarder le plus lointain des horizons musicaux, celui du seuil du XXème siècle… Sacré Rossini…

Ce que signifie « orchestrer » pour Rossini
Il faut se débarrasser d’abord de l’aimantation que constitue le Requiem de Verdi de quelques années postérieur avec sa théâtralité et son côté spectaculaire. Il est clair que l’ouvrage de Rossini n’a rien de « théâtral » comme on pourrait l’attendre de celui qui a été le maître du théâtre lyrique de tout le premier XIXe siècle, et qui continue à l’époque d’en être un des rois. Il y a même des auditeurs obstinés qui cherchent partout dans cette messe le théâtre. S’il y a théâtre, c’est celui de l’intime, le théâtre privé…
La deuxième remarque concerne les jugements qui ont été portés sur cette musique à sa création, notamment par Meyerbeer, qui tout au long de sa vie a été l’un des plus grands admirateurs après avoir été un des plus habiles « imitateurs » de Rossini. Les références restent non la musique du jour, mais celle du passé, et le Rossini de 1864 ou 1865 est d’abord pour tous celui qui se présente avec son bagage musical, sa tradition, son style, sa technique. On le juge dans la perspective de sa production, et on n’exalte pas la nouveauté, mais on voit l’œuvre comme une sorte d’apothéose « divine » d’un compositeur adulé. « Il est notre Jupiter et nous tient tous dans le creux de sa main » et tous les critiques saluent en Rossini une sorte de Dante de la musique. C’est-à-dire un monument, comme déjà une tombe monumentale de marbre. On ne lit pas dans l’œuvre une quelconque « modernité », mais le sommet enfin atteint d’un Olympe musical.
Que cette messe « privée » devienne « publique » en 1869 ne lui confère pas cependant une sacralité puisqu’elle n’est pas conçue comme une œuvre religieuse, exécutable dans une église, malgré les souhaits de Rossini et les interventions de Liszt ainsi qu’une demande directe de Rossini au Pape Pie IX de revenir sur la bulle qui interdisait de voir les deux sexes chanter ensemble dans les églises. Mais elle en a les atours, et exprime aussi, de la part de Rossini, une religiosité où on ne l’attendait pas, notamment par son intensité. Que le sentiment religieux puisse s’épancher en dehors des édifices conçus ès qualité n’est évidemment pas contradictoire. Que ce sentiment religieux soit d’abord passé par l’intime est aussi compréhensible, la « petite » messe est aussi en quelque sorte une manière de dire « ma petite » comme une expression de l’affection, qui ressemble à la manière très familière dont il s’adresse au Bon Dieu…mais c’est aussi un état mental, une disposition de l’esprit, une disponibilité pour l’au-delà.
Musicalement, en soi une messe pour l’intime avec des forces limitées et deux pianos est aussi une entreprise de modernité, dans la mesure où les « petites formes » feront florès notamment au début du XXe et dans la mesure où le dialogue entre les deux pianos, leurs réponses et le travail de tissage avec l’harmonium est aussi assez neuf, même si le son du piano rappelle l’ascendance du clavecin baroque. Par exemple, la forme prise par Les Noces de Stravinski n’en est pas si éloignée. Et d’ailleurs les Péchés de Vieillesse eux-mêmes, ces pièces pour piano (avec voix ou non) sont une sorte de panorama de compositions très libres que certains n’hésitent pas à comparer à Satie ou à ce même Stravinski. Rossini s’est toujours tout permis, ne l’oublions jamais. Rossini arrive à un âge où il a n’a plus rien à prouver, une sorte de pleine liberté personnelle d’exploration et de création, alors que les autres, ses admirateurs, voient encore en lui le Rossini « d’hier » dans celui d’aujourd’hui et n’arrivent pas à le penser explorateur de nouvelles formes.
Beaucoup pensent donc encore aujourd’hui que la version orchestrée représente un recul par rapport à la version originale. Formellement, elle est moins « originale » justement, puisqu’avec un grand orchestre, un grand chœur et ses quatre solistes, on la rattache immédiatement à la tradition des grandes messes du passé, Beethoven que Rossini admirait tant, mais aussi Mozart et Bach, dont il avait contribué à financer en tant que souscripteur l’édition de la Bachgesellschaft de Leipzig.
En réalité, l’orchestration de l’œuvre a surpris les contemporains, un peu désarçonnés parce que Rossini tourne le dos aux « grandes machines » romantiques, voulant respecter l’esprit de la version princeps, qui n’est en rien « réduction », mais une œuvre évidemment achevée. Ainsi la version orchestrée est en quelque sorte elle aussi « originale » car Rossini était bien conscient que ce qui pouvait fonctionner dans un espace privé ou plus confiné ne pouvait fonctionner dans un espace plus vaste, celui d’une église ou d’une basilique, comme il l’espérait. Il était donc indispensable de revenir sur l’écriture, et travailler de manière très serrée sur l’instrumentation. Rossini est depuis toujours un maître de l’orchestration et des effets d’une instrumentation sur l’espace, et ne peut donc être « accusé » d’avoir mal orchestré, comme s’il avait perdu, une trentaine d’année après l’abandon de l’opéra, l’art de travailler et de mêler orchestre, chœur et voix solistes.
D’abord, au lieu de travailler sur une formation réduite, dans « l’esprit » de la première version, il travaille d’emblée sur un vaste orchestre avec un ensemble imposant de bois et de cuivres (quatre cors, quatre trompettes…) et même quatre harpes (on en utilise habituellement que deux que Gatti a placées aux deux extrémités du proscenium). La volonté du compositeur est claire : il s’agit de respecter une couleur sévère, compacte, loin des chatoyances des modes du temps (Meyerbeer, justement, ou même Gounod).
Pour retrouver des couleurs voisines, il faut chercher plus avant, certains ont cité César Franck, Anton Bruckner (la présence de l’orgue et la manière de l’insérer dans la composition), et plus encore Gabriel Fauré avec lequel Rossini partage le refus de la « Messe romantique ». Il change souvent les indications dynamiques, ici pour enlever de la lourdeur, là pour modérer une indication maestoso remplacée par moderato dans la mesure où la présence d’un orchestre important est en elle-même un gage de maestoso. C’est sans doute cette manière de travailler la sévérité solennelle, de refuser le théâtre, d’essayer de traduire l’expression la plus haute de la spiritualité sans rien de décoratif qui a pu étonner les auditeurs et qui étonne encore aujourd’hui, considérant les trouvailles d’orchestration de Rossini plus pauvres que les trouvailles de l’original alors qu’elles reflètent quelque chose qu’on a peine à se représenter du dernier Rossini, qui est un retour à soi, une intériorité, quelque chose de hiératique, et hiératique vient de ἱερός/hiéros (sacré).
Comment Daniele Gatti défend l’œuvre
C’est cet aspect qui frappe immédiatement dans l’approche de Daniele Gatti, qui veille à donner cette couleur presque intérieure, jamais décorative, à l’œuvre, en lui conférant une haute valence spirituelle, lui préservant la sévérité originelle. Il accompagne une sorte de retour en soi qui surprend l’auditeur, dans cette salle spectaculaire qu’est la Scala, où l’on a entendu tant et tant de fois le Requiem de Verdi en attendant les éclats telluriques du Dies irae. Ici dès le Kyrie initial et les premières mesures presque en sourdine, clandestines se développant en crescendo jusqu’à l’intervention du chœur, il n’y a rien là qu’un son retenu, hyper contrôlé, avec un accompagnement orchestral d’une discrétion presque susurrée, avec une montée en puissance du chœur, très homogène, au son particulièrement dosé, sans rien de trop, mais déjà presque totalement métaphysique.

Je me souviens que Daniele Gatti avait déjà donné la version orchestrale à Paris en 2013, accueillie comme souvent avec les doutes habituels de la critique quant à sa pertinence.
Pourtant ici, il n’y a aucun doute dès le départ, il s’agit pour Gatti d’accompagner un retour, une descente en soi, une exploration de l’intériorité où Rossini ne concède rien. Et pour cela, il travaille d’abord à la clarté de la lecture, se penchant avec attention sur les dynamiques sans jamais oublier le contrôle des volumes, tout en faisant entendre tout dans l’orchestre. Les interventions instrumentales sont d’une limpidité et d’une pureté diaphane (l’orchestre de la Scala est à son sommet, incroyablement concentré et engagé), et dans un souci permanent de garantir les équilibres, avec un soin tout particulier pour alléger les cordes (c’est déjà évident dans le Kyrie) mais aussi les interventions des cuivres. On y entend tous les niveaux de volume, et les voix restent sans cesse mises en exergue avec un Christe Eleison totalement bouleversant par le chœur de la Scala en état de grâce.
En installant ainsi une ambiance, une couleur, Daniele Gatti fait oublier le concert pour nous convier comme à un exercice spirituel … un exercice spirituel de Rossini, qui l’eût cru ?
Même l’entrée du Gloria refuse le brillant, avec une relative sécheresse, suivie de l’entrée des solistes et toujours cette délicatesse orchestrale qui soigne les rythmes et qui forme pour les voix un tapis sonore jamais invasif et toujours inclusif, où domine le raffinement : on reste assez ébahi d’entendre comment les harpes accompagnent le qui tollis avec une vraie présence, mais pas affirmée, comme en suspension, comme en annonce puis en prolongement des voix pour travailler exclusivement sur la couleur.
Un des caractères de cette lecture est justement quelque chose qui s’apparente à une caresse sonore infinie, grâce notamment aux cordes incroyablement ductiles de l’orchestre, totalement à la main du chef. Gatti a su trouver immédiatement un équilibre d’une rare subtilité entre les trois protagonistes, orchestre, chœur et voix, de manière à rendre à la fois l’intériorité et aussi une certaine intimité, cette intimité qui fait entrer en soi. Il réussit directement à faire comprendre, et ressentir que l’orchestration n’est pas un affadissement, mais au contraire l’effort pour produire sur l’auditeur des effets similaires à la version originale avec d’autres moyens, peut-être encore plus efficaces. Miracle aussi que l’accompagnement du ténor dans le Domine deus, à la fois présent et rythmé, mais laissant la voix s’expanser et se diffuser sans jamais la couvrir, pour montrer aussi cette science de l’écriture vocale rossinienne qu’il n’a jamais perdue.
Il y a quelque chose de la confidence dans certains moments de l’exécution qui interpelle directement l’auditeur, qui n’est jamais écrasé mais presque impliqué. Pour Rossini c’est sans doute le signe d’un retour à Dieu au crépuscule de sa vie, mais un Dieu de l’intimité et du dialogue, jamais écrasant, le « Bon dieu » à qui l’on s’adresse en souriant de confiance, pour un croyant c’est peut-être une invitation au contact direct avec Dieu, et jamais de l’écrasement, ce qui rend a posteriori difficilement compréhensible le refus de l’église de faire exécuter la messe dans un lieu consacré, et pour le simple auditeur au moins agnostique une invitation à rentrer en soi, à la méditation, dans les circonstances paradoxales d’un grand apparat (théâtre, grand orchestre, chœur majestueux). Il y a comme un désir de Daniele Gatti de montrer là une religiosité à effets multiples et à exalter une intense force spirituelle. J’en veux pour indice le début du Gloria très marqué au piano dans la version princeps, et qui dans cette version, bien que marqué par l’accord initial à l’orchestre, reste retenu en volume y compris par l’entrée du chœur qui s’affirme dans un second moment, tandis que l’orchestre semble s’effacer en sourdine juste avant l’intervention initiale de la basse. Tout est un jeu de subtilités où se lit à la fois le souci du moindre détail instrumental, mais dans une sorte de légèreté et un contrôle sans cesse renouvelé des volumes.
On y trouve une alternance de sévérité hiératique et sans cesse un effort d’attendrissement, comme si Gatti voulait nous communiquer aussi le regard bienveillant et confiant de Rossini et ainsi je ne peux qu’y lire une volonté de montrer d’abord l’humanité dans son humilité et son attente. Cette lecture est moins transcendante qu’humaine, lue de bas (les hommes) vers le haut (le divin), avec quelque chose de toujours rassurant, car la musique de Rossini n’écrase jamais, rappelle par certaines phrases des volutes rythmés presque dansants par exemple dans l’introduction au domine deus, un moment d’une fluidité presque sortie d’un air de ténor des années napolitaines de Rossini. Il y a là comme des survivances, un réveil de cette écriture de l’opéra vue comme « belle endormie », mais qui dormait sous la braise et ne demandait qu’à réapparaître au service non du spectacle (car l’air n’est pas acrobatique dans sa ligne) mais au service d’un exercice spirituel qui utilise toute la gamme possible, et l’enchainement sur le qui tollis avec son jeu de harpes et des voix féminines comme sorties d’une féérie, mais toujours sur le mode « d’effleurement » qui est la marque de Gatti dans toute la soirée.
Et la spiritualité est d’autant plus forte quand par exemple dans le Quoniam, la basse intervient sur un rythme relativement vif et énergique, un peu dansant, mais jamais démonstratif, très lisse, très fluide là encore, où c’est le continuum du discours qui compte et non les notes appuyées (souvenons-nous du mors stupebit du Requiem de Verdi) et une fois encore on remarque comment l’orchestre soutient le rythme avec une délicatesse qui jamais n’écrase la voix (ah, ces traits légers de cordes ou ces échos lointains de cuivres). Même quand le chœur reprend le Gloria avec un tempo vif et joyeux, Gatti garde la main sur un orchestre qui n’est jamais démonstratif ni protagoniste mais toujours présent (incroyable légèreté des cordes là encore) c’est ce que j’appelle exaltation de l’humain parce que les voix sont toujours au premier plan, sans jamais être vraiment « opératiques ».
Cette humanité on la sent dans le credo, avec l’intervention du soprano (Crucifixus…) à la forte couleur intimiste non dénuée d’intensité, mais aussi dans la manière de traiter en contraste avec le majestueux credo au chœur, qui entoure l’intervention de la soliste, ce thème très léger aux cordes récurrent dans la première et dernière partie, par exemple en arrière-plan de Et unam sanctam ecclesiam catholicam qui a une couleur peu spirituelle et presque profane mais qui revient de manière presque obsessionnelle au point d’être une des traces qui me restent de l’œuvre comme un sourire, une sorte de petit crochet rossinien exécuté sur plusieurs modes, guilleret, mélancolique, crépusculaire comme des variations.
L’intervention orchestrale qui suit le credo (le « prélude religieux ») et qui ouvre sur la partie la plus spirituelle et décharnée de l’œuvre commencerait aux cuivres presque comme le cinquième acte (ou quatrième selon les versions) du Don Carlo(s) de Verdi, créé à Paris le 13 mars 1867, au moment où Rossini orchestre sa messe, quand d’autres en soulignent l’ascendance bachienne, et se résout par un de ces jeux aux bois solistes, complètement à nu, d’une absolue modernité, qui renverraient presque au seuil de Schoenberg et Gatti ici exalte ce son en lui donnant une sorte d’étrangeté qui surprend et envoûte en même temps avant d’être repris aux cordes, et Gatti joue sur ces sons presque désincarnés et des échos orchestraux qui semblent s’éveiller et s’éteindre, préparant à la partie finale et une fois de plus invitant à la méditation avant que le motif initial aux cuivres ne réapparaisse…

La méditation précédée d’un « ritornello » à l’orgue, on la retrouve dans le Sanctus a cappella où se retrouvent chœur et solistes presque en suspension et quand les voix chantent a cappella la disparition de l’orchestre est bien plus marquante que lorsque dans la version originale les deux pianos se taisent. Cela donne une force spirituelle nouvelle à cette dernière partie de l’œuvre que Gatti module d’une manière à ne jamais lui donner un relief (même dans le final Osanna in excelsis) trop marquant pour permettre une fois encore, de retourner en soi. C’est un des moments les plus forts de la soirée.
O salutaris hostia a été rajouté après les deux premières représentations parisiennes privées, pendant la préparation de la version orchestrale, c’est une « pièce rapportée » préexistante que Rossini a insérée d’abord parce qu’elle était fort réussie et sans doute aussi pour respecter l’équilibre entre première et seconde partie. Par rapport au sanctus a cappella, elle marque un retour de l’orchestre, et le timbre de la voix de soprano donne une intensité céleste nouvelle qui alterne avec une sorte de sérénité. Ce mélange intensité et sérénité est souligné par un orchestre d’une rare souplesse et d’un vrai raffinement, laissant la voix s’expanser et donnant à l’ensemble une cohérence stupéfiante. Ainsi Rossini laisse les deux dernières parties de sa messe aux voix féminines (on comprend son insistance auprès du pape), l’une céleste, aspiration vers le très haut, l’autre plus sombre et plus méditative, un poil plus angoissée donnant ainsi les deux clés de son œuvre.
La dernière partie s’enchaine, toute construite autour de la voix de mezzo et donc autour d’un timbre plus sombre, renforçant la gravité et la volonté méditative de l’ensemble, avec une introduction plus tendue à l’orchestre se développant ensuite par un accompagnement fluide qui soutient la voix, dont le timbre sombre tranche avec un orchestre au timbre plus clair. L’impression est celle d’une finitude, où voix soliste et chœur semblent croître puis s’éteindre dans une sorte de simplicité unifiée (il me semble entendre des échos du final de Norma…) avec un accord final en trois moments, le premier vigoureux, et le second presque mourant et tragique et le dernier accord vigoureux, mais sans jamais « sonner » comme pour suggérer un écho final triomphal, au contraire. C’est un final auquel Gatti refuse toute emphase, presque en suspens, presque frustrant.
Comment les voix s’insèrent dans l’entreprise
Les quatre voix solistes ont travaillé avec Daniele Gatti pour ne jamais entrer dans une sorte de démonstration, mais pour à la fois être les évidents signes d’humanité simple et recueillie, et les instruments d’un continuum musical où jamais les solistes ne se singularisent, même dans les parties plus exposées, comme de Domine deus du ténor ou le Quoniam de la basse.

Le ténor, c’est l’étonnant Yijie Shi, jeune chanteur chinois qu’on a entendu en Ernesto dans le Don Pasquale donné à Florence la saison précédente sous la direction de Gatti. Étonnant par sa voix d’une précision et d’une clarté cristallines, qui perce l’orchestre sans être une voix au volume exceptionnel, mais posée et projetée si nettement qu’elle est parfaitement audible, avec un sens du rythme et de l’expression qui laissent augurer d’une belle carrière dans les ténors rossiniens dont il n’a pas le timbre nasal de certains, tout en possédant la précision et le ciselé du mot. Une découverte à suivre…
Les autres protagonistes dont la renommée n’est plus à démontrer affichent aussi une sorte de modestie dans l’approche qui est le résultat du travail effectué avec Daniele Gatti et pour Michele Pertusi, une familiarité avec Rossini qui n’est plus à démontrer. Rien d’histrionique dans son Quoniam mais au contraire un sens du rythme et du phrasé, allié à une expressivité qui donne à chaque mot son poids, sans jamais être lourd, mais toujours dessiné, ciselé, et toujours cette simplicité qui aide l’auditeur à entrer en méditation. Pertusi, inusable, irremplaçable, peut être aussi bien la basse spectaculaire d’un Requiem de Verdi, et celle tellement humaine de cette « petite » messe. Rein de petit dans son approche, mais rien de solennel non plus. Il y a là un naturel qui laisse rêveur.
Mariangela Sicilia était déjà le soprano soliste de la Petite messe solennelle entendue à Pesaro (voir ci-dessous notre compte rendu), en plein Covid (2020), en plein air et au début de sa carrière. Elle est devenue aujourd’hui inévitable sur les scènes italiennes et elle a gardé dans ses interventions cette pudeur et ce sens de l’intériorité qui m’avaient frappé il y a quatre ans. Avec une belle technique vocale, dans la projection et dans le phrasé, avec des inflexions à la fois tendues (dans le Crucifixus) et délicates, et la voix d’un rare homogénéité, très contrôlée, sait être à la fois délicate et diaphane sans être évanescente notamment dans les lignes célestes du O salutaris Hostia. Une magnifique performance.
Enfin on retrouve Vasilisa Berzhanskaja dans un répertoire qui convient (par rapport à sa Preziosilla entendue la veille), et où elle peut développer ses qualités de pur mezzo rossinien aux coloratures pures, aux graves délicats, avec une expressivité qui frappe dans l’Agnus Dei final où elle clôt l’œuvre sur une couleur méditative qui nous étreint. Son raffinement dans la manière de dire les mots, sa fluidité dans les rythmes et la simplicité de l’expression font de ce dernier moment de l’œuvre un vrai grand moment. Elle fait honneur à la voix et au timbre préféré de Rossini, et confirme ainsi la couleur à la fois mélancolique et intérieure de la soirée tout en préservant à ce dernier moment une véritable intensité qu’elle partage avec le chœur. Magnifique performance.
Enfin, le chœur de la Scala, préparé par Alberto Malazzi qui avait la veille donné à l’opéra dans La Forza del Destino une incroyable preuve de sa supériorité dans ce répertoire confirme ici combien il est irremplaçable : la clarté de la diction et le ciselé des mots sont stupéfiants, et on ne sait qu’admirer, le contrôle du volume, la souplesse, l’adaptabilité aux rythmes, le travail d’écoute de l’orchestre et des solistes. Unique.
C’est un programme presque surprenant pour un concert de Noël, pour lequel on peut imaginer offrir des œuvres plus brillantes. Mais en même temps, il permet d’aborder Rossini d’une autre manière, et avec une autre écoute. Il y a chez Rossini répétons-le, une incroyable liberté de création : Rossini s’est toujours tout permis, sans une once de repentir. Déjà le compositeur d’opéras se permettait des hardiesses presque inimaginables, grâce à son sens de l’orchestration, sa souplesse, son imagination, sa fantaisie et évidemment son génie. On reste assez stupéfait d’entendre par exemple Eduardo e Cristina sonner comme une œuvre originale alors que l’opéra n’est fait que de pièces rapportées et recontextualisées qui lui donnent la couleur du neuf.
Avec La petite messe solennelle il écrit en fait deux œuvres, d’ailleurs contenues toutes deux dans ce titre qui est au bout du compte syncrétique. La version privée avec ses deux pianos et son harmonium et celle pour orchestre, chacune avec des qualités propres et des visées propres et chacune avec des hardiesses nouvelles. Parce qu’elle est plus neuve par son propos et son idée, la version première « petite » apparaît plus séduisante, et parce qu’elle semble plus traditionnelle et conforme par les masses qu’elle implique, la version pour orchestre « solennelle » souffre aujourd’hui de certaines réserves critiques, or chacune est une mine de trouvailles à tous niveaux et ce soir Daniele Gatti a défendu un Rossini intime, sensible, bien plus personnel et pudique, cherchant à révéler les secrets d’une orchestration pointilleuse, complexe, précise et surtout du tissage entre les voix et les instruments rendant évident dans cette exécution splendide le legs du génie. Une redécouverte.