Le Faust de Gounod, qui fut un succès en Allemagne aussi (sous le nom de Margarethe), n’avait plus connu de nouvelle production à Stuttgart depuis 1952. Pour célébrer le retour d’une œuvre qui, avec Carmen, se partage le statut de symbole de l’opéra français, l’Oper Stuttgart a fait appel à Frank Castorf, pour sa deuxième production d’opéra. Après le Ring, symbole incontestable de l’opéra allemand, le voilà s’attaquant au symbole incontestable de l’opéra français, en n’omettant d’ailleurs jamais de tisser des liens « hyperscéniques » avec sa production de Bayreuth. C’est d’ailleurs la première observation qui frappe au regard de cette production complexe, mais en même temps d’une rare lisibilité. Le spectateur de Bayreuth ne sera pas dépaysé : même équipe, mêmes principes et quelques clins d'œils : le café s'appelle "or noir" et quelques bidons de pétrole traînent sur la scène.
Mais le spectateur qui n’a pas eu la chance d’aller sur la colline verte ne sera pas frustré non plus, tant une fois de plus frappe la richesse référentielle de ce travail et son intelligence. Sur le modèle des liens hypertextes, ce travail est fait d’hyperréférences, d’une logique imparable, puisant à la fois dans les grands textes poétiques français et dans les sables mouvants de notre histoire exposés non sans humour, comme ces affiches à la gloire du Maréchal Pétain voisinant avec une affiche glorifiant l’eau Vichy Célestins. À la différence de Bayreuth cependant, quelques lectures se surajoutent au livret ou au texte musical, comme L’invitation au voyage de Charles Baudelaire, lue par Siebel au début du 3ème acte, sur fond de prélude. Quand Faust est créé en 1859, Baudelaire venait de subir le procès contre les « Fleurs du Mal » qui est un marqueur du type de société bourgeoise et bien-pensante du second Empire, et qui est aussi visée dans le Faust de Gounod, à travers le personnage de Valentin, comme l’avait bien montré la mise en scène historique de Jorge Lavelli à Paris en 1975. Gounod n’utilise pour son Faust que la première partie du texte de Goethe et donc l’histoire de Marguerite. Castorf pointe donc cette première contradiction d’un pays qui produit Baudelaire, mais qui le juge pour obscénité, le pays qui à travers la révolution et les Lumières fait naître ici et ailleurs (aux USA) la démocratie, mais vit un second Empire autoritaire, ou dont la chambre de Front populaire appelle Pétain, le pays de la liberté qui colonise, et défend violemment ses colonies, le pays d’accueil mais qui aujourd’hui laisse les réfugiés abandonnés à la station Stalingrad, qui célèbre donc Stalingrad et Gorki, mais fait chanter des chants glorifiant la guerre (Gloire immortelle de nos aïeux) et qui n’est pas plus que d’autres imperméables aux sirènes de la consommation : l’obsession bien connue de Castorf autour de « Coca-Cola », symbole du consumérisme se lit tout autant dans le ballet du chœur dansant en agitant des fanions aux couleurs de la marque, qu’à la porte des Enfers surmontée d’une habile composition du fameux logo apparaissant exactement comme le symbole du diable.. En bref, Frank Castorf cible les contradictions françaises (d’ailleurs comparables à celles d’autres pays) dans un Faust qui traverse dans sa pluri contextualité, les clichés parmi lesquels les p’tites femmes et les Folies Bergères, le café typique et sa terrasse, dans une vision à la Amélie Poulain, les mansardes du petit peuple, qui rappellent des décors cinématographiques (Hôtel du Nord) les lieux symboliques comme Notre Dame, le métro, et les vieilles boutiques. Ce décor installé sur une tournette, comme ceux de Bayreuth, multiplie les champs de vision et les points de vue, aidé en cela de la vidéo virtuose de Martin Andersson, encore plus utilisée peut-être ici. Castorf à travers ce Faust traite des écarts entre une France qui se veut mère des droits des peuples et d’une démocratie qu’elle foule aux pieds par ailleurs, comme le rappelle le texte de Rimbaud, extrait des Illuminations lu dans le spectacle :
"Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
"Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
"Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
"Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !"
Mais Castorf traite aussi de l’irrationnel (avec un Mephisto faisant feu de tout bois, y compris le bois vaudou) et de la dictature religieuse qui dans le texte de Gounod même, fait dire par Satan les paroles de l’église (dans la scène de l’église, conçue comme un concentré de Notre Dame de Paris) faisant de Marguerite en quelque sorte une Notre Dame de Paris très lointaine cousine d’Esmeralda, une Esmeralda petite bourgeoise qui étouffe dans son statut de jeune fille soumise et qui est bien plus adulte et moins « innocente » que d’habitude. Ironiquement, Castorf l’affuble de robes un peu voyantes, de bijoux (boucle d’oreilles) qui n’ont rien à envier à ceux que Méphisto déposera devant sa porte. En somme une Marguerite qui n’attend qu’un souffle diabolique pour être déniaisée. Dans un tel contexte, Siebel n’est pas l’adolescent habituel et travesti, mais une femme, qui assume son amour pour Marguerite : comme on le voit, ce Faust est aussi traversé par les évolutions sociétales de notre temps, et si Castorf comme à son habitude est rigoureusement fidèle à l’histoire traditionnelle, il l’habille de pistes nouvelles qui sans changer les destins, changent pour sûr le regard sur la trame.
Il faut saluer le travail intense qu’a conduit Frank Castorf avec la troupe locale, faite de jeunes chanteurs très valeureux et de quelques « Gäste » comme la Marthe d’Iris Vermillion, toujours valeureuse, et dont Castorf, avec la complicité de sa costumière Adriana Braga fait une cousine de la Erda de Nadine Weismann dans son Ring, et donc éloigne aussi de toute référence à la voisine un peu ridicule qu’on voit habituellement sur les scènes. C’est ici une Marguerite un peu plus mûre, revenue de tout, et qui serait bien l’inspiratrice des désirs de la jeune fille. Ainsi Castorf d’une manière fort rigoureuse relit le livret de Jules Barbier et Michel Carré comme celui d’un Faust français, pris dans la toile des références françaises, symbole d’une France empêtrée entre contradictions et clichés, en faisant appel à des références diverses, dont littéraires en lien avec le moment de la création (1859 au théâtre Impérial, 1865 à l’Opéra), Baudelaire pour la morale ou le moralisme, Rimbaud pour la démocratie face à la Commune de Paris. Un travail profondément intellectuel, qui prend un relief singulier face à la crise politique actuelle traversée par la France. Il serait donc incongru de penser que ce Faust n’est pas un Faust, et qu’il n’est de variations sur les obsessions de Castorf. C’est bien l’histoire de Faust, comme enserrée dans une toile d’araignée inquiétante qui fait de cette histoire le carrefour de nos douleurs.
Au service de ce travail virtuose à tous niveaux, décor (Aleksandar Denić), reprises vidéo (Martin Andersson), éclairages (Lothar Baumgartne) et costumes toujours pour certains vaguement slavisants de Adriana Braga Peretzki, une équipe formée pour l’essentiel de la troupe de Stuttgart, des chanteurs jeunes et remarquables, d’une très grande cohésion, et qui montre aussi les avantages du travail de troupe. Que Gounod soit confié à une équipe totalement non idiomatique et avec ce rendu-là et cette qualité-là montre la profondeur du travail de préparation effectué.
La Dame Marthe d’Iris Vermillion nous rappelle que la mezzo allemande fut l’un des noms importants du chant. Sa Marthe est surprenante, hors de sentiers battus, et elle est vocalement particulièrement présente dans une vision du personnage bien proche d’un Mephisto avec qui à la fin, avec Siebel, elle partage la nuit de Walpurgis : elles lisent toutes deux (Zola ?) comme si Mephisto leur avait donné un rôle, et qu’il avait tiré toutes les ficelles de l’histoire (un peu comme le Wotan de son Ring), personnage plein de relief et silhouette notable.
Le Siebel de la jeune Josy Santos assume, comme on l’a dit sa féminité, et Castorf renonce à en faire un travesti, si à la mode dans le Grand-Opéra dont Faust est l’un des derniers avatars. Elle est femme, et à elle sont confiées les lectures (en français) de Baudelaire et Rimbaud, lectures claires et à la fois neutres et presque syllabiques, leur donnant cette étrangeté qu’elles acquièrent en les insérant dans un opéra qui ne demandait pas tant. Mais elle est vocalement très présente et très intense, appartenant non à la troupe, mais au studio de l’Opéra de Stuttgart depuis février dernier, cette jeune artiste affronte le rôle avec un remarquable aplomb. Le rôle ingrat de Wagner (personnage qui joue les utilités valorisant Mephisto) est donné au joli timbre de Michael Nagl.
Il faut souligner les efforts notables de chacun dans la diction du texte, avec des fortunes un peu diverses, mais jamais vraiment piteuses et ce soin est aussi un gage de préparation rigoureuse. C’est le cas notamment de Gezim Myshketa dans Valentin, aux interventions pleines de relief, et un chant élégant. Il n’est pas un baryton Martin authentique, – il s’est formé en Italie – mais la voix est bien projetée, puissante, le timbre chaleureux et le jeu très maîtrisé.
Marguerite était Mandy Fredrich, qui a visiblement travaillé avec beaucoup de soin le rôle, et vocalement, elle répond à ses exigences. La voix est puissante, les agilités de l’air des bijoux exécutées sans scories. Il reste à cette jeune artiste de donner à son interprétation les traits plus décisifs d’une incarnation, elle est un peu en retrait dans l’expressivité par rapport aux exigences d’un rôle où brilla une Freni ou une Victoria de Los Angeles. Elle n’a pas encore dans la voix le drame, mais seulement (!) le chant. Elle gagne cependant en crédibilité dans la partie finale, en une sorte de Lucia éperdue et détruite.
Faust était le jeune ténor brésilien Atalla Ayan, lui aussi en troupe. Il n’a pas la couleur d’un ténor « à la française », celle d’un Alagna d’un Vanzo ou évidemment de l’insurpassable Gedda. Il est cependant un beau ténor lyrique, à la voix claire, à la diction impeccable, aux aigus assurés et avec un engagement scénique notable : il en remontre à bien des ténors plus engagés dans la carrière, même si cependant il gagnerait à un peu plus colorer.
Le triomphateur tous azimuts de la soirée est polonais, c’est le jeune Adam Palka, qui va à rebours des Mephisto mûrs et adultes dont on a l’habitude. C’est un jeune Mephisto, qui s’amuse comme un fou au milieu de ce Paris à transformations : tantôt un personnage à la Beckett au début, tantôt prêtre vaudou, tantôt habillé comme un faune ou un satyre , c’est à dire une sorte de Dieu païen à la trouble sympathie : il n’épargne pas les roulements d’yeux insistants, les mouvements de visage grimaçants, montrant par là qu’il n’est guère qu’un diable de théâtre, mais la voix est à la fois jeune et forte, affirmée, expressive, ironique, colorée . C’est le juste triomphateur et c’est probablement un chanteur promis à un bel avenir. C’est un Mephisto qui étonne, et qui séduit. Diabolique donc.
Le chœur a été très bien préparé, avec beaucoup de relief, par Johannes Knecht, même si quelquefois la diction n’a pas toujours la clarté voulue, mais il y a la force, la présence et surtout l’engagement dans une mise en scène qui en demande.
La « French touch », elle est donnée par la fosse animée par Marc Soustrot, qui fait depuis longtemps carrière en Allemagne et a donné un Faust très approfondi, intense, au tempo large, à la clarté notable qui révèle que cette partition mérite mieux que l’ironie distante avec laquelle elle est quelquefois considérée. En parfait accord avec le rythme de la mise en scène, il propose un Faust jamais bruyant, plus grave que brillant et l’orchestre le suit, sans aucune scorie, exaltant des moments solistes (violoncelles par exemple) et proposant aussi des moments plutôt intimes ou chambristes, sans jamais lâcher la tension. C’est une des meilleures interprétations entendues ces dernières années, en tout cas bien plus convaincante qu’à Salzbourg cet été car Soustrot ôte à cette musique ce qu’elle pourrait avoir de superficiel, et quand elle l’est, il évite d’en faire une musique trop vulgaire. Remarquable.
Au total, face aux derniers Faust erratiques de notre première scène nationale, c’est à Stuttgart qu’il faut aller, sans hésitations, pour voir un spectacle qui est l’honneur d’une scène d’opéra.