« What Passion Cannot Music Raise » (Quelle passion la musique ne peut-elle pas soulever)

Cecilia Bartoli Mezzosoprano

Les Musiciens du Prince-Monaco

Thibaud Robinne Trompette
Jean-Marc Goujon Flute
Pierluigi Fabretti Hautbois
Robin Michael Violoncelle

Gianluca Capuano Direction

Georg Friedrich Händel (1685–1759)
Sinfonia du 1er acte de Rinaldo HWV 7 (1711)

Nicola Porpora (1686–1768)
« Vaghi amori, grazie amate ». Aria d'Imeneo de La festa d’Imeneo (1736)
« Lontan dal solo e caro … Lusingato dalla speme ». Aria d'Acis de Polifemo (1735)

Georg Friedrich Händel
« Entrée des songes funestes »
d'Ariodante HWV 33 (1735)
« Lascia la spina cogli la rosa ». Aria du Plaisir
de Il Trionfo del Tempo e del Disinganno HWV 46a (1707)

Johann Adolph Hasse (1699–1783)
Sinfonia pour la Serenata Marc’Antonio e Cleopatra (1725)
Spiritoso e staccato – Allegro | Grazioso

Georg Friedrich Händel
Sinfonia Il Parnasso pour l'acte II de Giulio Cesare in Egitto HWV 17 (1724)
« V’adoro, pupille ». Aria de Cleopatra de Giulio Cesare in Egitto HWV 17

Georg Philipp Telemann (1681–1767)
Concerto en ré majeur pour trompette,  cordes et basse continue TWV 51:D7 (1708–12)
2. Allegro | 3. Grave | 4. Allegro

Georg Friedrich Händel
« Mi deride l’amante … Desterò dall’empia dite ».
Récitatif et aira de Melissa d'Amadigi di Gaula HWV 11 (1715)

Antonio Vivaldi (1678–1741)
Concerto en mi mineur pour flûte traversière cordes et basse continue RV 432 
Allegro
« Sol da te, mio dolce amore ». Aria de Ruggiero d'Orlando furioso RV 728 (1727)

Georg Friedrich Händel
« Suite di danze » d' Ariodante HWV 33 (1735)
« Augelletti, che cantate ». Aria de Almirena de Rinaldo HWV 7
« What passion cannot Music raise and quell » de Ode for St Cecilia’s Day HWV 76 (1739)
Aria pour Soprano, deux violons, violoncelle et basse continue

Lucerne, KKL, vendredi 21 Août 2020, 19h30

Il y a des soirées jubilatoires et celle-ci en fait partie, qui allie une magnifique performance, la bonne humeur permanente, une volonté d’impliquer tous les participants dont les solistes de l’orchestre. Le ciment de la soirée, une performeuse hors pair qui a nom Cecilia Bartoli, menant de bout en bout sa « revue » baroque, sous l’immense photo du San Carlo de Naples.
C’était la fête à Lucerne, comme ce le fut une semaine plus tard à Salzbourg, et comme cela sera sans doute le cas dans les lieux visités, dont la Philharmonie de Paris le 29 novembre prochain.

Salut final, salle debout (Lucerne, 21 août 2020)

Ceux qui s’attendent à la chanteuse en tralala et le chef derrière qui l’accompagne avec la raideur traditionnelle des concerts vocaux en seront pour leur frais, et d’ailleurs de plus en plus les concerts vocaux prennent des formes variées qui rompent avec les habitudes. En cela Bartoli est celle qui peut-être a initié la mode et elle en a été très critiquée. Les rites du concert classique ou du récital sont peut-être en train d’évoluer vers moins de raideur et de formalisme. La critique qui aujourd’hui circule – l’élitisme, les codes rigides etc…- a du bon pour libérer un peu ces assemblées compassées. On se souvient du début de polémique du fait qu’on applaudissait entre les mouvements dans certains concerts de la Philharmonie, mais pas seulement : sacrilège ou preuve qu’un nouveau public s’approchait de la musique classique ?
Alors ce concert rappelle opportunément par son style, sa « mise en espace », que l’opéra baroque est notamment au XVIIIe d’abord une fête, assez désordonnée. On sait que le public en était fantasque, guettait les grands airs puis vaquait à d’autres occupations (le jeu, la table, ou le divan), et que si une voix ne lui plaisait pas, il le faisait savoir soit bruyamment, soit par les pieds en sortant de la salle. On est loin des représentations d’opéra où un public sage, silencieux (et aujourd’hui masqué), écoute patiemment (et quelquefois au sens propre, en souffrance) des œuvres dans leur intégralité que le public de l’époque n’aurait jamais eu l’idée baroque de suivre totalement. Les habitudes, les habitus changent, et la lecture qu’on a des œuvres aussi, et si l’on doit applaudir au HIP (Historically Informed Performance), c’est presque du côté hip hop qu’il faudrait regarder les conditions de représentation…

Cecilia Bartoli, Gianluca Capuano et Les Musiciens de Prince-Monaco

Il y a chez Bartoli un côté populaire, avec un art de conquérir les salles qui se lèvent en hurlant comme un seul homme, aussi bien à Salzbourg qu’à Lucerne et ailleurs. L’artiste est impayable et infatigable : à Salzbourg, elle a donné le même concert à 15h et 20h30 le même jour, et c’est tout de même deux bonnes heures de musique pour chaque concert.
Ces considérations qui laisseraient penser à un simple spectacle d'entertainment, vu et oublié aussitôt, ou superficiel et sans âme sinon  le simple goût du divertissement sont d’autant plus étonnantes que l’entreprise dans son ensemble est à la fois rigoureuse, informée, et sans aucune faille d’interprétation. Pour tout dire, on en ressort charmé, heureux, un peu différent, un peu plus savant, et le spectacle réussit à donner de cette musique l’idée d’une profondeur et d’un poids intellectuel notable, au-delà de l’identité festive de l’ensemble.
D’abord parce Bartoli est entourée de l’ensemble qu’elle a constitué il y a quatre ans à Monte Carlo, Les Musiciens du Prince-Monaco, un ensemble orchestral formé de solistes : on pense à un « Ensemble Intercontemporain » en version baroque, un « ensemble Interbaroque » en quelque sorte d’un niveau exceptionnel, qui durant le concert, est mis en valeur par les pièces orchestrales choisies ad hoc pour permettre aux solistes de l’orchestre de s’exprimer, essentiellement le hautbois de Pierluigi Fabretti, la flûte de Jean-Marc Goujon, le violoncelle de Robin Michael et surtout la trompette de Thibaud Robine, fabuleuse dans les pages de Telemann du Concerto en ré majeur pour trompette, cordes et basse continue TWV 51:D7 (1708–12) ainsi que dans les moments de battle entre la voix et l’instrument (la trompette ou la flûte notamment), nous rappelant opportunément d’où viennent les échos flûte et voix de l’air de la folie de Lucia di Lammermoor de Donizetti, et combien le bel canto romantique doit à la musique du XVIIIe.
La « performance », exposition de l’artiste à nu est au centre de ce concert, et rappelle aussi l’importance de la performance attendue dans la représentation de l’opéra baroque, et le programme concocté fait un large usage du concept, soit dans l’exposition des instruments, soit dans celle de la voix, aussi bien dans les agilités folles que dans l’introspection, dans le comique et le drame, dans le travesti (dans le bis final, Nobil onda de l’Adelaide de Porpora par exemple, un moment de pure folie). C’est donc un concert kaleidoscope, phénoménal show très savant, garanti par la baguette attentive, engagée, pleine d’humour de Gianluca Capuano, qui à la fois sait être lyrique et retenue, mais aussi vivace, rythmée, quelquefois incisive avec de savantes ruptures de rythme et d'ambiance, avec une attention permanente à la soliste, dissimulée sous une apparente nonchalance.
On lira avec intérêt (lien ci-dessous) la longue interview que ce dernier nous a concédée, dont la première partie est parue et dont la seconde paraîtra dans quelques jours. Il accompagne idéalement la voix, sachant parfaitement la soutenir et la mettre en valeur, sans jamais rien abdiquer de la personnalité de l’orchestre, de la mise en valeur des pupitres, ni de la clarté de l’interprétation. L’une des qualités de ce concert et qu’il ne sacrifie rien à la « star », comme trop souvent dans ce type d’exercice où l’orchestre est un accessoire. Au contraire ici, chacun est à sa place et chacun est un protagoniste, dès le départ, avec l’ouverture de Rinaldo de Händel, compositeur chéri de Capuano qui estime que Händel est à l’opéra ce que Shakespeare est au théâtre. Par ailleurs l’extrait le plus tardif  du programme proposé est de 1739, extrait de l’Ode for St.Cecilia’s day de Händel qui clôt le programme (Händel ouvre et ferme la soirée) par l’air qui donne son titre à l’ensemble What Passion Cannot Music Raise. L’ensemble des extraits concerne le premier tiers du XVIIIe, montrant une certaine homogénéité du genre, et montrant aussi combien Händel se détache par une profondeur sensible et psychologique que les (rares) autres extraits n’ont pas forcément : aussi bien Lascia la spina, cogli la rosa, du Trionfo del Tempo e del Disinganno que le magnifique V’adoro pupille de Giulio Cesare in Egitto installent une couleur retenue, élégiaque tandis que les extraits d’Amadigi di Gaula (Mi deride l’amante – Desterò dall’empia Dite » et de Rinaldo Augelletti, che cantate plus vifs, montrent une facette plus spectaculaire ou souriante du compositeur saxon. Et Händel se taille la part du lion dans ce programme, où seuls Porpora au début et Vivaldi à la fin proposent des airs techniquement impressionnants, comme le début en note tenue crescendo jusqu’à un incroyable aigu de l’air Vaghi amori, grazie amate de la serenata La Festa d’Imeneo, composée pour Seresino par Porpora (pour le mariage du Prince de Galles en 1736). L’articulation, la netteté de l’émission, tout ensuite rend l’interprétation intense, avec un accompagnement magnifique de l’orchestre (et des instruments singuliers qui sans cesse s’accouplent avec la voix). Un autre sommet est Lascia la spina, cogli la rosa (Händel) particulièrement bouleversant avec un orchestre extraordinaire de subtilité et de retenue, qui semble dire autant que la voix, en un échange s’une rare tendresse, et on ne peut laisser de côté la Cleopatra de Giulio Cesare V’adoro pupille, d’une intensité obtenue à la fois par un texte modulé jusqu’à l’impossible et un orchestre au son qui semble respirer à l’unisson, avec une clarté de rendu qui fait merveille.
Les enchainements entre pièces orchestrales et vocales sont tout aussi calculés, comme le concerto pour trompette de Telemann étourdissant suivi par l’air d’Amadigi di Gaula plein d’énergie ouvert lui aussi par un solo de trompette fabuleusement interprété par Thibaud Robinne qui crée l’émulation entre voix et instrument, car dans cette deuxième partie du concert, c’est l’énergie qui va dominer et la performance dans ce qu’elle peut avoir quelquefois d’unique dans le jeu entre virtuosité et humour (jeu de trilles, d’agilités, de cadences à la trompette et à la voix). Le public commence littéralement à fondre…
Même jeu dans l’air suivant Sol de te mio dolce amore, extrait de Orlando Furioso de Vivaldi, mais cette fois avec la flûte de Jean-Marc Goujon (introduit par l’allegro du Concerto en mi mineur pour flûte traversière cordes et basse continue RV 432), moment suspendu de grande poésie, de lyrisme discret. On reste quand même interdit de la versalité de cette voix prête à tout oser, renforcée par un accompagnement instrumental d’une perfection rare : c’est bien ce qui fait d’ailleurs le moment d’exception.
Avec Augelletti che cantate de Rinaldo de Händel, on a une autre scène « mise en scène » où un oiseau de type Waldvogel wagnérien est tenu au bout d’une perche et se promène au-dessus de l’orchestre, du public, avec des mouvements qui font évidemment rire la salle, devenue très détendue au fur et à mesure qu'avance le concert, qui se déroule sans entractes ni interruptions sinon par des applaudissements mais où chaque air s’enchaîne à ce qui précède , avec des jeux d'homogénéité sonore, des jeux d'ambiance, et des ruptures qui sont autant de surprises.
Le dernier air (et titre) du concert  What passion cannot Music Raise and quell ! n’est pas triomphant (les bis y pourvoiront) mais donne évidemment l’occasion d’entendre les instruments solistes de l’orchestre dans une merveilleuse introduction aux cordes (magnifique violoncelle de Robin Michael) et c’est une parfaite image du concert avec cette voix tressée tour à tour avec les instruments de l’orchestre.

Ce qui frappe toujours chez Cecilia Bartoli, c’est d’abord l’énergie presque inépuisable, mais en même temps la précision millimétrée d’une préparation rigoureuse, aussi bien dans le contrôle des mouvements, mais aussi des équilibres orchestre/voix. On dit souvent que sa voix est petite. Sans doute. Et alors ? Par la projection, par la pose de voix, par la perfection de la diction aussi et par le phrasé, on entend tout, on comprend tout. La grande technique et l’intelligence fine compensent largement une voix au départ « petite ». Et puis Bartoli sait choisir ses salles : Lucerne est une acoustique quelquefois ingrate pour les voix, mais celle de Cecilia Bartoli y passe sans problème, de même au Haus für Mozart de Salzbourg où elle a donné le même concert (auquel nous étions aussi) au volume plus réduit et peut être plus conforme. Mais entre l’espace scénique large de Lucerne, et celui plus réduit de Salzbourg, on préfère celui qui fait plus respirer le spectacle. Car il y a spectacle, un véritable spectacle musical ouvert par un serviteur en livrée qui met sur scène une penderie avec quelques robes à cour, et à jardin un coffre qui se déploie et se transforme en coiffeuse, et qui dissimule la chanteuse pour de permanents changements de costumes : elle commence en travesti puis deviendra vite Cléopâtre, changeant de robe et de coiffure, à vue ou dissimulée, pour finir en Chevalier plumé au dernier bis . Regards, jeux avec les musiciens, saynètes et sketchs, mais toujours perfection musicale qui laisse rêveur.
Le public d’abord un peu surpris, se laisse entraîner et à Lucerne comme à Salzbourg, c’est une explosion, avec l’ensemble de la salle debout et des rappels à n’en plus finir. Car les bis font évidemment partie du show, il y en a pour une petite demi-heure, avec cette fois une relative liberté. Ce sont la plupart du temps des pièces brillantes ou connues, mais elles peuvent varier d’un concert l’autre et Bartoli en joue, parce que s’il y a du répertoire baroque, Dopo notte de AriodanteA facile vittoria de Il Tassilone de Agostino Steffani, ou le très connu Nobil onda de l’Adelaide de Porpora déjà signalé, il y a d’autres pièces entre autres Summertime (de Porgy and Bess de Gershwin), et surtout des chansons napolitaines, en hommage à Naples dont la diapo géante de la salle du San Carlo trône en fond de scène (du plus bel effet dans la salle de Lucerne), c’est ainsi qu’à Lucerne elle a interprété de manière vibrante la magnifique Munasterio ‘e Santa Chiara, sans exagération pathétique, avec juste ce qu’il faut de retenue pour créer tension et émotion, accompagnée de la traditionnelle mandoline, tandis qu’à Salzbourg elle en a chantée deux, y ajoutant non ti scordar di me.
Il faut vivre ces moments d’exception pour comprendre à la fois l’immense artiste qu’est Bartoli, et sa capacité à mobiliser une salle et la faire exploser de bonheur. Cette soirée est un hymne à l’art vivant qui avait tant manqué les six mois précédents : jamais Bartoli n’avait eu une telle interruption d’activité de toute sa carrière, alors c’était aussi pour tous, public et musiciens, un hymne à la joie.

Cecilia Bartoli et Gianluca Capuano

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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