Les Idoles

Livret et mise en scène : Christophe Honoré
Scénographie : Alban Ho Van
Assistant dramaturgie : Timothée Picard
Lumière : Dominique Bruguière
Assistant création lumière : Pierre Gaillardot
Costumes : Maxime Rappaz
Assistant à la mise en scène : Teddy Bogaert Aurélien Gschwind
Avec :
Youssouf Abi-Ayad (Bernard-Marie Koltès)
Harrison Arévalo (Cyril Collard)
Jean-Charles Clichet (Serge Daney)
Marina Foïs (Hervé Guibert)
Julien Honoré (Jean-Luc Lagarce)
Marlène Saldana (Jacques Demy)
et la participation de Teddy Bogaert et Aurélien Gschwind
en alternance (Bambi Love)

Production :
Comité dans Paris
Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction : Odéon-Théâtre de l’Europe Théâtre National de Bretagne TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers TANDEM, scène nationale La Comédie de Caen, CDN de Normandie ThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie Le Parvis Scène Nationale TarbesPyrénées La Criée, Théâtre National de Marseille MA, Scène Nationale, Pays de Montbéliard Avec le soutien de : LINK, Fonds de dotation contre le sida Fondation Sid'action Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National Le Cercle des mécènes soutient le Théâtre Vidy-Lausanne pour ce spectacle.

Théâtre de Vidy-Lausanne, Salle Charles Apothéloz, 22 septembre 2018

Poursuivant son projet d’introspection, de plongeon dans sa jeunesse aux racines de sa création, Christophe Honoré, classe 1970, avec son roman autobiographique Ton père et son dernier film Plaire aimer et courir vite, évocations/méditations sensibles sur son homosexualité et les années SIDA, présente en création dans ce petit paradis du théâtre qu’est Vidy-Lausanne, puis dans une vaste tournée en France, Les Idoles. Il s'agit d' un échange post mortem entre ces artistes qui l'ont construit, victimes du SIDA dans les années 80–90 du siècle dernier, soit un peu oubliés du grand public, soit au contraire encore centraux dans notre panorama culturel : Serge Daney Jacques Demy, Hervé Guibert, Jean Luc Lagarce, Cyril Collard, Bernard-Marie Koltès. Dans ce Huis-Clos d’un nouveau genre, Christophe Honoré propose un fantastique hymne à la vie et à l’humanité.

Œuvres citées dans le spectacle
Hervé Guibert, L’Image fantôme, Éditions de Minuit, 1981
Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Folio Gallimard (Gallimard, 1990)
Hervé Guibert, Le Mausolée des amants : journal, 1976–1991, Folio Gallimard (Gallimard, 2001)
Jean-Luc Lagarce, Journal II, 1990–1995, Les Solitaires intempestifs, 2008
Jean-Luc Lagarce, Trois récits, Les Solitaires intempestifs, 2001
Serge Daney, Persévérance, P.O.L, 1992
Bernard-Marie Koltès, Lettres, Éditions de minuit, 2009

Jean-Charles Clichet (Daney), Marina Foïs (Guibert), Youssouf Abi-Ayad (Koltès), Harrison Arévalo (Collard), Julien Honoré (Lagarce), Marlène Saldana (Demy)

Un public très diversifié se presse à Vidy, des générations mélangées : il y a ceux qui ont vécu ces années bien sûr, mais une forte majorité est composée des générations qui ne les ont pas vécues, qui rencontrent là des histoires, des allusions, des anecdotes dont ils peuvent évidemment ne pas avoir toutes les clefs, mais ce n’est pas un handicap, parce que le spectacle parle à notre cœur, à notre quotidien, à notre actualité, à commencer par l’évocation, au tout début, par Jean-Luc Lagarce, de Renaud Camus, l’écrivain passé de gauche à l’extrême droite et qui fut dans les années 70 et au début des années 80 un des écrivains très lus par la génération SIDA pour sa liberté, ses aveux sans fard, et aussi pour son exploration intellectuelle née de la nouvelle critique et notamment de Roland Barthes.  Ce sera la seule allusion à l’évolution actuelle de certains, qui fait dire que le SIDA arrange bien droite et extrême droite.

Ce travail commence par la « note d’intention » dite par Christophe Honoré, qui interviendra une fois encore dans le courant de la pièce, pour replacer le contexte : jeune étudiant à Nantes, il va voir à Beaubourg un spectacle de danse de Dominique Bagouet, mort très récemment du SIDA, qui devient danse de l'âme de ce mort . Honoré a ainsi vu mourir les uns après les autres ceux qui étaient des phares de son univers intellectuel, ses « Idoles » et il les imagine, défilant dans un Huis-Clos  d’un nouveau genre, évoquant leur attitude par rapport à la maladie (le dire, ne pas le dire), le regard des autres, mais aussi évoquant d’autres morts, Rock Hudson, qui défraya Hollywood, ou Michel Foucault agonisant, dont l’évocation par la voix de Marina Foïs (Hervé Guibert) est l’un des moments les plus forts et les plus bouleversants de la soirée.
C’est à la fois une succession de monologues, vus comme tels, avec des micros sur pieds comme pour un tour de chant mais liés entre eux par des dialogues souvent désopilants entre ces êtres si différents les uns des autres et atteints par le même mal. Le cadre en est apparemment simple, sans excès, mais comme souvent chez Honoré, l'apparence cache une élaboration raffinée, réfléchie, jusqu'au moindre mouvement.

Le choix de Christophe Honoré a été de marquer les différences de tempérament, de vision du monde, de regard, de langage même mais sans marquer les genres, et sans marquer non plus les ressemblances physiques avec les « Idoles » réelles, sinon par une distinction des âges : Daney un peu plus vieux, Collard, Lagarce, Koltès, Guibert plus contemporains, et Demy « ailleurs ».À ce jeu, il marque justement la singularité de Jacques Demy dont le grand public a découvert très tardivement la vie « réelle » et cachée par les déclarations d’Agnès Varda, sa compagne, en 2008, avec les paradoxes d’une production cinématographique qui souvent rassurait les familles (Peau d’âne) et qui dissimulait soigneusement les secrets et sans doute les souffrances de l'homme. La mélancolie inhérente à ses films musicaux (Les parapluies de Cherbourg, les demoiselles de Rochefort), et notamment Lola (1961) son premier film, histoire de la reconquête de vies blessées, entre secrets et rêves, avec toujours en toile de fond le désir de traduire le tout en musique (ce devait être à l’origine une comédie musicale). Honoré donne ce rôle à Marlène Saldana, au physique  charnu, enveloppée dans un manteau de fourrure, avec ses hauts talons et son chignon, comme une bourgeoise installée et distante, comme « à part » dans ce paysage. Marlène Saldana est stupéfiante : entre théâtre, chant et danse, elle fait des numéros spectaculaires, drôles et déjantés, notamment à partir de La chanson d’un jour d’été, des Demoiselles de Rochefort, où elle exhibe ses dessous et son corps d'une manière étourdissante, une autre fois elle revêt une cape clinquante de revue en imitant Liz Taylor qui très tôt s’est lancée dans la bataille pour recueillir des fonds. Elle joue un personnage d’une tendresse rare qui essaie de détendre l’atmosphère parfois tendue en faisant des crêpes (le catering du tournage de film…) et ainsi donne à Jacques Demy une personnalité profonde, entre secret et exhibitionnisme (quand on est mort, on n’a rien à craindre).

 

Jean-Charles Clichet (Serge Daney), Cyril Collard (Harrison Arévalo)

Autre moment prenant, la remise du César du meilleur film aux Nuits fauves de Cyril Collard (joué par l’excellent Harrison Arévalo), trois jours après sa mort, où Collard mime la scène, comme s’il était vivant et s’imagine aux remerciements d’usage. Harrison Arévalo, belle personnalité, au physique avantageux de play-boy latino, avec ce léger accent qui le rend « autre », est un peu m’as-tu vu, mais toujours tendre, sur qui le spectacle se ferme, dans la solitude, mais aussi d’un espoir toujours recommencé avec ce pas d'ange avec lequel les personnages avaient ouvert le spectacle.
Bernard-Marie Koltès ombrageux, solitaire, ténébreux, (Youssouf Abi-Ayad, très adolescent), commence par se heurter à Hervé Guibert à propos de leur relation à Patrice Chéreau. Il reste souvent à part, réintégrant le groupe pour une roborative imitation de John Travolta (cinéma dans le cinéma) dans des scènes filmées en direct et non, qui deviennent à l’écran des scènes de drague poussées.
Hervé Guibert est confié à Marina Foïs, en une composition à la fois émouvante et d’une criante vérité, dont l’actrice transmet à la fois la fragilité et la solidité têtue tout à la fois : Marina Foïs, tout comme Marlène Saldana reste femme, et pourtant on voit et surtout on sent Guibert (quand elle dit ses textes) par la magie d'un jeu intense :  la composition est étonnante et sans doute la plus poignante : chaque moment où elle intervient est un moment suspendu, qui prend la salle dont on entend le silence tendu.

Moins écorchés en apparence, mais pas moins sensibles, plus mûrs peut-être, Daney et Lagarce.
Serge Daney (joué par Jean-Charles Clichet), à qui la pièce donne un regard dedans et dehors ; ce critique de cinéma, sans doute l’un des plus aigus des dernières décennies garde sa distance et son calme : il est critique et donc « regard », et il est aussi un peu plus âgé, il ne fait jamais spectacle, en se contentant de constater et de commenter, mais il est toujours tendresse, discrétion, il laisse deviner les souffrances sans les afficher.

Julien Honoré (Lagarce) et Harrison Arévalo (Collard)

 

Jean-Luc Lagarce (Julien Honoré) enfin, est lui-aussi une sorte de Monsieur Loyal, qui calme le jeu quand il devient âpre, qui a assumé de « dire » sa maladie, pour « normaliser » sa situation. Il a aussi son moment poignant quand il évoque la fin de son ami et leur dernière rencontre. C’est toujours poignant mais jamais pathétique, et jamais appuyé.

Chacun d’eux a son moment, sa déchirure, son écorchure : on rit, on sourit, on s'engueule, on se drague, on entre, on sort, on boude, on s'isole, on chie même tous ensemble dans des seaux et chacun des acteurs essaie de rendre aux personnages en disant leurs textes la vérité de la personne, (car le spectacle est composé de larges extraits des textes intimes de chacun) sans fard, avec une simplicité assumée qui va au cœur.
Aussi bien le dialogue entre tant de personnalités très différentes prend des allures d’une rare drôlerie – on rit souvent‑, et en même temps d’une grande tendresse : l’évocation de « Bambi Love », personnage imaginaire  qui devient le creuset des rêves de chacun et une sorte de trans-rêve, est un moment étonnant là aussi, en rapport avec l’affiche de métro « rêver »   dans le couloir côté Jardin. Ce trans-rêve est vu aussi comme un personnage presque trans-genre ou trans-âge, homme ou femme ? adolescent ou adulte ? un être à peine issu de l’enfance (comme le Bambi de Walt Disney, d’où son nom) qui vit la naïveté, le désir et le drame.

Placée sous le motto « ce que tu aimes bien est ton véritable héritage » , une citation d’Ezra Pound, la pièce pose une série de questions aujourd’hui pas toujours résolues, qui parle justement au public d’aujourd’hui.
SIDA ? tabou ou pas tabou ? Que reste-t-il de ces morts aujourd’hui où la maladie n’est plus mortelle ? Que reste-t-il de ces peurs irrationnelles qui se firent menace, comme toutes les peurs ? L’humanité a‑t‑elle vaincu ces peurs qui la détruisent ? Que reste-t-il de l’isolement de ces êtres, qui durent se battre souvent seuls ou seulement entourés de leurs plus proches contre la maladie qui valait à l’époque condamnation à mort ?

Marina Foïs (Guibert), Youssouf Abi-Ayad (Koltès), Marlène Saldana (Demy)

Dans cette vie post-mortem que leur offre Christophe Honoré, c’est justement la leçon de vie qu’il faut retenir : le spectateur qui contemple ces morts très vivants est un spectateur post SIDA, mais pas post-crise : d’autres peurs, d’autres regards agressifs contre l’altérité se font jour et le suffixe phobie (xxx-phobie) est l’un des plus populaires aujourd’hui : il vient du mot grec φόβος (phobos) : qui signifie et la fuite et la peur. Triste programme.
Christophe Honoré en homme de théâtre place sa pièce dans un espace (décor d'Alban Ho Van) qui pourrait être le couloir d’un métro (on reconnaît les sièges des stations et les carrelages des corridors parisiens, mais aussi les piliers métalliques du métro de New York auquel s’accroche Collard dans un geste de crucifié), c’est à dire d’une figuration métaphorique du monde souterrain des Enfers où évoluent les victimes de cette aventure dantesque que furent les années SIDA.
En filant la métaphore dantesque, il y a là sans nul doute là quelque chose d'un chant dans les interventions successives derrière un micro des personnages : chacun chante en quelque sorte un hymne à sa vie : toute proportion gardée, sans pathos ni épos, Honoré se fait le Dante qui visite ces ombres qui l'ont tant marqué, ou plus intimement, le chantre de son enfer familier.
J’ai aussi parlé de Huis-Clos parce qu’évidemment un univers clos où parlent ou s’affrontent les morts fait inévitablement penser à Sartre, qui meurt en 1980, une des ombres de cette période. Une autre ombre est Roland Barthes, mort la même année, dont l’homosexualité fut objet de débats jusqu’à nos jours (Renaud Camus, justement, et plus récemment Laurent Binet). On pense aussi à Jean-Louis Bory, célèbre critique de cinéma qui très tôt mit son homosexualité sur la place publique et qui se suicida en 1979, encore au seuil des années SIDA.
C’est bien là, au-delà de la question du SIDA ce qui remue encore aujourd’hui : le SIDA était l’outil stigmatisant (et bienvenu…) tombé du ciel, comme une huitième plaie d’Egypte frappant (justement) une population homosexuelle immorale et amorale… « Mais les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » disait Brassens dans la Mauvaise réputation, en 1952, ce qui valut l’interdiction de diffusion sur les ondes d'alors.
Je m’égare ? Pas vraiment, car le travail de Christophe Honoré rend leur humanité, leur singularité à des êtres au total qui nous ressemblent, avec leurs richesses et leurs contradictions, et qui furent en leur temps souvent stigmatisés (voir la polémique autour de Cyril Collard qui aurait transmis le SIDA à l’une de ses amantes), des temps où homosexualité et perversion ou maladie étaient souvent superposées, où le monde des artistes qui a perdu tant de représentants dans les années SIDA était lui aussi montré du doigt, car vu comme monde où tout est permis, sans morale et sans limites. Honoré pointe aussi une certaine actualité, on a parlé de Renaud Camus, mais c’est un épiphénomène, on pourrait parler des récentes déclarations du pape François ou de l’homophobie qui règne encore dans certains milieux ultra religieux. Ainsi ces morts pleins de vie portent-ils encore les plaies de notre monde.

On parle moins de Daney (encore que…) aujourd’hui, plus trop non plus de Cyril Collard, d’où dans la pièce des invites au public à revoir « Les Nuits fauves » qui fut à l’époque comme un coup de tonnerre comme un ciel serein. Collard est peut-être plus un symbole enflammé de cette époque-là, feu d’artifice qui n’a eu le temps de la marquer que par une œuvre, frappante par les circonstances, mais peut-être justement seulement circonstancielle : le personnage virevoltant, heureux de vivre et de jouir qui nous est présenté nous le dit.

On reparle en revanche de Jacques Demy, dont on relit le cinéma à l’éclairage de ce qu’on sait désormais de lui. En revanche Guibert, Lagarce, Koltès n’ont jamais quitté la scène intellectuelle parce que leurs œuvres aujourd’hui dépassent totalement, absolument, leur maladie et leur mort, et c’était réconfortant de voir le public à la sortie se précipiter sur les rayons de la petite libraire qui proposait bien en vue les œuvres des héros de la pièce.

Christophe Honoré expose sa sensibilité et ce qui a déterminé sa vie et son univers d’artiste au public.
Et cette leçon de vie qu’il nous donne, une vie banalement exposée avec ses non moins banales joies et peines, ses non moins banals rires et pleurs, on a envie de la prolonger en lisant ou relisant du Guibert ou du Daney, en voyant ou revoyant du Jacques Demy, du Koltès ou du Lagarce et en allant rejeter un œil aux « Nuits fauves », on a envie de cette culture toujours très vivante.
En évoquant ces artistes, mais aussi Hudson, Foucault et en nous invitant discrètement à penser à tous les autres qui masquèrent leur vraie nature en la transfigurant par l’art, et en faisant de l’homosexualité non la maladie ou la perversion stigmatisante que certains y voient, mais un élément ordinaire parmi d’autres qui nourrit la création, il fait, comme Rimbaud, de l’artiste un voleur de feu.
Ce spectacle, joué par des acteurs engagés et d'une rare fraicheur, n'a rien d'un chant du cygne mais c'est bien plutôt le chant du Phénix.

 

Marlède Saldana (Demy), Youssof Abi-Ayad (Koltès, au micro), Marina Foïs (Guibert), Harrison Arévalo (Collard), Jean-Charles Clichet (Daney)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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