« Les Choses. Une histoire de la nature morte ». Musée du Louvre, exposition présentée du 12 octobre 2022 au 23 janvier 2023

Commissariat : Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art, avec la collaboration de Thibault Boulvain et Dimitri Salmon

Catalogue sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Coédition Liénart / Musée du Louvre. 448 pages, 231 ill. 39 euros.

Paris, Musée du Louvre, le 11 octobre 2022

Genre autrefois considéré comme un des plus modestes, la nature morte n’en traverse pas moins les siècles et continue à se porter fort bien. Pour des raisons qui n’ont cessé d’évoluer, les « choses » ont presque toujours été mises à l’honneur par les artistes, comme le montre assez admirablement la grande exposition présentée cet automne par le Musée du Louvre.

Non, ils ne sont pas « animés », ces objets dont Lamartine se demandait s’ils avaient une âme, du moins pas au sens où ils se déplaceraient d’eux-mêmes – bien que divers artistes contemporains aient pris plaisir à nous montrer le grouillement de la vermine sur la matière en putréfaction, que ce soit de façon statique (une grande partie de la production des frères Chapman) ou mobile (la vidéo de Sam Taylor-Wood Still Life, Still Life). Mais leur représentation, sur laquelle se penche le musée du Louvre pour son exposition de l’automne, a‑t‑elle jamais pu éviter de les doter d’une intention, d’un sens, d’une valeur morale ou religieuse, autrement dit d’une âme ? On se le demande, à voir se succéder toutes les différentes d’appropriation subies au fil des siècles par « les choses », dans ce parcours chronologique qui constitue à sa manière une « histoire de la nature morte », pour reprendre le sous-titre de cette manifestation.

C’est l’occasion de rappeler que, là où le français parle de nature morte, d’autres langues préfèrent parler de « vie immobile » (still life, Stillleben) ; l’exposition inclut notamment la toile que Salvador Dali a intitulée Nature morte vivante / Still Life Fast Moving. Dans cette hésitation entre la mobilité et l’inertie, entre la vie et le trépas, réside déjà tout un pan du questionnement que permet la représentation d’objets, et plus précisément de comestibles animaux ou végétaux, car ce fut d’abord à ces choses-là que les artistes s’intéressèrent, même si certains instruments artistiques ou scientifiques ont vite été utilisés à des fins allégoriques et décoratives.

Sam Taylor-Wood, Still-Life, Still-Life (2001). Vidéo, 35 mm, 3’44, Bath © Sam Taylor-Johnson

 

Comme le montrent les premières salles de l’exposition, la présence des choses dans l’art est intimement liée à l’évocation d’une vie après la mort. En témoigne notamment la superbe stèle funéraire de l’intendant du trésor Senousret, trouvée à Abydos, avec son magnifique étalage de fruits et légumes, ou ces mosaïques romaines en forme de vanités, le crâne ou le squelette entier qui y figure étant censé constituer une invitation à mieux profiter de notre éphémère existence terrestre. Se pose déjà, en parallèle, la question du trompe‑l’œil, les récits classiques étant pleins d’anecdotes célébrant la virtuosité illusionniste d’artistes tels que le fameux Zeuxis, peintre de grappes de raisin qui bernaient les oiseaux mêmes ; on retrouve ce type de représentation à la Renaissance, de manière peut-être innocente d’arrière-pensée symbolique, si tant est que cela soit possible, puisque même un couteau posé du travers au bord d’une table peut renvoyer à l’impermanence de notre vie.

On sait que la nature morte gagna peu à peu droit de cité par le biais de scènes bibliques où il était permis de donner à voir le quotidien de la Vierge, par exemple. Les Flamands, bien sûr, mais même les Italiens s’attachèrent à entourer Marie d’objets divers et plus ou moins codés, lors de l’Annonciation par exemple. L’exposition ne s’aventure guère hors de la civilisation occidentale – avec raison, car le propos deviendrait alors beaucoup trop vaste – mais quelques œuvres montrent comment la nature a pu être célébrée dans d’autres traditions artistiques ; l’étonnante représentation des sandales de Mahomet fait logiquement écho à celle des instruments de la passion du Christ, comme dans un petit catalogue de vente par correspondance où l’on trouverait sur deux pages se faisant face tout ce qu’il faut pour crucifier un homme, lui percer le flanc et le descendre de croix.

 

Ecole allemande, Nature morte aux bouteilles et aux livres (vers 1530?). Huile sur bois (chêne), 106,2 x 72,4 x 1,5. Colmar, Musée Unterlinden © Musée d’Unterlinden, Dist. RMN-Grand Palais / image Société Schongauer

Entrés par la petite porte dans les scènes pieuses, les objets vont bientôt y proliférer et usurper le premier rôle, comme sur ces toiles de Beuckelaer où Le Christ chez Marie et Marthe n’est qu’un prétexte au déploiement de végétaux. Et l’on se dispense au même moment de tout prétexte religieux, les mêmes peintres immortalisant poissonnières et autres marchandes offertes à la consommation au milieu de leur étalage. Sur une œuvre aussi étonnante que la Nature morte aux légumes de Snyders (vers 1610), comment faut-il comprendre la mise en avant des choux et des carottes ? Pur plaisir de la ressemblance parfaite ? Symbolique sexuelle grossière ? Ou morceau de peinture pure, où la jouissance de l’ œil naît déjà d’une sorte d’abstraction, face aux formes et aux couleurs magistralement agencées ? Quand Sánchez Cotán ou Meléndez, ces maîtres du bodegón, terme spécifiquement espagnol pour désigner la nature morte, peignent cardons ou pastèques, quel sens cachent-ils derrière la banalité de ces objets ? Quand Adriaen S. Coorte peint de sublimes asperges, rend-il hommage à la perfection de la création divine ?

 

Frans Snyders, Nature morte aux légumes (vers 1610). Huile sur toile, 144 x 157 cm. Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle © CCO Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

Au XIXe siècle, l’ego de l’artiste prend le dessus, et la nature morte devient une forme d’autoportrait – La Truite peinte par Courbet en 1873 serait ainsi une allusion aux malheurs du peintre après sa participation à la Commune de Paris, un « autoportrait en truite désespérée ». Après Manet ou Cézanne, le XXe siècle trouvera d’autres moyens de s’approprier le genre : décomposition des formes par la simultanéité de différents angles de vision, comme l’illustrent admirablement la « réécriture » par Matisse en 1913 de La desserte de Jan Davidsz de Heem (1640) vue au Louvre et le Développement d’une bouteille dans l’espace sculpté l’année précédente par Boccioni ; révélation de l’inquiétante étrangeté du quotidien par les surréalistes, depuis les artichauts placés par Chirico au premier plan d’une de ses peintures métaphysiques (Mélancolie d’un après-midi, 1913) jusqu’au Modèle rougeMagritte semble revisiter les Souliers de Van Gogh pour en accentuer encore l’humanité ; dénonciation de la société de consommation avec les accumulations signées Erró ; hyperréalisme terrifiant d’une volaille surdimensionnée de Ron Mueck ; vertige des vestiges avec les tables de Spoerri ou les inventaires de Boltanski. Alors que la nature morte fut longtemps l’un des genres les plus mineurs, autorisé aux femmes (!) qui l’ont brillamment pratiqué, de Louise Moillon à Anne Vallayer-Coster en passant par Clara Peeters, les choses en viendraient presque à supplanter les humains : seraient-elles donc plus aptes à traduire et à susciter des émotions pourtant typiquement humaines ? Les choses auraient-elles finalement autant, voire plus d’âme que nous ?

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Sam Taylor-Johnson
© Musée d’Unterlinden, Dist. RMN-Grand Palais / image Société Schongauer
© CCO Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
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