Hèctor Parra (né en 1976)
Orgia (2023)
Opéra de chambre pour 3 chanteurs & ensemble instrumental d'après Orgia (1968), de Pier Paolo Pasolini
Création mondiale le 22 juin 2023 au Teatro Arriaga (Bilbao)
Calixto Bieito, mise en scène et livret d'après Pier Paolo Pasolini
Pierre Bleuse, direction musicale
Lumières : Michael Bauer
Costumes : Oscar Armendariz
Assistante à la mise en scène : Lucía Astigarraga
Assistant à la direction musicale : Iker Sánchez Silva
Aušrinè Stundytè : La Femme
Leigh Melrose : L'Homme
Jone Martínez ; La Fille
Ensemble intercontemporain
Coproduction Teatro Arriaga de Bilbao, Gran Teatre del Liceu et Festival de Peralada
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On connaît de Pier Paolo Pasolini Salò ou les 120 journées de Sodome ou L'Évangile selon Matthieu, deux points "limites" d'une œuvre cinématographique aussi puissante qu'inclassable. La trajectoire de vie de cet artiste et auteur accompli s'apparente à un destin tragique. Sa mort violente, assassiné en 1975 sur la plage d'Ostie le fit entrer au panthéon noir d'un moderne Gesualdo ou Caravage. Moins connu que sa poésie ou ses films, son œuvre théâtrale se distingue par Orgia – seule pièce qu'il réussit à mettre en scène en 1968 et dont il fit le fondement de son Manifeste pour un nouveau théâtre, écrit la même année. L'auteur y déclare notamment vouloir "rester fidèle aux principes du théâtre de Parole, c’est-à-dire à un théâtre qui soit avant tout débat, échange d’idées, lutte littéraire et politique".
Orgia est désormais un opéra, composé par Hèctor Parra et mis en scène par Calixto Bieito. Troisième collaboration de ces deux artistes sur une scène lyrique, ce spectacle poignant vient d'être créé au Teatro Arriaga de Bilbao et sera monté sur la scène du Liceu de Barcelone la saison prochaine. Jone Martínez, Aušrinè Stundytè et Leigh Melrose forment le puissant trio de voix qui portent le drame avec une force et une évidence bouleversantes, avec Pierre Bleuse à la tête de "son" Ensemble intercontemporain. L'occasion pour nous de rencontrer les deux acteurs principaux de ce projet pour un entretien où s'expriment l'originalité des personnalités et des idées.
Orgia, cet opéra d'après la pièce de Pier Pasolini, est votre troisième collaboration. Le résultat est assez différent des Bienveillantes ((https://issuu.com/durand.salabert.eschig/docs/parra_les_bienveillantes2019_fr )) et de Wilde (( https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/42325/ )) même si, ici encore, vous avez travaillé à partir d'un sujet extrêmement fort. Je me demande toujours comment vous allez réussir à trouver un angle pour traiter de thématiques aussi dérangeantes. On connaît le Pasolini cinéaste mais paradoxalement, assez peu le dramaturge. Orgia est la seule pièce qu'il a mise en scène de son vivant. Comment est né ce projet ?
J'avais lu ce texte peu avant notre première collaboration en 2015 autour de Wilde d'après Händl Klaus. J'en avais parlé à Calixto parce que je trouvais que ce texte correspondait bien à son travail et à sa vision mais l'idée était encore vague… je ne sais pas jusqu'à quel point on fait attention à ce genre d'intuition. Calixto avait imaginé pour Wilde une mise en scène très "pasolinienne" qui me parlait absolument, avec des corps exposés, des traces de sang, un décor très brutal également. En tant que compositeur, je suis le fruit de cette confrontation avec la violence. Calixto m'a proposé tout de suite après de travailler sur les Bienveillantes, le célèbre roman de Jonathan Littell. Entre temps, en 2017 j'avais déjà fait une pièce orchestrale d'après la pièce de Pasolini (Orgia –Irrisorio alito d’aria). Tout a été très vite et Oriol Aguilà, directeur directeur du Festival de Peralada, m'a proposé d'écrire un opéra avec Calixto. C'était l'opportunité d'explorer Orgia, ce texte si "calixtien" . Le livret, c'est sa vision de Pasolini.
J'ai adoré Pasolini durant mon adolescence, au moment où j'ai lu ses textes et vu tous ses films. Puis, je me suis beaucoup éloigné de lui – enfin, pas complètement puisque j'ai toujours gardé une relation particulière avec un film comme l'Évangile selon Saint Matthieu. Mais je m'étais beaucoup éloigné de lui, c'est-à-dire de ses textes, de ses écrits. Quand Hèctor m'a parlé d'Orgia, j'ai relu la pièce. Je ne sais pas pourquoi mais je trouvais qu'elle n'était pas théâtralement puissante dans son intégralité. En revanche, je voyais bien que certains dialogues étaient très forts. J'ai tout de suite pensé que si cela pouvait fonctionner d'une manière ou d'une autre, c'était la forme d'un opéra. Avec l'élan que me donnait ce texte et la musique d'Hèctor, je savais que cela donnerait un grand poème.
Comment avez-vous procédé pour construire le livret ?
Au début, j'ai axé ma lecture sur le thème de la différence entre les individus, mais je n'étais pas satisfait parce que j'ai vite vu que ce n'était pas le seul thème de la pièce. Orgia parle plus généralement de la mort, de l'incertitude, de l'hypocrisie et de l'anéantissement. C'est une pièce qui parle beaucoup plus d'autres choses… de petites choses qui gravitent autour des êtres humains. J'ai donc essayé de suivre cette voie et ne pas simplement raconter l'histoire d'un homme qui cacherait son homosexualité à sa femme. Ce n'est pas cela dont il s'agit. Pasolini a composé un poème de mots. Ce sont des mots qui parfois s'assemblent et parfois s'opposent entre eux pour créer quelque chose d'autre. C'est comme un miroir à plusieurs facettes. Cela m'a pris un certain temps mais j'ai compris que je devais me concentrer sur la pureté d'un dialogue autour de la mort, sur le vide autour de personnages qui traversent l'existence comme des funambules.
Dans son Manifeste pour un nouveau théâtre, Pasolini définit sa pièce comme un "théâtre de mots". On peut juger aujourd'hui que cette langue qui s'épanche parfois dans sa propre beauté. Musicalement, ça peut parfois faire disparaître la tension et faire obstacle à la perception ?
Je pense que la réussite du travail de Calixto avec ce livret c'est qu'il essentialise complètement le fond, sans perdre aucun axe important. L'arbre est tout entier, toutes les branches sont là. En grand partie, grâce au fait qu'il n'y a plus ces vallées, ces moments où vraiment la dialectique est développée de façon plus langagière, pratiquement comme de la théorie politique. Calixto n'a gardé que les moments essentiels, ces moment de funambulisme où les personnages courent à l'abîme. Pour la musique, j'ai trouvé une grande naturalité au texte, je n'ai pas douté un seul moment. C'est rédigé en italien avec des phrases assez courtes et très poétiques. La rythmique de la diction tombe parfaitement dans la flexion naturelle de la voix. Je pense comme Calixto que la voix chantée marche peut-être mieux pour cette pièce que la voix parlée.
Il y a un prologue et six épisodes que j'ai voulu enchaîner avec très peu d'interludes instrumentaux. Avec Calixto, on avait parlé en particulier de cet interlude orchestral en ré mineur (invention sur une tonalité) dans la dernière scène de Wozzeck. À la fin d'Orgia, quand l'homme s'habille en femme, j'ai écrit une transition de 3-4 minutes sur ce modèle-là. Il fallait de la musique pour permettre à la scène de se mettre en place. Tous les axes convergent dans ce final, tous les thèmes que j'ai développés convergent en contrepoint et ça crée un climat émotionnel très verdien dans le pathos (rires). Même réduite à un quart, la pièce reste très naturelle et très fluide. C'était naturel pour moi d'avoir pu travailler sur un livret aussi bien façonné.
Ce titre – Orgia – peut interroger le spectateur. Sur la scène, il n'y a pas d'orgie à proprement parler. Je veux dire par là que ce n'est pas Salò, évidemment… Même l'affiche du spectacle attire sur cette fausse piste en montrant le cadavre de Pasolini, peu après son assassinat sur la plage d'Ostie.
Pour l'affiche, tout a été décidé à la toute dernière minute. J'avais évidemment demandé la permission à Graziella Chiarcossi, qui est la nièce et l'héritière de Pasolini, mais il n'y a pas eu de problème. Vous savez, j'ai vécu dans une tradition où l'on cache la mort aux enfants. Je pense que ce n'est pas bien. J'ai pensé que cette image du cadavre pouvait contraster avec le titre de la pièce. Après, on peut interpréter Orgia de différentes manières mais je pense avant tout que ce titre renvoie à une énergie de mots. J'ai dû couper dans ce flux, sans forcément chercher à nettoyer le texte de toutes ses impuretés.
Oui. Cette image m'a fait penser au visage de Franco Citti dans Œdipe-Roi, au moment où il erre dans Thèbes avec les yeux crevés...
La mort de Pasolini ressemble à la mort d'un prophète. Oui, c'est l'assassinat d'un prophète qui ne laisserait aucun espoir sur la résurrection. Seule son œuvre demeure, mais il n'y a pas de résurrection.
Dans l'épisode 2, Pasolini parle de cette "langue du corps" ("La langue du corps, c'est une langue qui ne distingue pas la mort de la vie"). Comment interprétez-vous cette formule ?
Le théâtre est le seul endroit où l'on peut confondre les vivants et les morts au sein d'un seul décor. Cette possibilité n'existe qu'au théâtre... ou dans les rêves.
Dans la musique, la réalité correspond toujours à une fiction, mais à la fin, il s'agit toujours d'un conte. Dans mes dernières œuvres, j'ai toujours l'impression que la musique flotte toujours en continu, avec des voix qui scandent le flot continu, mais c'est un rêve… parce que la réalité sèche est différente.
En tant que musicien et en tant que peintre, comment abordez-vous cette langue du corps ?
Je considère que la musique nait d'un geste et qu'elle n'est pas quelque chose d'abstrait. Même quand il m'est arrivé de composer avec de l'électronique, J'ai toujours pensé à cette dimension musicale à la fois physique et chorégraphique. Quand j'ai composé Wilde en 2015, j'ai observé le corps du chanteur. J'ai observé tous les plis de son corps, c'était un homme maigre et ce corps m'a beaucoup parlé. J'ai réfléchi à toutes les tensions, mais aussi à la façon dont l'intellect pouvait être concentré dans son torse décharné. Les côtes de la cage thoracique, c'est presque un paysage… avec la peau qui unit les côtes, tous les côtes. Je pense aussi dans ces occasions à Francis Bacon sans doute. Pour Orgia, j'ai fait beaucoup d'esquisses de bœufs écorchés, et des chiens qui copulent aussi (cane en italien, perra en espagnol, ça renvoie au terme qui désigne une prostituée). Je voulais évoquer toute cette animalité et cette saleté du corps.
Lors de mon séjour à la Villa Médicis à Rome, j'ai beaucoup dessiné. J'ai beaucoup appris de la sculpture antique en essayant de reproduire, non pas au crayon mais directement à l'encre, tous ces gestes plastiques. Avec l'encre, l'erreur est impossible, le geste est immédiat. Je passais ensuite directement de ces esquisses à l'écriture vocale. Je pense qu'une large part de la vocalité d'Aušrinè Stundytè et Leigh Melrose s'inspire directement des inflexions de la langue de Pasolini – une langue qui travaille le rythme de la ligne, la langue du corps… mais aussi qui porte en elle des blessures.
Calixto Bieito, vous travaillez avec deux chanteurs que vous connaissez très bien. Vous les avez déjà dirigés dans l'Ange de feu de Prokofiev notamment. Vous les connaissez leurs dispositions corporelles, leurs capacités en tant qu'acteurs. Comment parvenez-vous à travailler ces dimensions avec les interprètes ?
Je donne rarement des cours, c'est quelque chose d'extrêmement difficile à faire. Mais il m'est arrivé d'enseigner à l'UDK de Berlin (Universität der Künste Berlin) dans un série d'interventions qui traitaient du thème de la dramaturgie corporelle. Je donne généralement très peu de consignes, juste des indications liées à la position du corps du chanteur ou de l'acteur. Il faut créer une connexion du corps avec le reste de la scène. Souvent à l'opéra, quand le chanteur termine son aria, il déconnecte son corps et ne le reconnecte que lorsqu'il doit chanter à nouveau. Il y a une rupture de continuité qui ne correspond pas avec la musique. Mais il n'y a pas non plus de fusion parfaite entre le corps et la musique, ce sont deux choses différentes. C'est la raison pour laquelle on m'a demandé d'intervenir sur le thème du "langage corporel ou la dramaturgie corporelle". Je ne suis pas physiothérapeute, mais je travaille en essayant de laisser suffisamment d'espace de liberté au corps pour que l'acteur puisse en exprimer tout le potentiel. J'ai découvert tout cela très intuitivement et je n'ai pu le rationnaliser qu'un bon moment après. Par exemple, dans une œuvre comme Carmen parle de liberté mais je sais qu'il est impossible d'exprimer corporellement cette liberté. Je cherchais à donner cette illusion, mais pendant longtemps, je ne savais pas ce que je cherchais au juste. Ce n'est qu'en travaillant la connexion du chanteur avec lui-même et avec ce qu'il chante que j'ai réussi à le faire se connecter à l'intérieur de lui-même. J'interviens très peu mais je sais parfaitement quand ils arrivent à faire cette connexion à l'intérieur.
Dans Orgia, vous brouillez les pistes en permutant parfois le rôle du bourreau et de la victime…
La victime… le bourreau… qu'est-ce que c'est au juste ? J'y ai pensé dès le début parce que je n'aime pas communiquer des messages qui ressembleraient à des tracts ou des manifestes. Je ne veux pas contribuer à ce climat de populisme moral. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé que je pouvais mettre de côté tout ce premier degré sadomasochiste dans les situations que décrit Pasolini. Le résultat est beaucoup plus intéressant et même beaucoup plus érotique. Je ne pouvais pas chercher à faire un effet plus brutal, mais simplement à montrer comment l'intimité d'un couple peut laisser place à des images troublantes. J'ai voulu donner l'impression d'un univers, d'un paysage.
La musique porte les traces de cette violence, notamment avec l'utilisation d'instruments de percussion très spécifiques, ainsi qu'un fouet dans l'épisode 2…
L'idée c'est d'entendre ce qu'on ne voit pas forcément sur scène, comme ce fouet par exemple. Je n'ai pas pensé à une illustration mais plutôt à la sensation intérieure d'un instrument de supplice. L'effet physique est décuplé. Cette scène de couple est construite symétriquement avec la scène de la prostituée. Le modèle, c'est une danse macabre qui s'articule avec la clarinette basse qui fait des sons éléphantesques et multiphoniques, ainsi que des marteaux qui frappent sur enclumes. Ce sont pour moi des moments qui sont aussi comme des rituels.
Dans Orgia –Irrisorio alito d’aria, les cuivres soufflent dans les embouchures en métal mais je voulais obtenir un effet physique, une chose pulmonaire. J'aime beaucoup explorer toute une gamme d'émotions avec des modes de jeux différents, et tout cela est en connexion avec les voix. Le corps du chanteur n'est rien d'autre qu'un instrument organique.
il y a une autre phrase qui me touche beaucoup à l'épisode 3 : "Nous n'avons pas la force de vivre notre réalité". Derrière cet aveu, il y a un couple qui préfère la fiction à la réalité en jouant au spectacle masochiste. Mais derrière ça, il y a la violence – la véritable violence qui n'est rien d'autre que la vie de petit bourgeois.
J'ai travaillé de différentes manières avec la thématique de la violence... Les coups de fouet, c'est moins violent que tous ces moments où l'action scénique ne coïncide pas exactement avec la musique. Ça finit par créer le sentiment désagréable que la partition est séparée, à côté. De toute évidence, la plupart des gens préfèrent vivre leur vie dans des limites très étroites. Quand on constate cela, c'est franchement désolant. Je pense que cette violence-là révèle une questions fondamentale. La réalité leur échappe parce qu'ils préfèrent la cacher dans la violence de la bourgeoisie. C'est la violence de norme bourgeoise, on vit et on meurt dans cette prison.
Le suicide final, c'est une prolongation du spectacle ?
Tout continue de la même manière, avec la prostituée qui devient servante à la fin. Cette image est très violente. Elle brise la circularité dramaturgique qui relie tel un palindrome le prologue et la conclusion chez Pasolini.
Au lever de rideau, cette image du pendu est à la fois très forte et très encombrante. Vous surlignez son improbabilité, son côté Grand Guignol…
C'est effectivement très Grand Guignol, oui. Mais aussi, cette normalité bourgeoise avec la prostituée qui devient domestique et sert le repas au couple à la fin. C'est un peu comme dans la dernière scène de Salò au moment où les deux soldats se mettent à danser en échangeant des banalités au moment où, au dehors, se déroulent les massacres.
Pasolini a beaucoup puisé dans Durkheim (Le Suicide) et Marcuse (Eros et Thanatos). La violence naît de la disparition des règles, quand il n'y a plus de lois, quand on est prisonnier du plaisir. Comment interpréter cette dernière phrase : "il y a finalement un homme qui a fait un bon usage de la mort" ?
La violence du suicide, c'est une façon de contrefaire l'État comme institution violente. J'aime beaucoup la phrase d'avant :
"En effet, je ne fais pas cela
comme il a déjà été fait dans cette tragédie
pour avoir perdu le sens de la loi :
mais pour l'avoir retrouvé et JUGÉ"
J'entends dans cette phrase, l'idée que le suicide répond à l'impossibilité de s'échapper d'une situation. L'Homme ne veut pas s'échapper et il ne s'intéresse qu'à son propre anéantissement.
Il y a aussi dans votre mise en scène des allusions au personnage de Médée et à la maternité contrariée, comme lorsque la Femme triture et déchiquète ce coussin comme un enfant qui sortirait d'elle, ou bien lorsqu'elle plonge une paire de ciseaux sous sa jupe. Est-ce une mutilation ou un avortement ?
C'est ouvert ! (il fait le geste d'écarter les bras) C'est peut-être les deux…
Et ce personnage de prostituée qui arrive d'on ne sait où à l'épisode 5 ?
Selon moi, c'est un ange qui pénètre dans la pièce. L'Homme l'assassine sans prendre le temps de réaliser qu'elle vient peut-être le sauver.
La mise en scène et la musique traitent également de la dimension baroque – dans son acception d'"irrégularité"…
C'est très important en effet. Je considère que ma partition est un hommage au baroque ou plutôt à la musique de la post Renaissance. Personnellement, je me considère aussi comme quelqu'un de "baroque". Je suis allé aux sources de la musique qu'aimait Pasolini , à savoir : la variété italienne des années 50-60. Moi qui ne suis pas italien, j'ai voulu également aller aux sources mêmes de l'opéra, en étudiant par exemple Euridice de Jacopo Peri. Cet opéra n'est connu que par des reconstitutions. Il y a des danses, des mélodies parmi les plus belles de toute la Renaissance. Au début de l'Episode 3, j'utilise un archiluth pour accompagner le monologue de la Femme avec une allusion à la Renaissance et l'Italie baroque. Elle parle d'une époque préindustrielle, rurale, et on entend déjà cette musique dans l'écriture de Pasolini. La présence de la harpe renvoie à Médée et à la poésie de la Grèce antique.
Il y a également cet effet de contraste qui existait déjà dans les Bienveillantes de Littell avec l'allusion à la Cinquième Suite française de Bach qui structure le récit d'un criminel de guerre.
Ici, j'ai choisi une sarabande de Bach en ton majeur (et pas mineur). Il est plus fort de voir sur scène une violence accompagnée par des accords en triade majeure. Je n'ai pas cherché à souligner un dramatisme musical, mais plutôt à concentrer le pathos en faisant cohabiter la violence avec la musique la plus harmonique. La présence de l'archiluth baroque a un rôle fondamental. L'instrument invite la voix à déployer toute sa richesse des inflexions… J'ai travaillé en écoutant au casque la voix d'Aušrinè Stundytè. En tant que compositeur, j'imagine que je pénètre dans une voix comme on examinerait les muscles des cordes vocales au point de les toucher et les caresser. J'étais fasciné hier soir de voir comment dans l'action, les chanteurs utilisent tous les éléments pour faire résonner leur voix : allongés à même le sol, ou bien quand ils s'appuient sur le corps de l'autre, avec la cage thoracique qui devient un grand résonateur. En ajoutant la dimension de la mise en scène, l'opéra prouve une fois de plus que l'addition des paramètres, c'est beaucoup plus que chaque paramètre pris séparément.