Œuvre hybride, à mi-chemin entre théâtre chanté, oratorio et opéra, Jeanne d'Arc au Bûcher est avant toute chose un objet littéraire, façonné et poli dans une langue reconnaissable dès les premiers mots. Développant un principe de récits enchâssés déjà utilisé pour Darius Milhaud dans Le Livre de Christophe Colomb, Paul Claudel reprend l'idée d'un drame inspiré d'un personnage historique et dont le destin tragique est présenté par un rôle parlé. Le refus de raconter linéairement s'explique par le recours à une dilatation-contraction du temps ; comme si en mourant, le personnage voyait défiler sous ses yeux les moments-clés de son existence.
Cette présence catégorique et centrale de la parole sur scène contraint Arthur Honegger à imaginer une "musique à l'état naissant", fruit d'une rencontre entre la phrase et le chant. L'œuvre dégage sa propre matière dramatique à partir de cette opposition entre parlé et musical, ce qui est relativement original à l'époque où Honegger se lance dans cette composition. Ainsi par exemple, Jeanne ne cesse de dialoguer avec les éléments sonores qui l'environnent – ces "voix" que le spectateur entend exactement comme elle.
Romeo Castellucci tire de cette incarnation de la foi dans et à travers le corps de Jeanne, l'occasion de déplier à l'intérieur de l'œuvre un réseau complexe de relations et de mise en images. Le résultat évoque moins ses dernières tentatives de mise en scène lyriques (Parsifal, Orphée et Eurydice, Moses und Aron) qu'un retour à une forme d'expression éminemment théâtrale – un théâtre en forme d'œuvre d'art totale où l'on ne distingue plus entre performance et objet plastique. Refusant de traiter le "sujet-Jeanne" dans une dimension socio-historique trop connotée et trop prévisible, il choisit de l'aborder par un chemin de traverse sous couvert d'une longue scène silencieuse où, progressivement, le drame se noue et prend corps. Evoluant d'une situation A à une situation B, la structure de la scénographie fait pénétrer le spectateur dans un espace référentiel qui se mue insidieusement en espace mental cauchemardesque, qui n'est pas sans rappeler les récents Schwanengesang ou Go down Moses.
Tout commence dans une école pour filles dans ce qui ressemble à la France des années 50. Un couloir à jardin, une salle de classe à cour. La tristesse ordinaire donne à voir le salpêtre coulant des hautes verrières, des trophées sportifs, une main en bois pour les cours de dessin et au tableau noir : Pythagore et son éternel théorème. Une moderne bergère-institutrice règne sur une joyeuse troupe de jeunes vierges – ambiance nattes, chaussettes blanches et Chocolat Meunier, dans laquelle on entend tourner dans l'air des cris de joie, des bruits de pas qui s'éloignent. Un anonyme et gris-banal homme de ménage pénètre sur scène sans qu'on y prenne garde. Il essuie les tables, ramasse des boules de papier au sol et s'immobilise. Au même moment, un néon se met à clignoter, premier signe d'un dérangement aussi bien mental que matériel. Cette "voix" silencieuse envahit le personnage qui, en une série de va-et-vient obsessionnels, pousse les tables dans le couloir, empile et jette les chaises, arrache le tableau, évacue tous les meubles et fait place nette. Cette barricade improvisée fait obstacle tandis que l'enragé s'enferme à double tour et poursuit sa mystérieuse révolte à même le sol de la salle de cours. Les voix (bouche fermée) du chœur introductif tombent des cintres, participant à la déformation de cet espace mis à nu et bientôt, lacéré, creusé. C'est tout d'abord le moderne linoleum, puis les tomettes, puis planches, comme autant de strates comme résultat d'une fouille archéologique et d'une descente dans l'inconscient. Le personnage de Jeanne apparaît dans cette transformation qui s'opère en direct, tel un retour aux sources et un passé qui ressurgit.
Cette dislocation insidieuse de la réalité par le fantasme fait remonter à la surface les artefacts du mythe de Jeanne, dont la célèbre épée dite "de Charles Martel", découverte miraculeusement sous l'autel de Sainte-Catherine-de-Fierbois sur instruction des "voix". Suivent une série de gestes célébrant un rite occulte et religieux, dont la fabrication de l'étendard telle qu'on pouvait la voir dans Hey Girl (2007) ((voir la vidéo ci-dessus))
Les murs se couvrent d'un immense drap sur lequel on lit le monogramme médiéval de l'actrice Audrey Bonnet, moderne et subversive Jeanne d'Arc dont les initiales résonnent avec ce que lui dit Frère Dominique : "Le livre que je t'apporte pour le comprendre, il n'est pas besoin de savoir ni A ni B". Nue et souillée de terre, elle arbore la ceinture dorée de la Vierge et le symbolique lys blanc tandis qu'elle monte sur le corps d'un cheval couché sur le flanc vivante iconographie du mythe de la chef de guerre commandant les troupes du roi de France. Cette incise stupéfiante rappelle ce que le théâtre de Romeo Castellucci puise aussi bien dans l’énigme que dans un système logique, même si la clé n’est pas accessible par une approche rationnelle. Dans ce système, le symbole et l'événement sont les deux côtés d'une même médaille. Dans Giulio Cesare, par exemple, un cheval noir annonce son assassinat, dans Tragedia Endogonidia #06 (Paris), un cheval blanc est lavé avec du lait et sert de point de fixation visuel dans la scène finale. Le corps de l'acteur donne toujours chez lui quelque chose à lire : un hiéroglyphe ou une citation.
Ici, Castellucci ne donne à voir ni le bûcher ni le martyr de Jeanne, simplement un corps en flamme, un corps éruptif – dévoré de l'intérieur par le Verbe tel que défini dans l'incipit de l'évangile selon Saint Jean. Le corps qui disparaît et retourne à la terre, s'accompagne de la vision du double de Jeanne, une Jeanne âgée et virtuelle, fantôme des illusions disparues de l'héroïne sacrifiée sur l'autel de l'injustice. Tout ceci, Castellucci nous le donne à voir mais en même temps, il nous laisse le choix d'un regard prosaïque sur l'action qui se déroule avec ce Frère Dominique qui n'est autre que le proviseur (excellent Denis Podalydès) qui négocie comme avec une forcenée qui se serait enfermée derrière la porte. C'est sans doute là, une lecture plus politique du drame, une lecture dans laquelle Jeanne est loin de cette révoltée, anonyme travailleuse de l'ombre et élément d'une classe sociale inférieure. La salle de classe est le lieu où s'exerce l'ordre moral et politique, le lieu de la transmission et la reproduction d'un savoir perçu comme distinction sociale. Ces voix qui invitent à l'action et faire place nette, Castellucci nous les donne à interpréter comme l'écho sublimé d'une leçon de l'Histoire, aussi bien qu'un signe traumatique et manifeste d'une décompensation psychique.
Spectacle d'une rare intensité, cet oratorio dramatique interpelle et bouleverse tout à la fois. Derrière la performance hallucinante (et hallucinée) d'Audrey Bonnet, actrice fétiche de Castellucci, on placera le personnage de Frère Dominique incarné par un vibrant Denis Podalydès. L'exigence du metteur en scène ira jusqu'à enfouir les voix chantées afin de les dissimuler au regard et ne les laisser percer qu'au travers une amplification et une spatialisation du son. Ne laissant rien au détail, on découvrira pendant les rappels que les chanteurs sont vêtus de costumes médiévaux, comme les personnages d'invisibles vignettes historiées racontant la légende de la Sainte. Les Chœurs et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon alternent admirablement avec les rôles solistes chantés par Jean-Noël Briend (Porcus, Le Clerc), Ilse Eerens (La Vierge), Valentine Lemercier (Marguerite) et Marie Karall (Catherine).
Second maître d'œuvre du succès de cette soirée, le chef Kazushi Ono à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon élève le langage musical d'Arthur Honegger, parfois naïf et ouvertement humaniste, au rang de protagoniste au sens propre. Des hululements d'ondes Martenot aux déchirures des cordes, la musique fait corps autour des mots de Claudel, usant de ruptures stylistiques quand aux ritournelles succèdent les déplorations et le souffle vif du drame. Cette nouvelle production vient compléter la liste déjà fournie des succès majeurs qui font actuellement de l'Opéra de Lyon une scène de référence.
Mieux qu'une réussite : un choc.