
Même si les dimensions intimes du merveilleux Opernhaus Zürich en font a priori un théâtre plus adapté à la musique du XVIIIe siècle qu'aux grands drames musicaux de Wagner, notamment en raison des grandes forces orchestrales requises pour leur exécution, un regard sur la tradition du lieu révèle à quel point l'œuvre de Wagner constitue une part essentielle de l'identité de ce théâtre. Non seulement pour des raisons historiques, étant donné le lien biographique du compositeur avec la ville suisse, où il est arrivé en tant qu'exilé et où il a séjourné pendant neuf ans de sa vie (de 1849 à 1858), mais aussi en fonction de la réalité du répertoire proposé au fil des saisons successives. Si l'on remonte, en particulier, à la période fructueuse d'Alexander Pereira à la tête de l'institution, on constate que les œuvres de Wagner étaient régulièrement présentées, avec des chefs d'orchestre de premier ordre à la tête des projets correspondants, comme, entre autres, Franz Welser-Möst (qui a laissé des traces officielles de ses représentations de Tannhäuser et de Meistersinger), Bernard Haitink (auteur d'un Tristan inoubliable.… sans Waltraud Meier, et aussi pour un Parsifal préservé sur le plan audio-visuel), Daniele Gatti (qui a présenté les Meistersinger de Kupfer et le Parsifal de Guth avec un très grand succès) ou Ingo Metzmacher (pour Tristan, et un Tannhäuser, la production de Kupfer avec les voix de Seiffert et Stemme). Une telle profusion d'offres wagnériennes, et le haut niveau général des résultats obtenus, amènent à conclure que ce ne sont pas tant les conditions acoustiques de la salle qui déterminent la possibilité même d'y interpréter les œuvres de Wagner, mais la capacité du directeur musical à établir un équilibre adéquat entre la scène et la fosse.
Dans le cas de la Tétralogie, la production précédente, créée entre 2000 et 2002, était celle de Robert Wilson, dirigée musicalement lors de sa création par Franz Welser-Möst, et lors de sa dernière reprise par Philippe Jordan. Ce nouveau projet de Homoki et Noseda, qui maintenant se dévoile progressivement, prend un chemin très différent de celui-là. Comme dans Das Rheingold (commenté par Guy Cherqui dans ce site, voir lien ci-dessous), Homoki aborde la grande œuvre de Wagner avec un certain souci de simplification ou de didactisme ; comme s'il partait d'un prérequis selon lequel tout ce qui pouvait être dit sur le Ring l'avait déjà été, et qu'il était donc nécessaire ou du moins commode d'effectuer une sorte de retour aux sources, un retour aux coordonnées élémentaires du drame, présenté avec le souci essentiel de sa lisibilité et de son intelligibilité. Ainsi, visuellement, la proposition peut être identifiée à une certaine esthétique de la simplicité et à une fonctionnalité made in Switzerland. Le résultat de cette démarche, dans Das Rheingold et maintenant aussi dans Die Walküre, est que la production de Homoki offre une splendide possibilité d'aborder l'œuvre pour la partie du public (y compris les enfants) qui ne la connaissait pas auparavant et en particulier les subtilités de son intrigue, puisque tant l'histoire racontée par le livret que le caractère de chacun des personnages sont présentés de manière parfaitement claire. L'effet collatéral (ou voulu ?) d'une telle approche est que cette production ne déplaira pas, au moins, à la partie du public qui partage avec le chef Philippe Jordan (qui s’est exprimé récemment à ce propos) le sentiment que le monde, ou du moins le monde de l'opéra, suit depuis trop longtemps le chemin bien usé du Regietheater (sic) à l'allemande, en voie de disparition. Il se trouve cependant que la simplicité est souvent quelque chose qui ne peut être atteint que de manière complexe ; et le travail d'Homoki, loin de décider d'emprunter la voie du minimalisme de manière déterminée, se perd ici et là dans un empressement à illustrer ou à créer des effets de superposition qui suscitent un certain degré de perplexité, ou plus simplement d'insatisfaction.
La scène avec laquelle s'ouvre l'acte I est paradigmatique à cet égard. N'étant peut-être pas tout à fait sûr que la musique de Wagner fasse suffisamment comprendre au public qu'un orage est en cours, le metteur en scène juge bon d'ajouter un effet sonore de coup de tonnerre. Et ce, non pas une fois, mais à plusieurs reprises. Comme il est tout aussi commode, semble-t-il, pour le public de comprendre que c'est Wotan qui a créé les conditions de la rencontre entre Siegmund et Sieglinde, on voit apparaître sur scène Wotan lui-même, tel un deus ex machina pourtant invisible aux Wälsungen, qui vient d'abord pousser littéralement le héros au milieu de la demeure de sa sœur, puis lui fournira l'hydromel nécessaire au guerrier pour se remettre de son épuisement. Plus tard dans l'Acte I, comme peut-être les mots de Sieglinde relatant ce qui s'est passé lors de la célébration de son mariage avec Hunding ne sont pas assez clairs, Homoki nous donne un aperçu de ce moment, montrant sur scène non seulement l'arbre monumental dans lequel Wälse laisse l'épée, mais aussi toute la parenté renfrognée du méchant Hunding, habillé de lourdes fourrures pour qu'il n'y ait aucun doute sur son identité.

En résumé, il y a dans le travail d'Homoki, et la sensation se maintient tout au long des trois actes, une certaine tendance à l'illustration et à la mise en évidence de l'évidence, qui, loin de renforcer la force dramatique des scènes correspondantes, les banalise dans une large mesure. Il y a aussi un effet pervers : les rares fois où Homoki décide de s'éloigner des textes de Wagner et de se laisser séduire par la voie attachante du "Regietheater à l'allemande" (selon la délicieuse expression de Jordan), ses efforts pour ajouter un élément d'interprétation personnelle sont stériles, voire contre-productifs. Il le fait en faisant mourir Siegmund, apparemment accidentellement, par la lance de Wotan, qui, mal placée, transperce le corps qu'elle n'aurait pas dû transpercer, comme si, pendant un instant, nous étions transportés à l'Acte I de La Forza del Destino ; la modification à ce stade du livret n'est pas justifiée par ce que nous avons vu précédemment sur scène, et elle n'a aucune conséquence sur le déroulement ultérieur de la représentation, pas même sur la résolution (très conventionnelle) de cette scène finale de l'Acte II.
Dans la représentation dont il est question ici, un pépin inattendu dans le mécanisme a fait que l'épée Notung ne s'est même pas divisée en deux moitiés, comme elle aurait dû le faire, ce qui n'a pas empêché une Brünnhilde courageuse et irritée de saisir résolument le bras de Sieglinde et de se diriger vers l'extérieur de la scène, comme une mère s'éloignant de manière quelque peu indignée avec (et vers) sa fille, d'un endroit mal famè. Et Homoki fait de même en montrant le Walkürenritt comme une confrontation entre les sexes dans laquelle les rôles traditionnels sont inversés : les Walkyries dominantes dans leurs majestueux casques à tête de cheval triomphant de manière humiliante d'une couvée de pitoyables Helden ridiculement vêtus de longues chemises de nuit blanches, comme s'ils étaient des patients dans un sanatorium, se blottissant sans défense, brandissant des épées jouets pour tenter de se défendre en vain contre les guerrières. Quelque chose m'a rappelé à ce moment-là le souvenir de la mise en scène de Günter Krämer pour Bastille, avec ses guerriers nus que les Walkyries ont pris soin d'embaumer ; une évocation qui ne doit pas être comprise comme un éloge.

Mais malgré ces moments quelque peu discutables, la production se tient dans l'ensemble, et nous permet d'apprécier la musique sans beaucoup plus de complications que celles mentionnées ci-dessus. Comme dans Das Rheingold, Homoki a recours à une scénographie tournante, dont l'usage (et parfois l'abus) permet de découvrir (à cette occasion, de revoir) les différentes pièces de la demeure bourgeoise des dieux où se déroule l'action, et au deuxième acte d'alterner entre la splendide salle du Walhalla et un environnement qui se veut extérieur, un paysage enneigé peuplé de troncs imposants, à travers lequel errent les Wälsungen. Respectueux des symboles fondamentaux de la pièce, ou, si l'on veut, des exigences minimales de l'imaginaire collectif, Homoki nous montre l'épée Notung, nous présente les Walkyries dans leurs manteaux de guerriers, et au troisième acte, il fait apparaître au centre de la scène un grand rocher qui sera celui sur lequel la Walkyrie montera pour son long sommeil. Mais pas avant que son père, visiblement brisé par la douleur d'avoir perdu sa préférée, ne se précipite lamentablement sur la surface pierreuse, tombant au sol pour être réconforté par elle alors qu'il fait ses adieux.
Et l'aspect le moins répréhensible du travail scénique est peut-être la gestion correcte des personnages dans les scènes successives de monologue ou de dialogue, longues et importantes, dans lesquelles la pièce est structurée. Une fois de plus, sans rien proposer qui sorte des sentiers battus, Homoki réalise un travail que l'on pourrait qualifier d'explicatif ou d'informatif, se laissant guider par ce qui est clairement suggéré par le texte et la musique, ce qui permet à chacun des personnages de se détacher devant nos yeux avec la pertinence nécessaire. Ainsi, l'attention du public est concentrée sur la performance musicale, qui est d'un niveau très satisfaisant. La direction de Gianandrea Noseda opte pour une approche éminemment narrative, avec des tempi fluides mais non précipités, attentive comme il sied à un bon travail de fosse aux besoins des chanteurs, dans laquelle il alterne avec un sens judicieux du contraste le lyrisme exalté avec l'élan dramatique, selon les besoins et l'atmosphère des scènes successives, et toujours au service de la mise en forme efficace du drame et très lié aux objectifs de la mise en scène. Sa fougue, qui frôle à certains moments une incandescence bien maîtrisée, le place (comme en d'autres occasions) dans la lignée de son mentor Gergiev, ou plus loin dans le temps, du choix interprétatif d'un Solti. Cette fois, plus encore que dans Das Rheingold, on a eu le sentiment que le nouveau directeur musical maison avait trouvé les clés de l'acoustique du théâtre, parvenant à affiner les sonorités de l'orchestre wagnérien de manière à ce qu'il puisse établir le dialogue nécessaire avec les chanteurs sur scène, sans les submerger complètement. L'orchestre de l'Opernhaus, qui ne possède certes pas la sonorité individuelle et caractéristique de certains grands ensembles de fosse, a répondu avec sa propre assurance technique, devenant dans la rencontre initiale entre les jumeaux, grâce à la sonorité charnue et sensuelle des cordes, la véritable voix des sentiments amoureux qu'ils ne sont pas encore capables, à ce moment du drame, d'articuler avec des mots.
L'aspect le plus intéressant de la distribution était les débuts de Camilla Nylund dans le rôle de Brünnhilde. L'excellente soprano finlandaise relève le défi avec la sécurité, la musicalité et l'assurance qui la caractérisent. Sa voix conserve un ton lumineux et rayonnant qui permet d'identifier son personnage comme étant jeune, et convient donc particulièrement à la Brünnhilde de ce premier jour. Les notes aiguës résonnent avec insolence, plénitude et aisance ; d'autres interprètes récents et plus renommés de ce rôle n'ont pas transmis ce sentiment de ravissement et d'extase guerrière lorsqu'ils ont reproduit les célèbres Hojotoho avec lesquelles la partie commence. Il est certain qu'une plus grande expérience du rôle lui permettra d'introduire de plus grandes nuances dans la scène de la Todesverkundigung, mais ce que cette Brünnhilde réussit déjà, c'est à mettre le spectateur de son côté à tout moment avec la pureté du ton, la sincérité de l'expression et la noblesse des accents qui composent le portrait de la jeune fille merveilleuse tant aimée de Wotan.
Dans le rôle du père des dieux, Konieczny reprend le rôle qu'il a joué au printemps dernier dans ce théâtre, et qui a également occupé son été à Bayreuth. Interprète très expérimenté et bien connu des wagnériens, même si le timbre de sa voix manque certainement de soyeux et ne transmet donc pas immédiatement ou naturellement le sentiment de noblesse d'autres Wotan d'hier et d'aujourd'hui, c'est un interprète solide comme un roc, ne donnant jamais une impression de fatigue ; et capable aujourd'hui, certainement plus à l'aise et confortable que sur d'autres scènes, d'un travail de nuance avec le texte qui a permis une recréation sans faille de son grand monologue du deuxième acte.
Nous n'avons pas pu, lors de cette séance de matinée, entendre l'interprétation de Siegmund par le ténor américain Eric Cutler, souffrant d'une indisposition vocale, qui a néanmoins pu mimer les gestes du personnage sur scène, tandis que sur l'un des côtés, Magnus Vigilius chantait le rôle , venu apparemment de Copenhague à Zürich avec très peu de temps pour sauver la représentation. Non seulement pour cela, mais aussi pour la sonorité de trompette de son instrument, et la jeunesse directe de son phrasé, sa performance mérite des éloges. La sœur et amante Sieglinde est interprétée par Daniela Köhler, qui a été la Brünnhilde de Siegfried cette année à Bayreuth. Elle a apporté à cette occasion un instrument clair, plutôt métallique, et a composé son personnage de manière très directe, moins érotique qu'effusive, jouant la carte de la passion, dans laquelle elle a pu dominer la fosse. Elle a atteint sa phrase tant attendue du troisième acte O hehrstes Wunder ! avec les réserves nécessaires de puissance et de souffle.
Patricia Bardon, qui a jusqu'à présent développé la partie la plus remarquable de sa carrière dans le répertoire baroque, a chanté Fricka avec un timbre richement nuancé et un réel sens de l'élégance, bien adapté à son personnage. Même si le rôle la pousse certainement aux limites de ses possibilités, en particulier en ce qui concerne les montées parfois un peu tendues dans les aigus, elle a su donner les bonnes nuances à la fureur de la déesse, imposer sa présence dominante et coincer dialectiquement Wotan, en veillant finalement à ce que la scène importante entre les deux atteigne l'effet qu'elle était censée produire. Christof Fischesser est un Hunding à la voix plus claire qu'on ne l'entend habituellement dans ce rôle. Le chanteur sait puiser dans son expérience pour dire clairement et avec les nuances nécessaires, avec une autorité qui n'a pas besoin d'être exagérée et s'impose donc avec plus de force, dans des phrases comme le formidable Rüst uns Männern das Mahl ! En fin de compte, le groupe des Walkyries s'est produit de manière sonore, puissante, sans retenue, dans une scène que Noseda a résolu avec justesse, avec des moments très généreux en fuoco. À la fin de la représentation, le public de la salle bien remplie a salué l’ensemble par un grand succès, pour tous les interprètes et peut-être surtout pour le Wotan de Konieczny. Le Ring de Zürich va de mieux en mieux.
