Le festival de Pâques de Baden-Baden a été comme partout ailleurs fortement perturbé par la pandémie au moment même l’arrivée de Kirill Petrenko à la tête des berlinois, il n’a pu encore y animer une seule édition. À cela s’ajoute aussi à Baden-Baden un changement de direction, puisque Andreas Mölich-Zebhauser a laissé les rênes en juillet 2019 et que son successeur Benedikt Stampa n’a pas encore pu organiser de Festival de Pâques. Certes, la programmation du Festspielhaus de Baden-Baden est annuelle et variée afin d’attirer un très large public, opéra, ballet, symphonique mais aussi variété, mais la salle est vaste, malaisée à remplir et d’une acoustique difficile.
Aussi, comme les autres grandes institutions, Le festival cherche à récupérer son public pour le refidéliser. De fait, malgré l’affiche ô combien alléchante pour ce Mazeppa, la salle n’était pas remplie à la hauteur de la qualité et du prestige de l’offre.
Kirill Petrenko devient de plus en plus un nom sur lequel on table pour attirer du public et on sait qu’à Munich son seul nom sur l’affiche suffisait à remplir la salle. Installé à Berlin depuis deux ans, avec les tournées, les succès de différents programmes même les plus exigeants, font que désormais Baden-Baden cherche évidemment à capitaliser sur son nom. Si le Festspielhaus devient le seul lieu où on va l’entendre diriger l’opéra, il est évident que cette exclusivité va attirer le public. Donc il a fort à parier, que pour soutenir le Festival et pour une communication bien faite, on ne le verra pas dans les prochaines années diriger l’opéra ailleurs. De fait, s’il n’est pas exclu qu’il apparaisse dans la fosse d’un théâtre, on parle de la Scala et naturellement de Munich, ce sera sans doute à un horizon lointain. Et pendant un temps, le voyage de Baden-Baden s’imposera.
Et vu ce qu’on a entendu ce soir, ce sera un voyage dont on se réjouit d’avance.
Comme je l’ai rappelé en introduction, Mazeppa ne bénéficie pas de la popularité de La Dame de Pique et de Eugène Onéguine, et Kirill Petrenko reprend l’idée de Serge Dorny de présenter successivement trois opéras de Tchaïkovski (La Dame de Pique et Iolanta). Rappelons par incise que Dorny a aussi présenté à Lyon Iolanta, et surtout L’Enchanteresse, une œuvre encore plus ignorée du maître russe. Manière de rappeler au lecteur de quelle main et quelle intelligence l’Opéra de Lyon a été dirigé pendant dix-huit ans…
Ivan Mazeppa (1639–1709) est une figure historique marquante de l’histoire de Russie, une figure populaire et aussi légendaire qui a inspiré aussi bien Lord Byron qu’Alexandre Pouchkine (mais aussi Rilke), notamment son périple sur le dos d’un cheval, enduit de goudron qui a inspiré aussi les peintres. C’est un noble Ukrainien qui est devenu le favori de Pierre le Grand, mais qui, redoutant que la Russie ne mette la main sur l’Ukraine, et ulcéré que Pierre le Grand ne lui ait pas envoyé de troupes pour lutter contre les polonais de Stanislas Leszczynski le beau-père de Louis XV qui deviendra duc de Lorraine, trahit le Tsar et s’allie avec le roi de Suède Charles XII. Les deux sont battus à la fameuse bataille de Poltava, en 1709 et Mazeppa meurt peu après. Figure de traitre pour les russes, Mazeppa est devenu héros de l’indépendance de l’Ukraine…en 1991… sic transit. Ainsi devient-il aussi aujourd’hui symbole contrastée de traîtrise et de patriotisme, un symbole particulier des difficiles rapports entre l’Ukraine et la Russie quand on sait que Kiev fut le foyer de naissance de la Russie et sa première capitale : voilà du millet pour un metteur en scène d’aujourd’hui. Et l’opéra de Tchaïkovski, pas très tendre pour le héros pourtant, laisse tout de même à Mazeppa un espace pour les tendresses de l’amour.
Tchaïkovski s’appuie, comme pour la plupart de ses opéras sur un texte de Pouchkine, cette fois-ci « Poltava » (Полтава) de 1828 dont le thèmes est la trahison du « Hetman » Mazeppa (titre nobiliaire qui désigne le chef des armées lithuaniennes et polonaises, puis un chef cosaque, et c’est dans cette dernière acception que ce titre lui est donné dans l’œuvre).
Mazeppa est qui est un vieillard amoureux de Marie, fille du riche propriétaire Kotchoubeï, et cet amour est payé de retour. Mazeppa demande donc la main de Marie à son père, qui la lui refuse scandalisé de la différence d’âge. Marie, qui est une jeune femme décidée, abandonne sa famille pour suivre l’être aimé. Blessé, Kotchoubeï décide alors de révéler au tsar Pierre Le Grand que Mazeppa se prépare à le trahir en s’alliant au roi de Suède. Mais le Tsar,ne croit pas à la trahison de son ami, et lui révèle la démarche de Kotchoubeï. Mazeppa le fait alors arrêter et le condamne à mort non sans chercher à lui capter ses richesses. Marie, avertie par sa mère, essaie avec elle de sauver sa tête en intervenant auprès de Mazeppa, mais elles arrivent trop tard.
Le livret, profondément revu et remanié par Tchaïkovski, est intéressant dans la mesure où il montre un engrenage dont il est difficile de démêler l’écheveau. Au premier acte, Mazeppa est un noble propriétaire terrien qui respecte tous les codes familiaux et demande respectueusement la main de Marie au père de la jeune fille. C’est la réaction indignée du père qui déclenche le drame. Même la question politique n’arrive au centre de la trame que dans la deuxième partie du premier acte, quand Marie rejoint Mazeppa, et que le père va révéler au tsar les traitres intentions de Mazeppa.
Là encore, le livret réserve des surprises. En effet, l’intrigue réside dans une double trahison, celle du père qui se venge de Mazeppa et qui trahit une amitié, et celle de Mazeppa envers son tsar, qui trahit ainsi aussi une amitié. Dans le paysage, seul le Tsar reste celui qui ne trahit pas, l’ami symbole de droiture et de fidélité. Il n’apparaît pas dans l’opéra mais devient une figure morale, référentielle, et Pouchkine construisant aussi une sorte de roman national russe contribue à construire cette figure que Tchaïkovski reprend, dans un opéra qui sanctionne les traitres et glorifie la victoire de la figure morale. Cette relative complexité doit se retrouver dans la partition. Car l’histoire n’est pas caricaturale du traître qui trahit son tsar et exécute le père de son aimée : tout est déclenché par la fuite de Marie et l’attitude du père. En somme comme dans toutes les bonnes intrigues, personne n’est blanc ou noir, seule la figure de la mère et celle du Tsar (qui n’apparaît pas) restent sans « taches ».
Que Marie choisisse l’amour est un trait romantique intéressant parce qu’elle exerce sa liberté un peu comme Tatiana d’Eugène Onéguine dont elle est proche. Par ailleurs, que Mazeppa de son côté n’hésite pas à exécuter le père de son aimée – même en se disant quand même que ce sera un peu difficile à admettre pour Marie…- le fait basculer dans le rôle de méchant, mais depuis Le Cid, on sait que les jeunes filles peuvent être amoureuses des assassins des papas.
L’intérêt du livret aussi est qu’il ne s’attarde pas sur l’événementiel, un « Grand-Opéra » à la Meyerbeer nous aurait sans doute montré Pierre le Grand, et aurait sans doute aussi essayé de figurer la bataille de Poltava en s’attardant sur des scènes « pittoresques ». Rien de tout cela ici. Le livret cultive l’ellipse. On passe de la fin du I à l’acte II des intentions de Kotchoubeï à Kotchoubeï en prison : entre les deux actes, c’est toute l’affaire avec Pierre el Gradn qui s’est déroulée. On passe à la fin de l’acte II de la scène d’exécution avec un chœur final somptueux « Écoute leur prière de repentance/Pardonne leur leur péchés/Accueille-les Seigneur… » qui sonne presque comme un premier final de l’opéra, à un acte III où Mazeppa est défait, où le chœur n’apparaît plus et qui revient à l’expression lyrique des âmes déchirées et singulières.
Mazeppa est vaincu à l’issue de la bataille, et doit fuir. Dans sa fuite, il rencontre d’abord Andrei, l’amoureux de Marie, qu’il blesse mortellement (à regret…), puis Marie, devenue folle qu’il essaie d’emmener, mais Orlik, son compagnon et âme damnée l’en empêche et Mazeppa fuit, laissant Marie dans les bras d’Andrei mourir à ses côtés.
De cette trame Tchaïkovski tire son opéra, en rajoutant un personnage, Andrei, amoureux de Maria depuis l’enfance, qui meurt donc de la main de Mazeppa (il y a un petit air de Fliegende Holländer, Maria-Senta (soprano) amoureuse de Mazeppa-Holländer (baryton basse) tandis qu’Andrei-Erik (Ténor) est désespérément amoureux de la jeune fille. La différence, c’est que le père chez Wagner encourage l’union, mais chez Tchaïkovski la décourage. Heurs et malheurs des livrets… mais en même temps il y a toujours l’opéra des universaux même avec quelques variations…
La singularité de Mazeppa, créé en 1884 à Moscou, mais seulement en 2006 en France en version scénique à l’Opéra de Lyon (on croit rêver, 122 ans après la création…) est à la fois ce personnage singulier de Maria, qui quitte sa famille pour suivre Mazeppa, dans la veine décidée et active des personnages féminins de Tchaïkovski, qui vont jusqu’au bout de leur destin, et celle de Mazeppa, qui n’hésite pas à sacrifier le père de sa bien-aimée, séparant sans cesse le privé du politique, un personnage pétri d’amour, et pourtant un méchant traître, le traître amoureux en quelque sorte.
L’autre caractère de l’œuvre, c’est une veine incontestablement épique (le prélude qui présente les différentes couleurs de l’œuvre a des aspects acérés et vigoureux, l’introduction du troisième acte est un descriptif de la bataille de Poltava), avec de grands moments choraux dans les deux premiers actes, et en même temps des sublimes moments lyriques dont le final du troisième acte, bouleversant. On est sans cesse dans des changements d’ambiances, familiale, politique, amoureuse, d’où une variété de tons et de styles qui peuvent surprendre. L’œuvre est somptueuse, tout à fait comparable aux deux autres chefs d’œuvre de Tchaïkovski qu’on joue le plus souvent, Eugène Onéguine et La Dame de Pique.
C’est dire combien cette présentation d’un chef d’œuvre assez rarement joué sur nos scènes était bienvenue et, même en version concertante, a largement répondu aux attentes par une distribution de très haut niveau, et avec un orchestre éblouissant mené par un Kirill Petrenko qui retrouvait l’opéra avec une certaine gourmandise, d’autant, si je ne me trompe que c’était là le premier opéra qu’il dirigeait à la tête de ses berlinois.
Et c’est évidemment un coup de maître et une réponse à ceux qui accusent Petrenko d’être froid et martial et de diriger avec la sensibilité digne des Fonderies d’acier de Mossolov…
Car ce qui caractérise son interprétation de l’œuvre est justement ce souci d’en rendre la diversité de styles que nous avons évoquée plus haut, allant de l’épique au lyrique, et ces contrastes apparaissent dès l’introduction avec ces interventions des cuivres triomphants, ce rythme de cavalcade néanmoins allégé par les bois, en une exécution d’une limpidité stupéfiante et puis des alanguissements tendres. Petrenko a l’art de ne jamais asséner du son de manière violente, et même dans les parties forte, voire fortissimo, de rester à l’intérieur de limites si bien que le son est toujours mesuré et contrôlé, même s’il apparaît libéré. Il en résulte une urgence et une tension très sensibles dès l’introduction. On entend dans cette introduction d’abord la vie épique et la légende de Mazeppa (la fameuse histoire du cheval, avec ce rythme de cavalcade) peut-être moins une évocation du caractère du héros, plus contrasté qu’il n’y paraît que de ses propres aventures et de ce qui va arriver. Mais c’est bientôt contrebalancé par l’autre couleur bien plus lyrique qui est celle de Maria, un contraste assez violent, presque bucolique, avec des échos folkloriques y entend les bois sublimes des Berliner (au cor anglais et au hautbois Jonathan Kelly) ; mais aussi ici la prééminence des cordes dans leur dialogue avec la mélancolie des bois (à la clarinette Andreas Ottensamer et à la flûte Emmanuel Pahud) pour revenir ensuite à l’épique, à la force qui se termine avec un diminuendo assez sombre. On passe de l’un à l’autre avec une étonnante fluidité, comme une succession d’ambiances qu’on laisse défiler insensiblement et sublimement.
Le début de l’acte I est une musique aux échos bucoliques, avec le chœur des jeunes paysannes, une vision douce qui n’est pas sans rappeler le début d’Eugène Onéguine, vision accentuée par la harpe (Marie-Pierre Langlamet). Petrenko sait ménager aussi les variations de couleurs, on va passer immédiatement au centre de l’action, puisque Maria comme inspirée par ce chant, va évoquer son attirance pour Mazeppa qui n’est pas sans rappeler l’amour de Tatiana pour Onéguine, qui rend difficile e dialogue d’Andrei et de Maria, qui le repousse tout en répétant son attirance irrésistible pour Mazeppa : dit la force de l’amour. Andrei s’exprime avec lyrisme, avec une énergie désespérée et sur des phrases musicales qui ne sont pas sans rappeler certains thèmes du Lac des Cygnes. On constate alors combien Petrenko veille à ne jamais écraser la voix par la musique, qu’il fait de l’orchestre un accompagnateur, mais avec une telle clarté, une telle précision que les accents sont soulignés par tel ou tel instrument, qui prolongent les paroles et les éclairent. Un art de tresser la musique et les paroles, sans jamais que chacun aille son chemin mais dans un système d’échange où chaque timbre se répond. Sa manière éclaire aussi l’art de la composition de Tchaïkovski, qui sait installer le drame, le contraste, la fatalité, en faisant sonner dans l’orchestre tel instrument, commençant par la harpe très lyrique, puis pendant le duo qui gagne en intensité, faisant intervenir l’orchestre avec de plus en plus d’urgence dramatique, mais sans jamais abandonner une certaine suavité, comme pour souligner les forces contradictoires en présence. Et très subtilement, Petrenko dose les volumes, resserre les tempos. Une leçon.
Et brutalement, parce que Tchaïkovski sait cultiver les changements d’ambiance, après avoir eu dans cette première scène des échos bucoliques et folkloriques, puis le lyrisme des voix de ténor et soprano, on va retourner à des échos plus légers, une sorte de fête villageoise, qui précèdent alors l’intervention des voix plus graves, Baryton-basse, basse et mezzosoprano. Même schéma que précédemment : on part d’une ambiance apaisée à une tension de plus en plus palpable. Musicalement et dramaturgiquement, le drame se noue. Petrenko jamais ne perd de vue la dramaturgie générale, il est littéralement partout, tel – je l’ai écrit ailleurs – un Shiva de la direction d’orchestre- mais sans jamais, malgré les contrastes- abdiquer la fluidité, sans jamais chercher la prééminence, mais recherchant la fusion des chanteurs et de l’orchestre, d’autant plus dans une exécution concertante où le danger est de voir les voix couvertes par la masse orchestrale. Il y a dans la direction de Kirill Petrenko une alchimie des volumes, une alchimie des forces en présence qui recherche une ténébreuse et profonde unité, avec un orchestre qu’on sent engagé, convaincu, aussi bien les cordes emportées au violon par Daishin Kashimoto que les violoncelles, si importants dans cette œuvre, emportés eux par Ludwig Quandt, un des piliers historiques de l’orchestre.
Il y a des moments où l’on entend une sorte de choral vocal où tout à tour les timbres interviennent, des plus aigus aux plus graves. On comprend d’ailleurs pourquoi Tchaïkovski a inventé le personnage d’Andrei : pour contrebalancer les voix graves qui entouraient Maria, il lui fallait un ténor, assez proche de Lenski d’ailleurs (il y a décidément des parentés entre Onéguine et Mazeppa) pour équilibrer les timbres et les couleurs. D’autant que la montée de l’urgence dramatique du premier acte est portée par les voix graves, mais que la tension est perceptible dès l’exposé des voix aiguës à la fin du premier tableau, par la manière dont Petrenko joue subtilement sur les volumes et l’épaisseur des cordes.
Les deux premiers actes sont construits de la même manière, en crescendo, jusqu’à l’explosion dramatique, cette alternance lyrisme/urgence dramatique se concentre autour des personnages par une dramaturgie elliptique. Après un premier acte très contrasté, entre un début bucolique, un dialogue tendu entre Mazeppa et Kotchoubeï qui permet aux deux voix de rivaliser en un duo exceptionnel de tension, de force, où tout le spectre vocal est utilisé, et le nœud dramaturgique où Mazeppa offre à Maria le choix de le suivre ou de rester. En jeune fille décidée à suivre sa liberté d’aimer, elle choisit Mazeppa. La troisième scène est celle où tous crient vengeance, Lioubov, Andrei, les serviteurs qui entourent la famille de Kotchoubeï, et où Kotchoubeï décide de dénoncer au tsar Mazeppa qui « aux temps de l’amitié », lui avait confié ses rêves d’alliance avec les suédois contre le tsar. Musicalement la construction donne la primauté aux voix graves (Lioubov mezzo-soprano, Kotchoubeï basse) soutenues en arrière-plan par les deux ténors Andrei et Iskra, le tout se terminant par l’ensemble criant « vengeance ».
Au deuxième acte, tout est déjà consommé (les fameuses ellipses) et Kotchoubeï est en prison, c’est le moment de très longs monologues (Kotchoubeï, puis Mazeppa séparément) et de duos où apparaît Orlik (Dmitry Ivashchenko), le compagnon-âme damnée de Mazeppa. C’est l’occasion d’une scène entre deux basses, de celles qu’affectionne le genre opéra, où Orlik demande à Kotchoubeï où est son trésor, et où orgueilleusement Kotchoubeï répond qu’il a trois trésors, son honneur, que la torture a pris, sa fille, que Mazeppa a enlevée, sa vengeance qu’il laisse Dieu accomplir.
Après Kotchoubeï, c’est au tour de Mazeppa lors de la deuxième scène de méditer sur la situation, en deux moments où il doit d’une part décider du sort de Kotchoubeï, d’autre part en tenant compte de Maria, moment de stances en quelque sorte. Ce deuxième acte est celui des longues scènes où les individus méditent et se montrent, mais aussi d’une certaine manière où l’on dit adieu à l’amour (Maria et Mazeppa), et à la vie (Kotchoubeï), c’est celui d’un premier dénouement, où mère et fille vont tenter de sauver la tête de Kotchoubeï. Un acte tout en scènes relativement intimes, qui se termine en contraste par une scène de foule, que j’appellerais « à la Moussorgski»((Ténor contre chœur, cela rappelle un peu innocent contre peuple au final de Boris.)) à cause de l’intervention du cosaque ivre (Alexander Kravets), seul personnage qui arrive sur scène « costumé » (les autres sont en frac/robe longue) au moment où le peuple attend l’exécution et qui est l’occasion du seul intermède souriant d’une œuvre au total assez noire. On remarque la construction dramaturgique très équilibrée de cet acte, qui se termine avec une incroyable fougue sous la baguette de Kirill Petrenko, comme une sorte de premier final, comme si désormais tout était dit ou scellé. Et l’accélération des rythmes entre des scènes plutôt intimes et puis la décision de Maria et Lioubov de se précipiter pour sauver Kotchoubeï qui brutalement fait renaître un rythme haletant de cavalcade. Le chœur, magnifique (Rundfunkchor Berlin), entame sa scène ultime, l’attente avec la scène du cosaque ivre, qui entame une chanson qui résume l’histoire de Marie et de Mazeppa « La diablesse enflamma le cosaque », Alexander Kratvets affiche le contraste en étant le seul un peu costumé, et en ironisant. C’est ensuite le passage du cortège des deux condamnés, Iskra et Kotchoubeï, et le final du chœur qui accompagne leur exécution. Ellipse là encore car l’exécution montre que les deux femmes arriveront trop tard sans qu’on les voie.
La scène est d’une rare puissance, avec un accompagnement orchestral sublime de la dernière méditation/prière de Kotchoubeï, et du chœur qui fait évidemment penser à un choral orthodoxe, et aussi à certains moments de Moussorgski, maître ès épopée historique. Puis la musique redevient éclatante (cuivres phénoménaux), avec une explosion finale qui fait sonner les thèmes de l’opéra et sanctionne, d’une certaine manière la fin de l’histoire.
Moment exceptionnel où se mêlent à la fois la prière, la rentrée en soi, et la scène de foule. Il fallait à l’œuvre qui au total en contient peu, une scène de foule qui soit une sorte de sommet.
Ainsi le troisième acte va-t-il là encore changer de couleur, Tchaïkovski laisse à l’orchestre la description de la bataille de Poltava en une sorte de poème symphonique en réduction, impressionnant de variété de couleurs, de dynamisme, de virtuosité où l’orchestre est incroyablement engagé : c’est un moment phénoménal, stupéfiant qui rend parfaitement compte à la fois de l’incroyable qualité des musiciens, et de cette équation étrange qui semble s’installer entre un Petrenko qui semble tout contrôler et en même temps un orchestre qui semble si convaincu qu’il en est totalement libéré . Qui peut croire ici, comme on lit quelque fois, que les musiciens sont bridés ? ils explosent au contraire, comme dans une liberté retrouvée. C’est absolument inouï, d’autant qu’à la fin le rythme de cavalcade – très fréquent dans cet opéra, semble s’évanouir avec une maîtrise des volumes qui va jusqu’à l’évanescent…
Puis commence le troisième acte, par un monologue d’Andrei, le seul personnage qui n’en ait pas eu jusqu’ici, l’orchestre d’ailleurs étrangement fait entendre en incise des phrases de la IXe de Beethoven, c’est tendu, contrasté, d’une force dramatique inouïe, et en même temps on passe de la tension au lyrisme, sans rupture, avec un sens des liaisons peu commun. Il y a là encore un dialogue époustouflant entre orchestre et voix, sans que les équilibres ne soient jamais rompus. Dmitry Golovnin est très intense, de cette intensité qui fait pendant au lyrisme du premier acte : on entend ici un Herman de La Dame de Pique, avec un phrasé absolument exemplaire qui dit à la fois force et désespoir déchirant.
Tout le troisième acte, plus court que les autres est presque un épilogue, plus qu’un troisième acte parce qu’avec la défaite de Poltava, tout est dit, avec la mort de Kotchoubeï tout est dit, et les personnages sont fixés dans leur destin. Tous les survivants ou presque vont défiler : Andrei, ivre de vengeance, Mazeppa vaincu, Maria, devenue folle.
Andrei se précipite sur Mazeppa, mais il est blessé mortellement par Mazeppa, puis apparaît Maria, c’est l’occasion d’un duo très lyrique un étrange duo sans dialogue, où Maria délire sur la mort, le sang, son père. Mazeppa veut l’emmener dans sa fuite, dissuadé par Orlik, et il abandonne la jeune femme sur place en fuyant vers son destin. Puis Maria entend Andreï, dont elle berce la mort avec une berceuse d’une grand lyrisme, la dernière parole étant « dors mon bébé » avant que la musique s’éteigne dans le vide sonore.
Étrange troisième acte construit à l’inverse des autres, en decrescendo, commençant par la bataille, violente, épique, puis le monologue agressif et désespéré d’Andrei, et le duel rapide avec Mazeppa, aussitôt suivi de Marie qui ne quittera plus la scène jusqu’à ce que la musique lyrique, douce, en decrescendo s’efface définitivement dans un long silence. Cette construction de l’opéra qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria montre combien l’œuvre est une terre de contrastes, non sans des étrangetés : la disparition finale de Mazeppa, qui est le titre de l’opéra, laissant la scène à Marie et Andrei, est aussi un signe terrible sur le personnage, qui a préféré tuer le père que composer à l’acte II, et qui à l’acte III abandonne la jeune fille pour sauver sa peau. L’histoire sait que Mazeppa est mort très vite après Poltava, mais l’opéra laisse Mazeppa s’évaporer, dans un geste sans noblesse, sans amour, sauver sa peau avant celle des autres (c’est d’ailleurs ce qu’Orlik lui dit : « Sa tête vous est-elle plus chère que la vôtre ? »). Ce caractère étrange, vieillard, amoureux, ambitieux mais déchu, traître mais en même temps fidèle à certaines valeurs, est un nœud de contradictions qui devrait être un vrai sujet pour un metteur en scène un peu fin car il est tout fait tout d’une pièce, beaucoup plus complexe que Kotchoubeï par exemple.
On ressent à l’audition de cette seule version de concert, et seulement par la musique, seulement par le chant, toutes les questions passionnantes que l’œuvre pose et sa complexité, mais aussi son exceptionnelle beauté, qui fait d’autant regretter son absence des scènes.
La distribution complètement idiomatique est remarquable dans tous les rôles, à commencer par Alexander Kravets dans sa composition qui volontairement tranche avec l’ambiance compassée d’une exécution de concert il est le seul (un peu) costumé et donc il montre visuellement le décalage voulu par Tchaïkovski, et il s’en tire avec tous les honneurs, de même que l’Iskra d’Anton Rositskiy vu récemment à Munich dans Le Nez, avec l’intensité et la présence voulue dans un de ces rôles de complément qui contribue aussi à la couleur de l’ensemble, à composer des échos de timbre différents dans un système vocal « choral » dont il était question plus haut. Cela nous permet de constater la prodigieuse variété et l’excellence de l’école de chant slave, précise, merveilleusement au point en ce qui concerne le phrasé et la diction, expressive et musicalement sans failles.
Dmitry Ivashchenko qui est une des basses de référence actuelles qu’on voit sur les scènes européennes dans les grands rôles. Il est ici dans un rôle qui n’est pas l’un des plus importants, même si son duo avec Kotchoubeï au deuxième acte est une scène très forte. La voix est grande, large, magnifiquement projetée, au phrasé évidemment impeccable, dans le respect de la couleur du personnage. Magnifique présence.
Nous avons déjà parlé de Dmitry Golovnin en Andreï. C’est un des ténors notables, qu’on appelle aussi bien pour L’ange de feu (Agrippa) que pour Boris (Grigori) ou pour Herman de La Dame de Pique, voire l’Erik de Fliegende Holländer. Et on comprend pourquoi quand on entend sa palette expressive, on entend aussi bien le ténor de caractère que le ténor lyrique qui flirte avec l’héroïsme, voix ductile au timbre un peu nasal qui s’adapte à bien des profils. Son Andreï couvre le registre lyrique au premier acte, on entend son héroïsme au troisième acte : le spectre est large, les aigus présents et sans fissures, l’appui sûr et toujours présent, une intensité de tous les instants, indispensable pour ce rôle et cette œuvre : c’est vraiment une très belle prestation.
Impression très positive aussi pour la Lioubov d’Oksana Volkova, mezzo à la couleur typiquement slave, aux beau graves, à la ligne de chant impeccable, aux aigus assis et larges, toujours intense, soignant la couleur et l’expression, et à l’impeccable diction et avec un sens aigu de l’interprétation.
Nous connaissons bien Dmitry Ulyanov, la basse dont nous avons constaté l’aisance scénique et vocale dans Le Coq d’or à Aix et Lyon et dans Koutouzov de Guerre et Paix à Genève. Il est ici Kotchoubeï, avec une palette vocale telle qu’elle en fait à mon avis aujourd’hui l’une des basses russes de référence des prochaines années. Le phrasé est prodigieux, l’expression toujours juste et intelligente et surtout le spectre impressionnant du grave à l’aigu, un grave sonore, profond, intense, avec un aigu large et toujours contrôlé., un artiste aux immense qualités et une prestation simplement prodigieuse.
Olga Peretyatko, longtemps épouse du chef Michele Mariotti semblait se spécialiser dans les rôles rossiniens, avec un aigu bien contrôlé, des colorature brillantes. Désormais séparée du maestro italien, elle est revenue à un répertoire plus idiomatique et propose une Maria vraiment stimulante. Au départ, la voix semble un peu plus fragile, un peu en deçà de ce que le rôle demande, notamment à l’aigu, l’acte I est très correct, mais manque d’affirmation et de personnalité – peut-être est-ce d’ailleurs voulu pour marquer une sorte de parabole dans l’interprétation. Mais peu à peu à l’acte II et surtout au III, elle s’affirme, la voix s’élargit, les aigus sont affirmés, le volume contrôlé, et elle use de sa science belcantiste pour soigner les notes filées, les mezzevoci, au service du personnage et de toutes les nuances d’un chant vraiment émouvant, magnifiquement phrasé et dessiné, qui donne ensuite un troisième acte bouleversant. C’est peut-être la plus grande surprise de la soirée de découvrir une artiste en pleine possession de ses moyens, chantant à la perfection dans sa langue et dans un répertoire qu’elle retrouve et qui paradoxalement n’a pas fait sa gloire. Olga Peretyatko est ici presque référentielle, lyrique, très variée dans l’expression des couleurs, jamais couverte par l’orchestre, sa dernière note tenue jusqu’au silence est totalement exceptionnelle. Vraiment exemplaire.
Vladislav Sulimsky est un baryton qu’on commence à voir dans les théâtres européens, mais qui interprète en Russie, et notamment au Mariinsky la plupart des grands rôles de barytons du répertoire d’opéra, Tomski de La Dame de pique, certes, Mazeppa, certes, mais aussi Rigoletto, Monforte des Vêpres siciliennes et surtout Macbeth de Verdi dont il est l’un des interprètes habituels et presque référentiels en Russie. On comprend pourquoi : le spectre vocal est large, l’aigu étonnant, le grave tenu, le phrasé magnifique, la diction impeccable, l’expressivité exceptionnelle, les couleurs variées. Il chante même les moments les plus intimes, sans jamais voiler la voix, sans jamais qu’elle soit détimbrée. Il est un Mazeppa exceptionnel parce qu’il n’est pas tout d’une pièce, méchant ou duplice : il est nuancé, il est vibrant dans l’expression amoureuse, il est sec et dur face à la nécessité de tuer Kotchoubeï, accessible à la pitié aussi, il a cette ambiguïté qui fait tout l’intérêt du personnage. Il se place immédiatement à un niveau tout à fait exceptionnel.
Le chœur de la Radio de Berlin, Rundfunkchor Berlin dirigé par Gijs Leenaars est à la hauteur de l’enjeu, puissant, énergique mais aussi lyrique, parfaitement en phase avec les chanteurs et l’orchestre et jamais trop fort. Magnifiquement équilibré et en même temps énergique, de cette énergie que communique sans cesse l’orchestre.
Les Berliner Philharmoniker semblent avoir retrouvé Baden-Baden avec un certain plaisir, car ils démontrent un engagement incroyable tout en affichantune perfection sonore inouïe, des cors (Stefan Dohr, Sarah Willis) aux bois (Stefan Schweigert, Emmanuel Pahud, Andreas Ottensamer) et aux cordes toutes absolument somptueuses, charnues, mais aussi tendres, subtiles, variées par les couleurs et les volumes. Il y a là une performance sans fautes qui donne à cette partition une valeur et un relief inouïs.
Kirill Petrenko retrouve le répertoire de sa jeunesse, avec lequel il a vécu et été formé dans ses années russes, jusqu’à dix-huit ans. A‑t‑on déjà entendu pareil Tchaïkovski récemment ? Il est vrai qu’à Lyon, en 2006 comme 2010, il était déjà fabuleux avec un orchestre évidemment très différent et une mise en scène de Peter Stein qui était sans doute la meilleure de la série des trois Tchaïkovski lyonnais. Ici sans mise en scène, l’orchestre met lui-même l’œuvre en espace sonore, avec ses contrastes et sa dramaturgie particulière qu’on a essayé d’éclairer plus haut.
On connaît Petrenko, sa précision, sa manière de faire en sorte qu’aucun son n’échappe à l’auditeur, grâce à une clarté sans égale et à une valorisation exceptionnelle des instruments solistes. Mais là l’impression était encore plus étonnante : les musiciens étaient comme libérés, comme naviguant dans cet océan de sons à la fois contrôlés et libres, comme si Kirill Petrenko leur donnait à chaque fois le signe « d’y aller », comme si leur conviction était faite, comme si après un travail scrupuleux sur la partition, il leur lachait la bride. À l’opposé d’Abbado où le temps de répétition lui servait à se faire une idée de ce qu’il allait faire au concert sans forcément le communiquer à l’orchestre, Petrenko fait un travail de fourmi très contrôlé mais tous deux au concert se retrouvent en emportant l’orchestre dans leur sphère. Ils commencent à l’opposé et finissent dans une démarche voisine le jour du concert. En effet Il y avait dans ce travail une telle respiration, une telle joie de jouer, une telle perfection, une telle liberté et en même temps un tel sens du théâtre, qu’on était non dans une vérité musicale mais théâtrale, au sens plein du terme. Petrenko réussit le miracle de faire de cette représentation concertante une sorte de version scénique induite, tant la musique portait l’ensemble, tant l’équilibre voix, orchestre chœur était parfait, miraculeux même : on sentait les voix confortables, les musiciens à l’aise, le chef heureux et surtout on ressentait l’œuvre, on avait l’impression de la comprendre, de la pénétrer et pas seulement de l’écouter de l’extérieur.
Alors ce soir-là c’était un bonheur partagé, une de ces soirées qui laissent à la fois heureux et sans voix.
Mazeppa a été présenté deux fois à Baden-Baden (les 10 et 12 novembre), et une fois à Berlin (le 14 novembre). Cette dernière soirée a été l'objet d'un streaming en direct, qui devrait se retrouver bientôt sur Digital Concert Hall. Guettez la mise en ligne.