
On connaît l’Angelina de Cecilia Bartoli qu’elle promène depuis longtemps sur les scènes, et au disque, qu’elle a assez récemment présentée au Festival de Salzbourg-Pentecôte en 2014. Bartoli n’est pas seulement la chanteuse que l’on sait. Elle a montré à la tête du Festival de Pentecôte de Salzbourg, sans doute aussi bien entourée, une capacité manageriale assez peu commune, organisant régulièrement de bons spectacles autour d’elle. Elle a ses orchestres, ses partenaires, qui ne sont pas du tout des faire-valoir et qui participent activement au succès des entreprises diverses. Sa gloire et sa capacité à réunir sur son nom de bons artistes et sans doute des financeurs lui permettent de choisir, d’organiser les événements auxquels elle participe. C’est le cas de cette Cenerentola, créée au Grimaldi Forum de Monte Carlo en février 2017 dans une mise en espace de Claudia Blersch (de l’Opernhaus Zürich dont Bartoli a fait son théâtre) et faite pour tourner avec un orchestre qu’elle a suscité, Les Musiciens du Prince – Monaco, un ensemble baroque ad-hoc fait de très bons musiciens dont elle est le directeur artistique. C’est eux qui lors du Festival de Pentecôte de Salzbourg l’accompagneront en 2019 (toujours sous la direction de Gianluca Capuano) dans Alcina de Haendel, la nouvelle production mise en scène par Damiano Michieletto. Le Bartoli Tour en quelque sorte.
Gianluca Capuano est encore mal connu du grand public, mais il n’est pas ce qu’on appelle un « jeune chef » (il est né en 1968). Son parcours est riche, varié, de la direction de chœur à l’orgue, en passant par l’édition critique (de Carissimi) mais aussi par la philosophie et l’esthétique qui lui a valu un diplôme de l’Université de Milan, sa ville. Il dirige depuis quelques années un peu partout, et dans ce site nous l’avions déjà remarqué à l’occasion du dernier Festival Donizetti où il a dirigé Pigmalione de Donizetti et Che Originali de Giovanni Simone Mayr (Voir cet article ci-dessous).
C’est d’abord à lui ‑outre à Cecilia Bartoli, plus attendue- que nous devons la surprise de la soirée.
Il y a longtemps en effet que nous n’avions pas entendu une Cenerentola aussi convaincante à l’orchestre avec une formation baroque : certes, certains sons si particuliers peuvent surprendre (les cuivres notamment, ou les percussions), mais c’est l’ensemble qu’il faut saluer : et d’abord la vivacité de l’approche, avec un continuo discret mais très présent par l’ironie, un rythme soutenu sans être endiablé, des contrastes marqués notamment dans les crescendos où Capuano va chercher le son jusqu’à la sourdine pour le porter jusqu’à l’explosion. Ce qui frappe encore, c’est la clarté du rendu, évidemment magnifié par l’acoustique du KKL : aucune phrase n’échappe, aucune intervention instrumentale n’est couverte, on entend tout, et on a évidemment les surprises d’usage qui montrent le travail de composition de Rossini. Et du coup, cette Cererentola sonne autrement, tellement fraiche, tellement neuve, tellement jeune, tellement souriante et tellement élégante surtout. Enfin l’extrême attention au chant, malgré la disposition du chef, dos aux chanteurs, dans une salle qui n’est pas toujours favorable aux voix, fait de l’orchestre un personnage présent et jamais envahissant, un extraordinaire écrin pour la représentation. Gianluca Capuano arrive depuis quelques temps sur le marché, et il pourrait bien le bousculer sérieusement, parce que c’est un très grand chef.
Le chœur d’hommes de l’opéra de Montecarlo, préparé par Stefano Visconti, par sa présence, sa vivacité, la qualité de la projection et le rythme, n’est pas en reste. Il participe pleinement au triomphe final.
Bien entendu, la distribution d’une belle homogénéité fait honneur :
Les deux sœurs, caricaturales, Martina Jankovà (Clorinda) et Rosa Bove (Tisbe) sont deux types physiques très différents et se complètent, très engagées, désopilantes, dont le chant est quelquefois un peu acide ou strident, mais dans ce contexte et pour ces rôles, c’est évidemment justifié.
Alidoro est une jeune basse, de moins de trente ans, Jose Coca Loza, originaire de Bolivie : la voix est bien appuyée sur le souffle, et monte remarquablement à l’aigu, mais le registre central est moins avantageux et l’homogénéité de la ligne en pâtit d’autant que le timbre est un peu mat, et manque d’harmoniques : on a entendu des Alidoro plus convaincants. La prestation est loin d’être déshonorante, mais elle manque encore de maturité vocale et de présence.

Dandini est Alessandro Corbelli : le baryton qui écume les scènes depuis plusieurs décennies est une des références du chant rossinien. La voix a perdu de sa projection, mais le phrasé, la diction, le style sont comme toujours impeccables. On est surpris de voir confier ce rôle à un chanteur plus mûr : d’ordinaire il échoit à un baryton plus jeune et en pleine affirmation vocale. Cela donne une autre vision du personnage, une sorte de Figaro vieilli, qui sied parfaitement au personnage de Prince un peu sénatorial qu’il interprète, et d’autant plus drôle lorsqu’il revient au rôle du valet de chambre (« Son Dandini il cameriere »…). Un Dandini singulier pour un chanteur qui reste un des grands de ce répertoire.

Don Magnifico, basse bouffe, reste un rôle majeur du répertoire. Il a été marqué pour longtemps par Paolo Montarsolo. Qui l’a vu en scène sait qu’il a été difficilement remplacé, aussi bien pour ses ahurissants sillabati rossiniens que pour son incroyable présence.
Carlos Chausson, qui chantait déjà dans Il Viaggio a Reims de 1984 à Pesaro avec Abbado, est à la fois désopilant, doué d’une personnalité forte et d’une présence affirmée, mais aussi d’une voix pleine, puissante, et qui peut encore en remontrer (il est né en 1950). Ainsi avec un physique (plutôt élancé), très différent de Montarsolo il réussit une des compositions les plus convaincantes dans ce rôle aujourd’hui. Il est bouillonnant, d’une rare vivacité, d’une incroyable expressivité (par la parole, le style, les mimiques) : il est le dépositaire de cette grande tradition, et son Don Magnifico est un modèle de ce qu’il faut faire.

Edgardo Rocha est Ramiro, le ténor originaire d’Uruguay, encore jeune dans la carrière, fait partie de ces ténors sud-américains qui sont fait une spécialité du style rossinien, dont le chef de file est évidemment Juan Diego Florez. Que l’Espagne et l’Amérique du Sud aient fourni à l’Opéra un nombre incroyable de ténors de toute première importance (déjà Ramon Vinay…) de Domingo à Carreras, Aragall, Araiza, Kraus à Florez aujourd’hui devrait être l’objet d’une réflexion et pourquoi pas d’une étude : les ténors hispanophones de qualité sont légion, ce sont souvent de vrais stylistes, avec un beau contrôle vocal, et on les retrouve souvent sur le répertoire du premier XIXe. C’est bien le cas d’Edgardo Rocha : il a montré lors de cette représentation une personnalité vocale marquée, un timbre clair sans être forcément séduisant au premier abord d’ailleurs, des aigus faciles et des agilités sans failles. La personnalité scénique s’est affirmée aussi et c’est vraiment un Ramiro accompli, sans mignardises, très en place et convaincant qui nous est ici présenté, qui forme avec Bartoli un joli couple.
Ce qui frappe chez Cecilia Bartoli, c’est d’abord le pétillement d’intelligence et la joie de jouer, avec une aisance qui continue de confondre, des mimiques fugaces d’une belle vivacité et aussi des moments d’émotion, des instants où la tristesse ou la mélancolie laissent une ombre sur son visage, toujours d’une ductilité époustouflante.
Elle fait spectacle. Même avançant en âge, Bartoli reste aussi un modèle de technique, qu’on peut ne pas aimer, mais qui convainc d’abord par la diction et l’expression, et puis par l’incroyable agilité (avec d’imperceptibles trucs…), l’étendue du spectre (les graves !) et une puissance qu’on ne lui a pas toujours connue. Cecilia Bartoli arrive à un point de sa carrière où elle se permet tout et où elle chante ce qui lui plaît, comme il lui plaît, avec qui elle veut, et ça marche, parce qu’elle est engagée, qu’elle se donne complètement avec un très grand respect du public et qu’elle sait sur le plateau créer un esprit de troupe. Et ce soir elle a été étincelante.
La représentation semi-scénique bénéficiait d’une jolie mise en espace de Claudia Blersch, reprenant sans exagération des gags habituels dans des costumes pleins de fantaisie de Luigi Perego le tout emprunté à la production zurichoise de Cesare Lievi. Un travail très bien fait, qui occupe parfaitement l’espace avec un minimum d’ameublement, sans autre prétention que le divertissement et la mise en contexte minimale, avec des éclairages choisis qui donnaient une allure très festive au KKL. Et fête il y eut : ce fut sans doute la plus belle Cenerentola entendue depuis bien des années.
