Au départ, aux côtés de Jonas Kaufmann, Tosca devait être Anja Harteros et Scarpia Sir Bryn Terfel, comme il y a cinq ans sur la scène munichoise, tandis qu’en fosse officiait alors un certain Kirill Petrenko (voir ci-dessous). Suite aux conséquences du COVID, Terfel n’a pu venir, et du coup Anja Harteros a déclaré forfait. Alors, Luca Salsi et Anna Netrebko qui répètent Macbeth à Vienne (Première le 14 juin) sont arrivés pour reprendre les rôles et la couleur de la soirée a été un peu modifiée.
Anna Netrebko est la diva du jour au sens des années 1950, quand il y avait de vraies divas qui défrayaient la chronique et fréquentaient la Jet Set. Il y avait la Tebaldi (qui créa avec Karajan en 1958 la Tosca dans la production Wallmann de Vienne, toujours vaillante), il y avait la Callas, qui fit les beaux soirs de la Scala, de Paris et d’autres théâtres. Tosca restera l’un de ses deux ou trois rôles les plus marquants.
Ce soir, Anna Netrebko, dans une robe (pour les premier et deuxième actes) dont elle a le secret, et qui pouvait à la rigueur passer, alors qu’elle change au troisième acte pour une autre d’une couleur plus pastel, mais du même type, c’est à dire ne pas vraiment pas vraiment pour une fuite à Civitavecchia…
Tout le cast chante sans partition (c’est bien le moins), et alors essaie de « jouer » à minima, et c’est quelquefois un peu ridicule, loin de la vivacité de La Clemenza di Tito deux soirs auparavant, elle aussi en version concertante, mais avec un effort plus marqué pour dramatiser. La fin de l’acte II, entre Luca Salsi qui expire en un dernier râle debout et en très bonne santé, et la diva faisant des gestes grandiloquents à la Sarah Bernhardt des mauvais soirs, n’aide pas notamment à faire passer la tragédie.
Mais tout le monde s’en moque, car on est venu pour jouir de l’Opéra comme on l’aime ou comme le mythe fait aimer : frustré d’opéra ces derniers mois, le public se nourrit avidement au contraire des gestes grandiloquents et des gosiers d’or, sans bouder son plaisir. Le triomphe final, standing ovation, longs rappels, sourires sur tous les visages (qu’on percevait malgré les masques FFP2 obligatoires) : cette soirée était un millet exceptionnel pour les 1000 sereins présents : une régénération.
Cecilia Bartoli a donc parfaitement senti la nécessité de programmer une soirée un peu hors normes, où les spectateurs présents pouvaient s’adonner au pur plaisir des stars, de l’opéra et d’une musique de Puccini qui reste un formidable créateur du pur plaisir de l’émotion lyrique. Elle s’est même elle-même mise en scène en pâtre du troisième acte, vêtue d’une Lederhose !! Non pas simplement pour en être, mais pour affirmer sa présence comme directrice artistique et puissance accueillante.
Bref tout le monde a hurlé tout son saoul sans jamais être repu d’applaudissements, et surtout de voix impressionnantes qui ont laissé chacun étonné.
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Était-ce la Tosca de l’année ? Vu que les théâtres ont joué très partiellement, on peut peut-être le dire. Mais sans doute pas au-delà et pas forcément pour des raisons strictement musicales : la Chantilly était sans doute plus abondante que la substance même de la pâtisserie.
C’est Zubin Mehta, 85 ans, qui bien que dirigeant assis, montre une énergie notable à produire un Puccini clair, limpide, soucieux d’accompagner les chanteurs – même si le volume était juste à la limite du contrôle et au bord de couvrir une voix ou l’autre. Mais l’orchestre s’est montré à la hauteur des attentes, sans une bavure, avec un son charnu, somptueux, éclatant quelquefois, et toujours lumineux. Gestes larges d’un Mehta amaigri, mais énergique, toujours très précis, jamais routinier (alors qu’il a pu quelquefois l’être), soucieux de toutes les nuances, sans doute aussi heureux de ce triomphe, de ce retour au public : il a beaucoup donné de lui-même dans ce retour aux affaires musicales avec une période où il est resté loin des podiums à cause de la maladie. C’est sans doute à mon avis la partie la plus émouvante de la soirée que de voir ce chef, qui a parcouru les cinquante dernières années au sommet des chefs de la planète, et qui a ici dominé le plateau et su distiller à la seule force de l’orchestre une belle émotion. Le concert avait été répété et donné à Florence le 19 mai, avec deux autres protagonistes (Saioa Hernandez et Francesco Meli) mais tout le reste de la distribution était identique, tout comme le chœur impressionnant à la fin du premier acte (direction Lorenzo Frattini).
Du côté des chanteurs, les petits rôles sont bien distribués, à commencer par le vétéran Alfonso Antoniozzi en Sagrestano, mais aussi bon nombre de voix qu’on commence à voir dans les distributions de la péninsule comme Francesco Pittari (Spoletta) ou Giulio Mastrototaro (Sciaronne) sans oublier Alessandro Spina, basse interessante (Angelotti) Adolfo Corrado (Carceriere) ni enfin une débutante, une prise de rôle de Cecilia Bartoli dans ilpastore que nous avons évoqué plus haut, geste d’hommage à la venue des forces florentines.
Du trio de tête la palme revient sans l’ombre d’un doute à Jonas Kaufmann qui confirme être (et depuis longtemps) un Mario Cavaradossi d’exception. Alors bien évidemment les grincheux remarqueront comme toujours son timbre sombre et peu méditerranéen. Pourtant, pas un seul des Mario « méditerranéens » du jour n’arrive à dire le texte avec cette vérité, avec cette profondeur. Son « E lucevan le stelle » est un moment incomparable, dans la manière d’intérioriser, de jouer des mezze-voci dans lequel il est maître absolu, pour en faire des moments de méditation, tout en gardant à la voix sa puissance. C’est le sommet de la soirée, et Mehta avait l’air de la pousser discrètement au bis, que le public aurait accueilli avec ferveur. Ça c’est un moment anthologique.
Il a quand même un peu cédé aussi bien dans « Recondita armonia » et surtout dans le « Vittoria » du deuxième acte, à la facilité d’aigus puissants tenus (presque) au-delà du raisonnable cédant à l’histrionisme ambiant, mais ce n’est pas trop pécher au vu de l’ensemble de la performance : l’intelligence du texte et les nuances dans la manière même de moduler les paroles sont telles qu’on peut tout pardonner. Il reste la référence dans le rôle parce qu’il a aussi inventé pour sa voix une manière de chanter presque unique.
Luca Salsi propose un Scarpia tout d’une pièce : le salopard brutal qui serait parfaitement à sa place dans une mise en scène « fasciste » à la manière de la vieille production de Jonathan Miller, même s’il faut lui reconnaître un peu plus de contrôle qu’à Milan en 2019. On ne peut dire qu’il fasse sien le sens de la nuance. La voix est puissante, très présente (impressionnant final du premier acte malgré un orchestre un peu fort), mais le texte est plus jeté que dit. C’est sans doute une question de goût, mais j’aime les Scarpia de glace et raffinés, qui font de leur élégance une source d’effroi. Ce n’est pas tout à fait le cas.
Reste la Divissima Anna Netrebko, plus Diva que chanteuse, mais qui affiche à chaque fois cette voix insolente, d’une rare pureté, au timbre velouté, à la puissance incroyable (certains aigus semblent émergés du paradis) et une homogénéité unique des graves à l'aigu qui rend sa prestation impressionnante.
Est-elle une Tosca pour autant ? Est-elle émouvante pour autant ? Je n’en suis pas vraiment convaincu. Certaines chanteuses avec deux fois moins de moyens sont totalement le personnage qui devient incarnation : c’était le cas jadis de Callas et de quelques autres. Netrebko est la Diva chantant Tosca, jouant de cette voix unique, mais pas vraiment du reste. Le texte n’est pas toujours clair et les nuances ne sont pas toujours au rendez-vous comme si le texte n’était pas toujours intériorisé – et d’ailleurs pas toujours bien dit. Netrebko joue la Tosca, avec deux robes glamour en diable, mais elle ne l’incarne jamais, il en résulte à la fois un sentiment de stupéfaction pour qui entend cette voix, et une absence d’émotion sinon celle que procurerait le pur amour de l’instrument. Ainsi son Vissi d’arte est-il magnifiquement chanté, mais sans vraie implication sinon le souci que chaque moment clé soit bien balisé : jamais on n’entend le désespoir, mais seulement le souci du « Bel canto ». Et dans le duo du dernier acte, l’émotion est portée par Kaufmann, pas par Netrebko. Ceci dit la voix est unique.
Bien entendu, comme tout le monde, je n’ai pas boudé mon plaisir d’être là, cette Tosca était un signe obligé donné à la reprise des activités, le triomphe nécessaire pour renaisse le mythe de l’Opéra et une touche finale à un Festival de Pentecôte qui fut vraiment remarquable. Et ça a marché au-delà des espérances. Mais ce soir, la vraie démonstration de grandeur, c’est Kaufmann, Mehta et l’orchestre qui l’ont donné.
À lire en complément :
On n'allait pas bouder notre plaisir pour notre premier opera "en présentiel"(!) depuis 8 mois. Netrebko chante merveilleusement, tout en souffrant et en se regardant dans une glace. On ne va pas mégotter pour le choix de sa robe, tout le monde sait qu'elle ne partira pas à Civitavecchia avec un peintre de 2ème ordre (très mauvais pour sa carrière de diva). Seule Anja Tosca nous fait croire que Jonas Cavadarossi va se relever ("comme Palmieri"). Kaufmann a été simplement sublime (on était au 2ème rang de face et notre corps vibrait avec sa voix, émotion forte garantie). Bref, tout ça était merveilleusement chanté et nous n'allions pas bouder notre plaisir !!!