Interview de Calixto Bieito,
Entretien avec un incendiaire
Il est étonnant d'apprendre que Calixto Bieito a choisi une zarzuela (La Verbena de la Paloma) pour ses premiers pas dans l’univers du théâtre musical en 1996… Ce natif de Mirando de Ebro (Burgos) a fait de Barcelone l'épicentre d'une révolution qui le conduisit du Pierrot lunaire à l’Opéra de quat’sous, en passant par Le Bal masqué et Carmen au Gran Teatre del Liceu. Faisant de la controverse l'équivalent d'un carburant intellectuel, ce touche-à-tout de génie a revisité de fond en comble un large répertoire, parmi lequel L'Enlèvement au Sérail à la Komische Oper de Berlin, Le Trouvère, Cavalleria rusticana, Pagliacci, La Traviata, Wozzeck à Hanovre, Jenůfa, La Fanciulla del West, Le Vaisseau fantôme, Parsifal, Platée au Staatstheater de Stuttgart, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, Lady Macbeth de Mzensk, Tannhäuser à l’Opéra des Flandres. Rencontré à Berlin au lendemain de la bouleversante production de Die Soldaten de B.A.Zimmermann donnée à la Komische Oper, nous avons recueilli ses réflexions sur son approche de la mise en scène et la place qu'occupe l'opéra dans notre univers contemporain.
Vous êtes invité à Berlin pour y diriger une masterclass. Je ne pensais pas que vous acceptiez d'enseigner la mise en scène ?
C'est une grande première ! Quand je vivais à Barcelone on m'avait proposé d'intervenir devant des étudiants mais j'ai décliné. On travaille sur le premier air de Blondchen (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln) dans l'Enlèvement au Sérail. Les organisateurs ont prévu six heures… je me demande encore comment je vais faire pour travailler aussi longtemps sur un livret aussi pauvre !
Le livret est un obstacle pour vous ?
Non, pas du tout. La seule bonne idée de Gottlieb, c'est d'avoir imaginé une histoire d'amour difficile, avec des protagonistes pris dans une intrigue compliquée. Je ne vois aucun problème dans le fait de parfois modifier le livret. Dans le passé, c'était monnaie courante… Mahler est intervenu dans le livret de Fidelio quand il l'a dirigé.
Pensez-vous que l'opéra est le meilleur média pour exprimer notre modernité ?
Le meilleur, je l'ignore mais c'est en tous cas un excellent moyen de la mettre à nue. L'opéra est une expérience, choc physique absolument impossible à traduire en mots. J'aime saisir cette expérience en relation avec d'autres arts : la peinture, le cinéma mais aussi les nouvelles technologies. Alors, certes, ça exige de pouvoir trouver de bons chanteurs et acteurs. À leur époque, Mozart ou Verdi se plaignaient d'avoir des chanteurs incapables de jouer sur une scène ; aujourd'hui, nous avons cette chance de pouvoir fusionner la technique de chant et la qualité du jeu. Dans les nouvelles générations, on trouve beaucoup de chanteurs qui ont l'habitude de jouer la comédie.
On est souvent frappé par le degré de violence qui marque vos mises en scène. Quel rapport entretenez-vous avec la notion de provocation ?
Je suis absolument honnête vis-à-vis de mes mises en scène. Je ne sais pas au juste si elles sont provocantes ou pas. Je pense tout simplement qu'elles peuvent choquer car elles sont plurielles. Je ne vois pas la provocation – ou ce que vous semblez désigner par ce terme - comme péjorative. La provocation est une notion très large, il s'agit notamment de donner des sentiments à penser au public sans jamais lui donner le sentiment de l'ennui. Dans la mise en scène des Soldats de Zimmermann, j'ai voulu rendre l'idée d'un opéra ultra-émotionnel et douloureux, pas seulement en faisant référence à la guerre mais pour parler du drame et de la souffrance de l'humanité au quotidien. Seule la bourgeoisie voit l'opéra comme un événement social et bien pensant.
Quel sens donneriez-vous au qualificatif de "baroque" ?
Ce concept est très important pour moi. Je suis né en Castille et j'ai vécu en Catalogne, deux régions fortement marquées par l'art baroque. Contrairement à d'autre pays européens, l'Espagne n'a quasiment pas eu de période romantique. Chez nous, le romantisme a été extrêmement bref et nous sommes directement passés à la modernité. Adolescent, j'ai dévoré les textes de Mariano José de Larra. À travers mon éducation parentale, j'ai baigné dans une culture romantique et Mittel-Europa. Je ressens très fortement cette inspiration, je ne cherche en aucun cas à réagir contre les sentiments que véhiculent un courant artistique comme le romantisme. J'essaie de reproduire la lumière des tableaux de Goya, le clair obscur claro oscuro de Vélasquez, ou bien l'horreur des gris de Guernica de Picasso…
Le cinéma est un domaine qui vous intéresse ?
On m'a proposé il y a quelques années de réaliser un film autour de la pièce de Calderón, La Vie est un songe. J'imaginais une action éclatée en plusieurs lieux : New York, Londres, Berlin, Buenos Aires etc. Le projet a échoué car je n'arrivais pas à organiser les scènes et les répliques…
Quel souvenir gardez-vous de la réception houleuse de votre Ballo in maschera au Liceu en 2000 ?
L'idée principale de cette production était de parler de la transition qui s'est faite en Espagne, entre la dictature de Franco et la démocratie. Les masques renvoient aux mensonges de la politique et le fait de montrer au lever du rideau des politiciens assis sur des toilettes, dans leur plus simple appareil, a provoqué de vives réactions. J'avais comme référence certaines scènes de Buñuel et j'ai été le premier étonné quand certains spectateurs en sont presque venus aux mains dans la salle. Mon fils venait de naître, j'avais l'impression de flotter très loin de tout ça. À cette époque, le Liceu était pour moi un véritable laboratoire pour la mise en scène. Des gens comme moi ou Claus Guth, Stefan Herheim, Andreas Homoki ont réussi à donner un grand coup de pied dans la fourmilière.
Vous vous intéressez à l'opéra contemporain ?
Je ne monte pas suffisamment d'opéras contemporains et je le regrette. Il y a eu récemment Hanjo de Toshio Hosokawa à la Ruhrtriennale, sur un texte de Mishima. J'ai imaginé ce spectacle comme le tracé d'une ligne épurée, une note unique et sostenuto. Cette économie de moyens a surpris une partie du public, habitué à mon travail mais malgré cela, le spectacle a recueilli un énorme succès. Le public réagit en consommateur, ils attendent d'un artiste qu'il fonctionne comme un produit manufacturé ; il faut pouvoir être identifié et entrer dans une case…
Y a-t-il des opéras que vous ne souhaitez pas mettre en scène ?
Il y a quelques années, on m'a proposé Werther et j'ai décliné poliment. Musicalement il y a des musiques que j'adore, comme Rossini, Donizetti etc., mais je n'ai aucune idée de la façon dont je pourrais les mettre en scène. C'est une question de goût personnel. On m'a proposé à deux reprises de monter Lucia di Lammermoor. J'étais intéressé mais je ne me sens pas assez proche de ce monde et de cette conception-là de l'opéra. C'est comme en littérature, je dois partager quelque chose avec l'écrivain sinon ça ne fait pas sens.
Comment procédez-vous pour choisir un opéra ?
J'écoute toujours la musique dans un premier temps. En écoutant, j'imagine ce qui pourrait se passer sur la scène. J'ai longtemps refusé de monter le Trouvère de Verdi ; finalement, je l'ai mis en scène comme un grand oratorio. Sur le plan personnel, Verdi traversait une période tragique au moment de la composition du Trouvère : La perte de sa mère, suivie par la disparition de Cammarano, auxquelles venaient s'ajouter des soucis financiers. J'ai voulu faire quelque chose d'uniformément noir, en rapport avec la nuit.
Comment est né l'idée de mettre en scène les Soldats de Bernd Alois Zimmermann ?
Andreas Homoki me l'avait demandé à Zürich il y a une quinzaine d'années. J'étais déjà passionné par Jakob Lenz, j'avais lu ses poèmes, ses lettres en traduction française… J'ai été très surpris et fasciné de découvrir après coup que quelqu'un avait écrit un opéra d'après les Soldats. Paradoxalement, je trouve chez Lenz une forme de moralisme qui n'existe absolument pas chez Zimmermann.
Pourquoi cette allusion à Brian de Palma dans la dernière scène ?
Je voulais une image liturgique et très symbolique, d'où l'idée du sang versé sur Marie. L'allusion à Carrie de Brian de Palma, étrangement j'y ai pensé après coup, ce n'était pas mon intention première.
Croyez vous en Dieu ?
Non, mais ma culture est profondément catholique. J'ai été quinze ans chez les jésuites…
Avez-vous l'impression de mettre les chanteurs en danger ?
C'est l'effet escompté mais en réalité je place autour d'eux ce que j'appellerais des "coussins de protection". Je suis toujours très proche d'eux, que ce soit lors des répétitions piano ou bien sur scène. J'ignore sincèrement comment je parviens à obtenir cette confiance qu'ils m'accordent.
Quels sont vos projets ?
Mon plus gros challenge actuel est Gianni Schicchi à la Komische Oper. Je veux réaliser un hommage à la comédie italienne de mon enfance, Alberto Sordi, Marcello Mastroianni etc.