Otello avec Jonas Kaufmann n’est pas un événement si fréquent et la présence du super-ténor à Naples, l’un des temples historiques du chant italien rendait la soirée d’inauguration de la saison napolitaine 2021–2022 suffisamment excitante pour exciter l’intérêt des mélomanes. C’était la première inauguration vraiment signée par l’Intendant Stéphane Lissner dont l’ambition est de rendre à ce théâtre son lustre d’antan. Pari globalement réussi, vu le triomphe remporté par toutes les forces musicales de l’institution, chœur et orchestre, mais aussi par toute la distribution et le chef. Incontestablement un bel Otello.
Le seul à avoir été contesté, est le metteur en scène Mario Martone, mais contester le metteur en scène est un sport national et international à l’opéra, on n’y prêtera pas trop d’attention, même si le travail de Martone n’est pas totalement convaincant.
En effet, il a choisi « d’actualiser » le sujet, de la transposer dans un univers masculin par excellence, une armée en campagne, envoyée en mission de protection dans un quelconque pays du Moyen-Orient ; après tout, Chypre n’est pas si loin et l’armée vénitienne est là-bas une armée d’occupation mais reste dans le drame originel une toile de fond.
Martone en fait un drame dans l’armée et un drame de l’armée, si bien que tout respire la chose militaire, défilés de soldats au pas, uniformes protecteur des sables du désert, tentes et hôpitaux de campagne qui rappellent le décor du film M.A.S.H de Robert Altman (1970), palme d’or à Cannes, sans le côté sarcastique du film mais plutôt un côté au contraire lourdement sérieux. Desdemona est une femme-soldat à qui Otello débarquant de la mer déchaînée (d’où des canots déchargent des réfugiés sans doute ramassés en mer) offre en gage d’amour son écharpe rouge que souvent les soldats portent en campagne, tout un symbole : ce sera le fameux fazzoletto. Pas seulement un cadeau que fait Otello à la femme aimée, mais une reconnaissance de soldat à soldat, et donc encore plus chargé symboliquement.
Martone explique non seulement avoir voulu démonter les mécanismes du féminicide, dont on parle tant aujourd’hui, mais aussi la conquête de l’égalité femmes-hommes, dans un contexte où cette égalité s’affiche désormais, mais avec les résistances d’une certaine partie des militaires (Jago) ambitieux pour qui les femmes deviennent un obstacle supplémentaire à la carrière. Il charge donc l’histoire de données spécifiques à un aujourd’hui qui rend l’histoire encore plausible – elle l’est encore malheureusement sans ce contexte-là. Il reste qu’un contexte militaire avec ses codes, avec une Desdemona sans doute en position moins soumise qu’ailleurs (on le voit dès l’accueil d’Otello au premier acte et surtout quand elle menace Otello de son révolver au dernier acte) peut être une bonne idée, et Mario Martone est un metteur en scène intelligent, qui propose une vision. Il y a donc dans cette vision d’une Desdemona moins soumise quelque chose de juste, qui correspond ‘ailleurs au personnage de Shakespeare au premier acte (vénitien) de son drame.
Ce qui gêne c’est un peu le côté systématique et caricatural de l’affaire, avec ces soldats qui défilent et ce troisième acte qui a tout de la tournée d’inspection du politique, où à la violence d’Otello correspond la réponse et le cran de Desdemona quand son chef et compagnon lui intime l’ordre « a terra » et qu’elle se met à genoux, faisant le salut militaire. On comprend le pourquoi du geste, sa cohérence, il reste que cela paraît quelque peu ridicule.
Dans la gradation des scènes, le dernier acte est le mieux réglé, avec Otello qui attend derrière la cloison et Desdemona qui attend de même avec son revolver de l’autre côté, mais une fois le forfait accompli, qui est lutte pied à pied,
une fois les autres présents, dans ce monde d’armes de poings et de modernité militaire, Otello se suicide au couteau, comme au bon vieux temps, comme une sorte de meurtre rituel des (de ses) origines, et cela fait un peu hiatus, tout autant que le départ de Desdemona sur un brancard emportée par deux soldats casse un peu le tragique de la scène.
Cela distrait par des détails anecdotiques, même si l’on comprend que Martone veut faire mourir Otello seul devant le rideau métallique, appelant un baiser dans le vide.
C’est bien cela qui gêne dans ce travail qui reste cependant honorable : y alternent des scènes d’une grande beauté plastique (grâce aux impressionnants décors de Margherita Palli et aux beaux éclairages de Pasquale Mari) et d’une grande vérité, et d’autres un peu anecdotiques, un peu ridicules par leur côté démonstratif. Mario Martone est un metteur en scène relativement traditionnel, mais assez raffiné, il suit la trame avec précision, mais à certains moments, on n’y croit pas trop, on distancie, et on se demande surtout s’il était absolument nécessaire de passer par une armée occidentale au Moyen Orient pour montrer une Desdemona décidée, résistante et même énergique, voire vindicative. Nous savons que se lèvent des regards neufs et bienvenus sur les femmes, mais faut-il être femme-soldat pour être énergique et résistante, et plonger les hommes dans un tel désarroi qu’ils n’ont plus que la solution du meurtre pour trancher le nœud gordien. Certes, on a bien compris que Martone veut montrer comment se construit le chemin vers le féminicide et on lui est reconnaissant de ne pas faire d’Otello l’autre, l’étranger à la peau tannée qui à elle seule justifierait la jalousie et la condamnation à mort de Desdemona. Shakespeare et Verdi décrivent un processus, où se mêlent les intrigues de palais contre Cassio, la lutte des ambitions, et dont le couple Otello/Desdemona est l’instrument, sans compter les troubles d’Otello prêt à croire le premier ragot venu sur sa compagne, faisant toujours plus confiance aux hommes qu’aux femmes, preuve s’il en est qu’il n’est pas si fiable, et que peut-être les envoyés de la Sérénissime lui retirent opportunément une charge trop lourde pour lui …
On se trouve donc devant un travail propre, qui frôle quand même quelquefois la caricature, mais qui ne trahit pas l’esprit de l’œuvre. Les huées reçues à la Première par l’équipe de production ne se justifient évidemment pas.
Si la production peut être discutée, il y a peu à discuter de tous les aspects musicaux.
Les forces du San Carlo ont répondu présent au grand rendez-vous, que ce soit le chœur ou l’orchestre. Le chœur, repris en main par José-Luis Basso qui comme Lissner a quitté Paris pour Naples, est puissant, affirmé, énergique et surtout en pleine phase rythmique et musicale avec l’orchestre, on sent derrière une préparation solide, dès la première scène, qui pour le chœur est l’une des plus impressionnantes. Tout cela est riche d’avenir.
L’orchestre dirigé par Michele Mariotti est aussi à l’honneur, il est engagé, précis, avec des parties solistes bien menées (les bois sont particulièrement en relief), d’autant que la direction de Mariotti, dont c’est le premier Otello – son répertoire habituel couvre plutôt la première partie du XIXe- est particulièrement fine, ciselant la partition, laissant en voir de nombreux détails, d’une manière très élégante, accompagnant et soutenant sans cesse les chanteurs, sans jamais les couvrir, et donnant une couleur presque inhabituelle à cet Otello, plus raffiné qu’énergique presque légère. Alors quelquefois la tension semble moindre que le soin donné à la couleur et aux détails, notamment dans le grand concertato du troisième acte, peut-être un poil en deçà de ce qu’on attendrait, mais tout le dernier acte au contraire est particulièrement fin, lyrique, intériorisé, en plein accord avec la voix et l’interprétation de Jonas Kaufmann, dont l’Otello est tout sauf héroïque. Tout cela donne une couleur plus mélancolique que strictement dramatique à un très bel Otello par ailleurs très bien servi vocalement.
Il n’y a en effet pas de faiblesse dans la distribution, très équilibrée à tous les niveaux, l’Emilia assez intense de Manuela Custer, Biagio Pizzuti (Montano), Francesco Esposito (Un araldo), Matteo Mezzaro (Roderigo), Emanuele Cordaro (Lodovico) sont tous très honorables à leur niveau. Voix forte et marquée au joli timbre d’Alessandro Liberatore en Cassio, qui tranche par rapport aux voix un peu pâles qu’on a l’habitude d’entendre, même si les aigus apparaissent quelquefois tendus.
Le Jago d’Igor Golovatenko confirme pleinement la qualité d’une voix pleine, d’un timbre très charnu, avec un beau phrasé et une grande clarté du discours. Golovatenko est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs barytons actuels : son Jago est – dans le contexte de la mise en scène- plutôt traditionnel, il n’a pas la distance sarcastique d’un Finley, mais il a les qualités vocales voulues et il s’affirme là un des grands Jago du jour.
Plus surprenante est la Desdemona de Maria Agresta. L’artiste est souvent irrégulière, pas toujours convaincante. Elle est ce soir non seulement convaincante, mais vraiment exceptionnelle. On l’a rarement entendue avec autant d’énergie, autant d’engagement et surtout une voix aussi contrôlée sur tout le spectre, avec une présence scénique vraiment bluffante : la mise en scène visiblement lui convient. L’aigu est radieux, le phrasé impeccable, et surtout l’expressivité étonnante. Le rôle est totalement incarné, avec vigueur, avec sensibilité aussi. Elle s’est emparée du personnage voulu par la mise en scène avec gourmandise et le rend avec une vérité théâtrale et musicale remarquable. J’ai toujours eu un peu de distance envers cette artiste : pas ce soir, où elle est totalement convaincante, émouvante, grande. Elle marquera.
Et il y a Jonas Kaufmann, dont on connaît l’Otello un peu à rebours de ce qu’on attendrait, un Otello qui n’est pas lumineux, qui est intérieur, qui est essentiellement tourmenté et mélancolique. On se souvient de son Esultate magnifique, mais pas lancé ou jeté en pâture, à l’instar d’un Del Monaco, ou d’un Vickers et ce n’est pas dans les parties héroïques qu’il faut l’attendre. Ce qui fait Jonas Kaufmann, c’est d’abord un sens du phrasé qui donne au texte une primauté absolue, à chaque mot sa couleur. C’est ce qui fait son côté exceptionnel, voire singulier dans le paysage des ténors du jour. Certains, confondant tessiture et couleur, le prennent pour un baryton, ce qu’il n’est pas, mais c’est un ténor à voix sombre, à l’instar de certains sopranos comme Gencer. Et il en joue évidemment, quand il interprète des personnages tourmentés, comme Otello. Il n’est jamais aussi grand que dans les moments où il entre en lui-même avec un incroyable contrôle sur la voix et ce sens de la mezzavoce qu’il est l’un des seuls à pratiquer dans ce type de répertoire. Voilà pourquoi il reste unique, voilà pourquoi grâce à sa technique, grâce à une voix si construite, il réussit à imposer un profil inattendu au personnage que seul il peut interpréter de cette manière. Il fait plier le personnage et son profil vocal à ses possibilités et en fait une sorte de création personnelle. Alors inutile de gloser sur « c’est un Otello ou ce n’est pas un Otello », comme on a glosé sur « c’est un Tristan ou ce n’est pas un Tristan », débats stériles de vociomanes. Il reste stupéfiant en scène et fait immanquablement naître l’émotion, ce qui n’est pas si fréquent.
Au total, une belle soirée, dans un Teatro di San Carlo brillant de ses mille feux et rappelant quel théâtre il fut dans l’histoire de l’opéra. Ce n’est pas si mal, pour ouvrir une saison.