Philip Glass (né en 1937)
Akhnaten (1984)
Opéra en trois actes
Livret du compositeur, avec Shalom Goldman, Robert Israel, Ricard Riddell et Jerome Robbins.
Créé le 24 mars 1984 à la Staatsoper de Stuttgart

Mise en scène, chorégraphie et récitante : Lucinda Childs,
assistée de Jean-Michel Criqui pour la mise en scène, d’Eric Oberdorff pour la chorégraphie

Danseuses : Serena Bottet, Michelle Salvatore, Sofia Lacava, Anne-Elisabeth Dubois, Léa Boisserie

Danseurs : Simone Gatti, Quentin Lelong, Eugen Otero, Louis Gigot

Scénographie et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : David Debrinay
Vidéo : Etienne Guiol

Akhnaten : Fabrice Di Falco
Nefertiti : Julie Robard-Gendre
Tye : Patrizia Ciofi
Horemhab : Joan Martín-Royo
Amon : Frédéric Diquéro
Aye : Vincent Le Texier

Les six filles d’Akhnaten : Mathilde Le Petit, Rachel Ducket, Mathilde Lemaire, Vassiliki Koltouki, Laetitia Goepfert, Aviva Manenti*

*artistes du CALM (Centre Art Lyrique de la Méditerranée)

Orchestre et chœur de l’Opéra de Nice
Direction musicale : Léo Warynski

Nice, Opéra de Nice Côte d'Azur, vendredi 12 novembre, 20h

L’Opéra de Nice crée l’événement pour l’ouverture de sa saison lyrique avec le rare Akhnaten de Philip Glass (né en 1937), chorégraphié et mis en scène par l'iconique Lucinda Childs – fidèle du compositeur américain et qui avait signé la création de Einstein on the Beach, son premier opéra. Avec Akhnaten (1984) se referme une trilogie consacrée aux grandes figures de l'Histoire parmi lesquelles Einstein (1976) et Satyagraha (1980). La destinée du pharaon Akhenaton correspond à la création du culte d'Aton, premier grand monothéisme consacré au dieu soleil, avec la tentative de faire disparaître les anciens dieux et la volonté de créer d'une capitale nouvelle, Akhetaton (Tell-el-Amarna), toute entière sortie des sables. L'opéra traduit l'ascension et la chute d'Akhenaton, victime du complot qui remit sur le trône un pharaon fidèle aux anciens rites. Placés sous la direction de Léo Warynski, les musiciens de l'Orchestre philharmonique de Nice soutiennent de belle manière un plateau dominé par la prestation de Fabrice Di Falco (Akhnaten), Julie Robard-Gendre (Nefertiti), et Patrizia Ciofi (Reine Tye). 

Réduite à une diffusion en streaming par la crise sanitaire, la première de Akhnaten n'avait pas eu les honneurs d'une création publique pour l'ouverture de la saison 2020. La captation avait été rendue possible par le travail in situ du fidèle Jean-Michel Criqui, réglant au millimètre une scénographie que Lucinda Childs lui dévoilait à distance depuis son lieu de confinement à New-York. C'est avec une équipe enfin complète et des conditions plus raisonnables que l'opéra de Philip Glass a ouvert la saison 2021. Accueilli par une salle comble et enthousiaste, le spectacle a reçu un succès public et artistique qui confirme les options prises par Bertrand Rossi, un nouveau directeur de l'Opéra de Nice bien décidé à faire bouger les lignes en donnant à la programmation un souffle et une énergie dont elle manquait cruellement depuis quelques années. Il faut voir dans ce choix le subtil équilibre qui permet à un directeur d'offrir à son public une œuvre "contemporaine" qui privilégie par sa dimension musicale et sa thématique un lien direct avec le public, au sens large du terme. Spectacle à grands effets, Akhnaten renvoie à un épisode célèbre de l'Histoire de l’Égypte ancienne en faisant revivre le personnage du pharaon qui tenta d'instaurer une triple révolution sur les plans politique, artistique et religieux.

Ce rebelle a quelque chose d'un génial utopiste que la mise en scène de Lucinda Childs met en mouvement et en images avec un brio et une lisibilité remarquables. Akhnaten est très  différent d'Einstein on the Beach, consacré à l’itinéraire du célèbre physicien, et de Satyagraha, hommage au Mahatma Gandhi. Le geste est ici moins radical, soulignant d'une certaine manière l'aspect "romantique" de ce pharaon dont la destinée suit exactement la courbe du soleil, depuis son apogée jusqu'à son déclin. Rien d'étonnant à retrouver au centre de la scène ce disque solaire où se situe l'essentiel de l'action jouée et dansée. Monté sur vérins, le plateau bascule et pivote, alternant forte pente et parfaite horizontale. L'arrière scène est fermé d'un grand rideau plissé sur lequel se projettent des images en guise de commentaire de l'action tandis que les loges latérales prolongent la scène sur trois niveaux, avec un chœur disposé selon un étagement pyramidal 3 – 2 – 1.

Cette scénographie bénéficie des interventions talentueuses de David Debrinay et Étienne Guiol (respectivement aux lumières et aux projections vidéo) pour créer autour de la thématique du disque solaire une série de variations visuelles comme ce tunnel du temps qui sert d'ouverture au terme de laquelle apparaît le célèbre plafond-relief du Zodiaque de Dendérah – représentation circulaire des constellations portées par quatre divinités et dieux à têtes de faucon.

Le minimalisme des gestes et de la chorégraphie emprunte largement au vocabulaire "Wilsonien", imprimant dans la mémoire visuelle une série répétitive de poses anguleuses (le trio Horemhab, Amon, Aye), le geste d'amour d'Akhnaten et Nefertiti, ou bien les variations main ouverte, tendue ou fermée. Les déplacements des acteurs n'ont pas la raideur ou le hiératisme stéréotypé des scénographies bleu cobalt et blanc électrique de Bob Wilson. La palette de couleurs se déploie ici plus librement, tout en restant dans des tonalités primaires qui guident le regard et rythment l'action. Ainsi ces funérailles d'Aménophis III, père d’Akhenaton, baignées d'un halo rubis qui dessine à contre-jour des silhouettes sombre des prêtres et divinités. Le voyage céleste du pharaon défunt début par une pesée de l'âme avec, sur les deux immenses plateaux d'une balance descendant des cintres, le cœur et une plume en équilibre parfait. Cette scène initiale permet au spectateur de pénétrer dans un univers théâtral où langage musical, langage corporel et langage parlé forment une brillante unité. Les pulsations de la musique de Philip Glass rythment une chorégraphie où Lucinda Childs recherche avant tout l'effet stroboscope des formes et des mouvements, tandis que le chant passe d'une langue multiple, alternant l'anglais et d'autres idiomes moins directement saisissables comme l'hébreu ancien et la reconstitution (très théorique, mais "couleur locale") de l'ancien égyptien.

Julie Robard-Gendre (Nefertiti), Fabrice Di Falco (Akhnaten)

L'apparition du cartouche d'Akhenaton sert de liaison avec l'impressionnante cérémonie du couronnement, avec les trois prêtres célébrant l'avènement sous le regard de… Lucinda Childs débitant son texte dans un anglais oxfordien impeccable et décalé les formules secrètes qui accompagnent la montée sur le trône (ah, les R roulés du "King of Upper and Lowe Egypt, Nefer Kheperu Ra wa en Ra"…). Au ballet ondulant des servantes succède le chœur, tout de noir vêtu et contrastant avec la faible amplitude des poses et des gestes. Le jeune pharaon est désormais au centre du symbole politique et religieux qu'il a voulu incarner en changeant son nom d'Aménophis IV en Akhenaton ("celui qui est bénéfique à Aton – Dieu du soleil"). Au pied de l'immense disque solaire, les deux épouses Nefertiti et la Reine Tye tournent leur regard vers leur souverain, délicat préambule qui tranche avec la scène musicalement interminable et syllabiquement rébarbative de la destruction des anciens dieux et la persécution des prêtres vociférant sous la scène, avec Akhnaten placé au-dessus d'eux. Lucinda Childs travaille la dramaturgie dans le sens d'une lisibilité qui n'hésite pas à figer les mouvements d'ensemble au bénéfice de scènes-tableaux, comme au début de l'acte III quand la famille d'Akhénaton se réunit autour de lui, avec une paisible symétrie (qui renvoie au triumvirat des perfides Aye, Amon, Horemhab) et qui traduit l'éloignement fatal du pharaon avec les nouvelles du complot qui viendra le renverser. En référence à la damnatio memoriae que ses représentations sculptées ou hiéroglyphiques subirent à sa disparation, la vidéo donne à voir le visage de pierre du pharaon déchu qui fond littéralement et disparaît dans un nuage d'interférences électroniques. Ne demeure en guise d'épilogue que le trio Akhenaton, Nefertiti, Aye, dont les profils se détachent dans la nuit éternelle.

La distribution inscrit cet Akhnaten parmi les belles réussites de cette rentrée lyrique, avec le contre-ténor Fabrice di Falco qui fait revivre le rôle-titre de Paul Esswood, créateur à Stuttgart en 1984. La ligne souple et lumineuse profite du répit que l'écriture de Glass ménage au soliste dans les rares mélodies qui parviennent à percer la densité des sons stroboscopiques. L'enchaînement des duos, trios et des ensembles profite à la Nefertiti de Julie Robard-Gendre qui déploie la longueur et l'amplitude de son mezzo souverain qui dessine une belle présence en scène. Moins favorisée par le timbre et l'écriture, la voix de Patrizia Ciofi est gênée aux entournures lorsque la fracturation des phonèmes la contraignent à durcir l'émission. Le triumvirat Frédéric Diquero (Grand Prêtre d'Amon), Vincent Le Texier (Aye), Joan Martin-Royo (Horemhab) gagne progressivement en unité et en densité, après une première apparition assez désorganisée sur le plan scénique et vocal. On salue la performance des six voix féminines issues du CALM (Centre d’Art Lyrique de la Méditerranée), parfaitement équilibrées dans les vocalises du tout début de l'acte III. D'une manière générale, le chœur de Chœur de l'Opéra de Nice gagne en homogénéité et en impact sur la version captée l'an dernier, débarrassé des masques sanitaires qui limitaient la projection et la précision.

L'Orchestre Philharmonique de Nice est dirigé de belle manière par le geste souple et ductile de Léo Warynski. Le jeune directeur de l'ensemble vocal Les Métaboles et de l'ensemble Multilatérale construit un édifice dont l'enveloppe rythmique et tonale reste étonnamment légère d'un bout à l'autre. Akhnaten se distingue ici des deux autres opéras avec lesquels il forme une trilogie. Sans l'abstraction de Einstein, ni les messages humanistes de Satyagraha, Philip Glass concentre ici son effort sur un aspect narratif que saisit parfaitement Léo Warynski. Privé des pupitres de violons par une décision du compositeur de répondre à une fosse d'orchestre trop limitée au moment de la création de l'ouvrage, la couleur d'ensemble glisse vers une couleur assez sombre qui met en avant les instruments graves, le pépiement des bois et le métal des percussions dans des arpèges vibrant en boucles serrées et virtuoses…

Lucinda Childs (Scribe), Joan Martín-Royo (Horemhab), Frédéric Diquero (Amon), Vincent Le Texier (Aye)

 

Streaming disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=jSAOrULT-F4

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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